"Fermeture" de London Calling
Après cinq années sur la toile, London Calling ferme ses portes. Toutes les infos par ici waiting for a light that never comes. ft Thomas 2979874845 waiting for a light that never comes. ft Thomas 1973890357
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waiting for a light that never comes. ft Thomas

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() message posté Mer 11 Mar 2015 - 15:12 par Invité
“ I don't 'suffer' from dyslexia. I live with it and work with it. I suffer from the ignorance of people who think they know what I can and cannot do. ”    Ma première semaine à Londres était identique à un rêve éveillé, j’étais confus par l’agitation qui m’entourait. Les visages familiers se succédaient sous mon regard meurtri, mais je ne reconnaissais pas ces personnes. Je n’étais pas à ma place ici. Je me noyais dans les fumées empoisonnées d’une réalité illusoire. Les appartements luxueux d’Olivia ne correspondaient en rien aux schémas que j’avais imaginé pour notre couple, et je réalisais avec effarement que malgré toutes ces années d’amour et de mariage, nous n’avions jamais vécu ensemble dans un contexte autre que celui de la guerre. Les bombardements des kamikazes avaient bercé notre histoire tout le long. C’était une flamme entière et passionnée qui prenait fin à chaque alarme militaire. Je déglutis avec difficulté. L’air me manquait à nouveau. Ma douleur était inexprimable, physiquement je pouvais tolérer toutes les injures et les violences possibles et imaginables, mais il me semblait que cette sensation d’oppression ne me quitterait jamais.  Il y avait toute cette frustration refoulée qui remontait à la surface à chaque fois que je m’avançais dans l’allée du parc de l’université. J'avais essayé de me conformer aux exigences de l'armée mais ce premier cours de littérature était une vraie plaie ! C’était un sentiment terrible, presque paralysant. Programme de réinsertion des soldats américains, mon cul ! Mes jambes flageolantes s’écrasèrent douloureusement contre les escaliers de l’entrée. Je ne voulais pas me dévoiler face aux autres. Je ne voulais pas parler de ma séquestration ni exposer ma dyslexie. Mes réflexions cheminaient autour de ma tête comme des ombres maléfiques. Je n’étais plus moi-même après quatre ans de tortures et d’humiliation. Mes anciens progrès en lecture et en écriture s’étaient évanouis - et j’étais redevenu le gosse de riche incompris qui se faisait scolariser à domicile à cause d’une phobie des livres infondée. Tout à coup, après des années de dormance, mes cris, mes appels et mes pleurs raisonnaient dans mon âme déchirée. Connerie de merde ! Les rayons du soleil éclairaient les longs couloirs du bâtiment, mais je ne voyais que l’obscurité qui envahissait mes souvenirs. Chaque pas me renvoyait immanquablement vers mon cachot souterrain. Je pouvais sentir mes vêtements suintants enlacer ma peau frissonnante avant d’être complètement submergée par les coups de fouet et les écorchures de poignards.  Je voyageais au sein de la nuit afin de retrouver les fantômes soupirants d’un soldat à l’agonie. Ce soldat c’était moi.

Après une présentation formelle et quelques regards échangés avec le doyen de la faculté, je fus conduis vers un amphithéâtre à l’autre bout du campus.  Je serrais mes poings avant de m’asseoir dans un siège au fond de la salle. Le chaos était encore indéchiffrable, mais je connaissais déjà le gout acide de la déception. Il ne me quittait jamais. Parfois, je ressentais le manque de la bataille ou de mes longues veillées nocturnes dans le désert d’Afghanistan. Inconsciemment, mon esprit était tout le temps à l’afflux de la cible. Mes mains tremblaient en imaginant la détente claquer sous la pression de mes doigts experts.  Ma nostalgie exprimait les remords d’une existence que j’aurais pu mener  jusqu’à damnation. Je me demandais si le corps des marines américain m’accepterait encore sur le front ou si je n’étais plus qu’une pièce rouillée qu’il fallait remplacer de toute urgence. Je soupirai en sortant un stylo de ma poche. Je n’avais pas pris la peine de ramener de fournitures scolaires. Après tout, il s’agissait d’un cours pour la forme. Je devais y penser comme à des heures de travail d’intérêt général pour ne pas sombrer dans la folie. Mes yeux pâles se baladèrent dans l'immensité de la pièce poussiéreuse, et je remarquai la touche sophistiquée qui caractérisait tant l’architecture londonienne. J’acquiesçai de la tête tout en continuant mon inspection des lieux, lorsque mon regard imperturbable se posa sur une silhouette filiforme devant le tableau. C’est ça mon professeur particulier ? Il est si jeune. Quand est-il entré ? Il sent la cigarette à des kilomètres. Ses lèvres violacées se courbent bizarrement en ma direction. Est-ce du dédain ? De l’arrogance ? Bon Dieu, je veux tellement fumer. Je pris une grande inspiration avant de me redresser brusquement, le torse bombé, les épaules larges et le visage hautain.  « Capitaine Von Ziegler, sniper de l’équipe alpha Afghanistan! » Tranchai-je d’un ton sec en faisant un salut militaire.
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() message posté Ven 13 Mar 2015 - 0:06 par Invité
Je soupirai en repensant à la voix désagréable du doyen m’annonçant la nouvelle. A la satisfaction qu’il n’assumait pas pinçant ses lèvres en un demi-sourire à la fois navré et enchanté. Je n’avais jamais aimé ce type. Suffisant et rancunier. En plus de ça, il était petit : cela me forçait à le mépriser à chaque fois que je baissais les yeux sur lui. Mais il me rendait bien cette animosité. Thomas, m’avait-il dit, j’ai du travail pour toi. Une phrase assez banale, me direz-vous. Et c’est ainsi que l’on m’avait assigné le rôle que tous les profs de la fac redoutaient le plus : s’occuper de la réinsertion sociale. Les gens sortaient du lot et on voulait les remettre dedans coûte que coûte. Jusque-là, rien de très surprenant. Et puis on m’avait décrit mon élève : un soldat d’une trentaine d’années avec un nom vaguement germanique, ayant passé je ne sais plus combien de temps en Afghanistan. Présumé mort, et retrouvé en début d’année. Tout un programme. Mais j’avais tiqué rien qu’au mot « soldat ». Je n’aimais pas les soldats. Peut-être que je généralisais. Sûrement, même. Mais c’était une aversion presque automatique – un refus d’autorité machinal et éternellement logé dans mes membres et mon esprit. Et je me retrouvai là, assis derrière le bureau de l’amphi vide, avec pour seul compagne l’image un peu estompée du sourire de cet idiot de doyen. Je regardai l’heure : j’étais en avance. Vingt bonnes minutes. On nous avait fourni l’un des derniers amphis de la fac, ceux que personne ne trouve jamais et qui n’accueillent que des cours improbables. Je secouai la tête, déjà las et engourdi par le silence et l’isolement. Je sortis une cigarette et l’allumai, posant mon menton entre mes bras croisés sur le bureau. Et j’attendis. Le temps me semblait long. Le cours ne durait qu’une heure, mais je savais déjà qu’il serait un calvaire, alors je préférai fumer dès à présent pour ne pas être tendu à l’arrivée du fameux soldat. Je n’avais rien pris pour faire cours. Je ne l’avais même pas préparé. J’avais juste dans mon sac des copies fraîchement écrites par mes étudiants et quelques livres divers. Ce n’était pas faute d’y avoir pensé, mais rien ne m’était venu à l’esprit pour présenter au soldat quelque chose de construit. Je ne savais pas qui il était. Je m’en moquais profondément. Mieux valait ne rien engager dès le premier cours, à part une discussion qui nous mènerait Dieu savait où. Au fond d’un tunnel humide. Je préférai voir le mal plutôt que d’imaginer le bien.

J’écrasai mon mégot contre le bord de la poubelle et le jetai ensuite à l’intérieur, pensif. Je n’hésitai pas à me coucher complètement sur la table et à fermer les yeux, mais ceux-ci me faisaient terriblement mal. Ils semblaient vouloir sortir de leur orbite et rouler jusqu’au sol. Des picotements désagréables le long de ma colonne vertébrale me réveillaient à chaque fois que la fatigue réussissait à prendre le dessus. Malheur. J’étais donc piégé dans un entre-deux misérable et ma propre respiration rauque me gênait pour retrouver une sérénité de façade. Je sentis l’air ambiant paralyser mes mains dans un froid amère et sec. Je n’avais pas envie d’être ici. Le doyen le savait, que ce n’était pas mon truc. Mais il avait jugé sa pitoyable vengeance personnelle contre mes manières détestables beaucoup plus importante que le bien-être et le retour à l’équilibre d’un homme brisé. A chacun ses priorités. A chacun sa conscience. Celle du doyen devait être blanchâtre, ne s’avouant pas ses petits défauts venimeux. La mienne était déchirée : je n’avais plus rien dessus car tout passait à travers. Et celle de notre soldat, alors ? Probablement rouge et noire. Très rouge au début, et à présent complètement noire. Mais j’allais pouvoir en juger par moi-même. J’entendis la porte s’ouvrir et soulevai lentement la tête comme un chat dérangé dans sa sieste. J’observai le nouvel arrivant. Celui-ci s’installa au fond de la salle et scruta les murs avec attention. Je le toisai de loin. Il ne m’avait pas vu, mais moi oui. Il semblait presque perdu : son stylo entre les doigts, son dos courbé et son air hagard lui donnaient une allure tout à fait particulière. Comme figé dans un temps à présent révolu. Je me levai souplement, sans un bruit, le fixant toujours et attendis qu’il me remarque. Ce ne fut pas long : ses yeux se posèrent sur moi et je penchai la tête en plissant les miens d’un air sombre. Salut, pensai-je dans ma tête, mais les mots ne suivirent pas. Je n’allais pas être aussi familier dès le début. Je me mordis discrètement la lèvre inférieure et fronçai les sourcils, sceptique. Oh, non. Pas sceptique. Pas encore. Le scepticisme est venu à la seconde suivante, lorsqu’il se redressa brusquement et clama quelques mots d’un ton sérieux qui m’épuisa immédiatement : « Capitaine Von Ziegler, sniper de l’équipe alpha Afghanistan ! » Il me fit un salut militaire et je haussai les sourcils avec surprise. On ne m’avait donc pas menti. C’était bien un soldat avec un vague nom germanique. Et un accent américain en prime. Je murmurai discrètement un « repos, soldat » avant de lui répondre en imitant ironiquement son geste. Mais le mien fut mou et clairement moqueur, et je laissai retomber mon bras le long de mon corps dans un mouvement aboulique. « Thomas Knickerbadger. Prof de litté … ici. » J’haussai les épaules avant de me décoller du mur pour m’approcher enfin de lui. Il avait le teint pâle et la barbe taillée. Lui non plus, il n’avait pas envie d’être assis là, il n’avait pas envie de me connaître et de parler littérature. Si je revenais de la guerre après avoir été rayé de l’existence pendant quelques années, je ne mettrais pas tous mes espoirs dans la littérature. C’était quelque chose de si humain. Et à la guerre, on avait oublié ce qu’était l’humanité. On ne pouvait plus comprendre ce qu’il y avait dans les livres.

Je m’assis dans la rangée qu’il avait choisi, laissant une place vide entre nous et m’accoudai à la table, posant mon menton sur ma paume ouverte. Ma main blessée vint quant à elle glisser dans mes cheveux avec nonchalance et je me grattai le crâne pour signifier ma perplexité. Nous étions tellement différents. Et pourtant, chacun de notre côté, nous semblions ne plus aspirer à rien. Peut-être que c’était notre récompense. Peut-être que l’enfer ressemblait à une salle de classe vide et une horloge qui ne voulait plus avancer. Oh, mais j’oubliais presque : lui, l’enfer, il l’avait déjà connu. Bon retour sur Terre, Capitaine, tu vas voir, c’est un vaste champ de mines ici aussi. Certes plus métaphorique, mais on finit vite par y suffoquer. « C’est quoi votre prénom ? Je doute réussir à vous appeler Capitaine Von Ziegler jusqu’à notre dernier cours. » On me l’avait dit, son prénom. On m’avait montré sa photo et on m’avait indiqué une démarche à suivre. Un programme. Un fil conducteur. Des œuvres à lire. Mais cela m’était sorti de la tête. Cela m’avait paru complètement absurde. Et quand je l’observais, son pauvre stylo à la main, je doutais qu’il en ait vraiment quelque chose à foutre, du programme. En avait-il encore quelque chose à foutre de la vie en général ? Sa conscience était rouge, noire, complètement brûlée, et on avait dispersé les cendres à un endroit qu’il voulait oublier. « Le dernier livre que vous avez lu, c’était lequel ? On va partir de là, ce sera plus simple. » Ma question était simple. Qu’il pose son stylo, il n’en aurait pas besoin aujourd’hui. Réinsertion sociale. Une belle arnaque maquillée derrière un nom diplomatique. Ce type m’avait fait de la peine à l’instant même où je l’avais vu entrer dans l’amphithéâtre. Son regard sombre et meurtri n’arrangeait rien. On a établi un programme pour que le cours soit plus facile à construire, histoire que vous réussissiez à suivre un fil rouge, m’avait dit le doyen. Et j’avais penché la tête d’un air navré en pensant que le seul fil rouge qu’il parvenait à suivre, c’était celui s’échappant de la gorge de ses frères d’armes, à l’agonie derrière des rochers, et que celui-ci l’avait conduit au fond du cachot qui l’avait fait disparaître de la réalité. Mais j’étais peut-être à côté de la plaque. Vous savez, j’étais trop dans les généralités.
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() message posté Ven 20 Mar 2015 - 1:11 par Invité
“ I don't 'suffer' from dyslexia. I live with it and work with it. I suffer from the ignorance of people who think they know what I can and cannot do. ”    Le jeune professeur de lettre avait subitement envahi mes pensées. Ce fut sa posture élancée et son allure négligée qui me plurent en premier. Je pouvais noter malgré l’étrangeté de son expression qu’il se donnait du mal pour rester poli. Sa bouche bleutée par les infusions de nicotine me séduisait. Je voulais moi aussi colorer mes gencives de cette teinte glacée et m’évaporer au gré des fumées grises et fluctuantes. Je voulais échapper aux péripéties dramatiques de mon existence l’espace d’une seule cigarette.  Ainsi, peut-être pourrais-je enfin trouver un peu de répit.  Je le fixais sans bouger. Mon corps était figé en dehors du temps, mais je laissais ma main fatiguée tomber ballante le long de mon torse. « Thomas Knickerbadger. Prof de litté … ici. » Je ne le connaissais pas et pourtant je pouvais percevoir les derniers vestiges  de mon âme pathétique choir au fond de ses iris. Il se moquait de l’armée, cependant il émanait de sa personne un certain flegme, quelque chose qui me paraissait sombre et apaisant à la fois. Il venait d’un monde différent du mien, peut-être que nos contrées étaient si éloignées qu’il me serait impossible de communiquer correctement avec lui. « C’est quoi votre prénom ? Je doute réussir à vous appeler Capitaine Von Ziegler jusqu’à notre dernier cours. »Je me dégageai des gradins de l’amphithéâtre avant de m’avancer vers lui sans aucune restriction. Prof de litté, ici. Il coupait les mots sans dénaturer leur valeur, contrairement à mes balbutiements incertains lorsque je lisais. Prof de litté, ici. Il me semblait qu’il louait l’éclat maussade et envoûtant de la pièce. J’haussai les épaules à mon tour en comblant l’espace vide qui nous séparait. Je voulais qu’il rencontre l’obscurité effrayante qui voilait mon visage. Je voulais qu’il ancre ses yeux innocents sur chaque courbure de ma mâchoire creuse.  Mon esprit était troublé par la maladie sans que je parvienne à me repentir. Il devait savoir que je portais au sein de mon cœur les séquelles horribles de la guerre. Il devait savoir qu’il ne fallait pas me tenter, car derrière ma plastique squelettique et si peu avantageuse, se cachait le diable et une colère sourde que je ne savais toujours pas où diriger. Devais-je blâmer le destin ? Le drapeau américain ? Les déserts Afghans ? Olivia et ses amants versatiles ? Je joignis les mains avant de soupirer.  « Isaac. » Je prononçais ce mot avec beaucoup de retenue avant de fermer les yeux. Je pouvais sentir le sol mouillé et l’odeur moisie des murs s’immiscer dans mes souvenirs. Il y avait certaines parties de mon histoire que j’avais gardé secrètes – comme si exposer la terrible réalité de mon isolation risquait de m’ôter le peu de respect que je pouvais encore susciter chez mon entourage. La nuit, lorsque l’ambiance de mon lit se faisait solitaire et mélancolique, lorsque mon corps suintait contre les draps en soie brodée, je réalisais que ma douleur était infinie.  Je n’en voyais pas le bout. Chaque dernière goutte, emplissait la coupe. Je tremblai de froid en postant mes mains sur mes cuisses en silence. « Le dernier livre que vous avez lu, c’était lequel ? On va partir de là, ce sera plus simple.» Je commençais à ressentir l’angoisse de l’écolier m’envahir. Etais-ce une blague de mauvais gout ? Pensait-il que je me faisais livrer le journal chaque matin dans mon souterrain pourri ? Ou peut-être croyait-il que les talibans avaient aménagé une bibliothèque spéciale pour que je puisse me relaxer après plusieurs heures enchainé au mur ? J’essayai d’ouvrir la bouche mais ma gorge se serra douloureusement. Ses cernes me paraissaient plus sombres, plus inquiétantes que les miennes, et pourtant il ne montrait aucun signe de trouble psychologique quel conque. Il devait être tout simplement taré. Je me redressai en le regardant de haut. « Je n’ai pas eu le temps de lire ces quatre dernières années. » Sifflai-je d’un air mauvais. « J’ai été rapatrié il y a quelques mois mais les médecins ont jugé qu’il était plus judicieux de m’hospitaliser, plutôt que de me donner des exercices de lecture. » J’écrasai  mes doigts contre le rebord rugueux de la table avant de froncer les sourcils. Je suis dyslexique, ducon ! Je retins mes pulsions en pianotant dans le vide.  J’essayais de bien me tenir, vraiment, mais il m’était difficile de résister aux appels du vice face à son manque de tact. J’étais une bombe à retardement et les souffles réguliers de sa respiration ne faisaient que me rapprocher de mon échéance fatale. Je voulais volontairement lui exploser en pleine gueule. Mais à chaque fois que son côté si noble, si insouciant, et si intelligent remontait à la surface je m’empressais de m’enfouir derrière les voilages du silence. Ce que j’éprouvais en cet instant, constituait pour moi une vraie torture. Je ne pouvais pas me forcer à lui sourire car les vibrations de sa voix oppressante continuaient de raisonner aux creux de ma raison. Le dernier livre que vous avez lu – Non, je ne suis pas capable de comprendre et de partager la beauté de littérature. Non, je ne lis pas pour le plaisir. Mon esprit couvait depuis toujours une angoisse de l’école. Je dissimulais mes faiblesses en usant de stratégies de compensation ingénieuses. Mon éloquence à l’oral détournait l’attention de mes camarades de classe, mais la frustration d’être différent ne me quittait jamais. Une fois, mon blocage s’était manifesté devant les amis officiers de mon père. J’avais pour habitude de préparer à l’avance mes textes de cours, mais il m’avait pris de court pendant un diner d’affaires en me demandant de lui lire un extrait du discours du président Bush. Je regardais les lettres se confondre sur le papier sans savoir en distinguer les formes biscornues. A ce moment, la déception vindicative que je pouvais presque palper dans son regard m’avait tétanisé. Bon à rien. Espèce d’animal. Tu n’es pas mon fils. Ses lèvres closes me criaient les vérités que je refusais de voir en face. Ces mêmes lèvres qui n’avaient jamais esquissé le moindre signe d’affection à mon retour du front.Je me raclai la gorge afin de chasser mes pensées. « La première lettre de ma femme. » Finis-je par répondre. « Je la lisais avant chaque mission. » J’avais promis à Olivia de faire un effort pour m’intégrer dans la société. Je ne voyais toujours pas comment ce programme pouvait m’aider à oublier mes humiliations passées, mais je devais au moins essayer.  
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() message posté Dim 22 Mar 2015 - 20:36 par Invité
« Isaac. » Mes lèvres se pincèrent en un discret sourire. J’avais l’impression de lui avoir ouvert la gorge pour plonger ma main à l’intérieur et en sortir ce simple prénom entre mes doigts ensanglantés et visqueux. Je hochai la tête avec détachement. Isaac ce sera, donc. Il devait abandonner son costume de soldat : ici, tout le monde faisait la guerre. Je suivis la courbe de ses joues osseuses et penchai la tête, croisant les doigts avec nonchalance. Isaac Von Ziegler. Je sentis le filet se refermer sur nous : nous étions à présent liés à jamais dans l’enceinte de cet amphithéâtre oublié. Mieux valait commencer à l’apprécier le plus rapidement possible. Mais c’était si dur de le faire. C’était si dur de renier ma nature antipathique, juste parce qu’on m’avait forcé à parler avec ce type. Je ne pouvais pas perdre mon travail à cause de lui. Mais la curiosité spontanée d’un étudiant lui manquait cruellement. Je regardai dans ses yeux et j’observai un vide monstrueux. Ça t’étonne, Thomas ? Une voix moralisatrice dans ma tête me soufflait cette simple question. Non. Je n’étais pas étonné par cette absence de vie dans ses traits. Il était éteint. Et ils m’avaient demandé de le rallumer. Moi, le type le plus sombre de toute l’université. Moi, l’ampoule grillée de service. Ils n’avaient donc aucun scrupule. Tu es un professeur compétent, c’est ce qu’il lui faut. Le doyen, à nouveau, résonnait à son tour dans mon crâne et je lui ordonnai de se taire en fermant les yeux, excédé. Il avait peut-être raison. J’étais peut-être un bon prof. Il n’empêche. Je n’enseignais pas la littérature à des cadavres.

« Je n’ai pas eu le temps de lire ces quatre dernières années. » J’eus envie de lever les yeux au ciel mais me retins de justesse, le fixant sans ciller. « J’ai été rapatrié il y a quelques mois mais les médecins ont jugé qu’il était plus judicieux de m’hospitaliser, plutôt que de me donner des exercices de lecture. » Son ton nerveux et son ironie m’agacèrent instantanément. Je n’allais pas pouvoir rester impassible. J’avais envie d’être cinglant et désagréable. Mon allure négligée le provoquait presque. Misère, et dire que j’avais fumé une clope cinq minutes avant : voilà que j’en voulais une nouvelle, tellement sa réplique m’avait tendu. Le manque en plus pour me donner cet air de chat errant, et c’était certain qu’il allait me détester dans quelques secondes. Je me raclai la gorge et me redressai pour me pencher vers lui. « Je sais que vous ne voulez pas être ici. » Je l’avais deviné dès le départ : entrer dans une salle de classe et ne pas faire attention au professeur déjà présent, c’était presque un acte manqué. « Je sais que vous avez fait la guerre. Et je sais aussi que le programme de réinsertion sociale est une vaste connerie. » Ma voix se fit de plus en plus grave. « Devinez quoi Isaac : moi non plus, j’ai pas envie d’être ici. Mais je suis, tout comme vous, forcé de venir pour vous faire cours. Je ne vous demande pas de m’apprécier, j’ai plus l’habitude du contraire de toute façon. Mais vous devez faire des efforts. Sauf si vous voulez que l’on se tourne les pouces pendant une heure en fumant des clopes, mais l’administration finira par s’en rendre compte. » Je fermai les yeux durant une lente seconde. Thomas, tu es trop cinglant. Mais au fond, je m’en foutais. Si c’était ma désinvolture qui pouvait venir à bout de sa souffrance, eh bien soit. Je n’allais pas m’en priver. Ne crois pas que ton statut de soldat ait le moindre impact sur moi, Isaac. Tu étais mort, et tu prouves au monde à quel point renaître n’a aucun sens. Mais, malgré cela, préfèrerais-tu retourner en Enfer ? Alors on m’avait assigné la tâche de lui tendre ma main moite pour qu’il se hisse jusqu’au commun des mortels et qu’il retrouve son existence monotone. Mais le choix restait le sien : je n’avais aucune envie de me battre contre un esprit borné. Je n’avais pas la force de le faire. Et c’était un choix difficile : il avait laissé son âme dans ce cachot humide. S’il attrapait ma main, il savait qu’il la laissait là-bas. Qu’est-ce qui était préférable : un corps dénué d’âme ou un esprit piégé à jamais en Enfer ? Oh, c’était difficile. Notamment parce que c’était un choix qu’il devait faire seul.
Et il paraissait déjà si seul.

Il finit par reprendre la parole. « La première lettre de ma femme. Je la lisais avant chaque mission. » Je plissai les yeux, attentif. C’était mieux que rien. Partons sur la lettre. Partons sur un texte que je ne pourrai jamais lire, sur une femme que je ne verrai jamais, sur un sentiment que je ne pourrai jamais connaître. Avançons-nous dans le brouillard, puisque tu as décidé de saisir ma main froide. A nouveau, je me rendis compte de l’ironie de la situation. J’étais le type le moins empathique au monde et il me demandait déjà de lui ouvrir le cœur pour disséquer ses émotions. Je laissai apparaître un mince sourire courtois au creux de mes lèvres. Mais les idées ne tardèrent pas à surgir dans mon esprit. J’ancrai mon regard dans le sien. « Pourquoi ? Ça vous rassurait ? » J’avais toujours trouvé étrange la manière qu’avait l’amour de prévenir les plaies les plus graves. On se préparait à mourir, et il venait nous rappeler qui on laissait derrière. Peut-être que ma question était déplacée. Pour moi, ce n’était pas le cas – ou en tout cas, je ne considérais pas cela comme un problème. Son choix était si personnel. Il me forçait à quitter mon objectivité d’analyste pour me plonger vers lui et le guider parmi les épaves qui constituaient à présent son existence. Il brisait la frontière avant même qu’elle ne soit établie. Ce type avait vraiment oublié ce que c’était qu’enseigner et apprendre. Et peut-être que c’était ça qui allait déclencher en moi un semblant d’empathie envers lui. « Qu’est-ce qui vous émeut le plus lorsque vous la lisez ? » Je laissai mon dos retomber sur le dossier de ma chaise, comme pour prendre du recul sur lui. « Vous pouvez la réciter, si vous la connaissez. Parfois, ça aide. » J’improvisai totalement. Il avait décidé de tordre les règles en me proposant ce fragment si subtil de lui-même. Mais était-il si différent de l’auteur torturé qui ne parvient plus à écrire ? Ou bien de celui qui, ayant vécu une existence si éprouvante et infernale, produit un chef-d’œuvre ? On me demandait d’analyser l’artiste, et non ce qu’il produisait, certes. Pourtant, quelle importance ? C’était ça, ou rien. On était piégés dans cette cage tous les deux pour une durée indéterminée. Autant commencer tout de suite à se contenter de ça.
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() message posté Lun 23 Mar 2015 - 13:17 par Invité
“ I don't 'suffer' from dyslexia. I live with it and work with it. I suffer from the ignorance of people who think they know what I can and cannot do. ” J’ignorais absolument la raison de ma présence en compagnie de cet esprit noir et flegmatique. Thomas ne semblait pas être un homme conciliant. Au-delà de sa bonne figure et de ses efforts de politesses, je pouvais percevoir tout le dédain qu’il me portait. Après tout, j’étais le défenseur d’une cause perdue. Peut-être pensait-il, que je n’étais qu’une épave vacillant au gré d’une mer déchaînée et violente. Et il avait sans doute raison ; je portais en moi le chaos de la guerre. J’étais mort mille fois avant de renaître de mes cendres. J’étais avide de tristesse et de désespoir. Je me languissais secrètement des couleurs sombres du sang fermenté et de la douceur de la détente de mon fusil de pointe. Regarde-moi, je suis incapable de chasser mon naturel meurtrier ; alors tes livres à la con et tes bonnes paroles ne sont qu’un ramassis de conneries à mes yeux. Je ne voyais pas l’intérêt de nourrir mon âme, lorsque cette dernière était trop atteinte par le mal pour comprendre les subtilités de la poésie. Les effluves de la cigarette me hantaient toujours. Putain, sortons fumer je suis sûr que nous pourrions devenir bons amis ! Un frisson parcouru mes bras squelettiques mais je n’osais toujours pas lui dévoiler ce versant de ma personnalité – car en plus d’être brisé et malheureux, j’étais désespéré de vivre dans la monotonie. J’avais un besoin irrépressible de m’occuper la bouche avec une clope. Non. La clope ce n’est pas assez fort … Un whisky. Un soupir m’échappa tandis que je regardais les lèvres bouger dans le vide. «Je sais que vous ne voulez pas être ici. Je sais que vous avez fait la guerre. Et je sais aussi que le programme de réinsertion sociale est une vaste connerie. Devinez quoi Isaac : moi non plus, j’ai pas envie d’être ici. Mais je suis, tout comme vous, forcé de venir pour vous faire cours. Je ne vous demande pas de m’apprécier, j’ai plus l’habitude du contraire de toute façon. Mais vous devez faire des efforts. Sauf si vous voulez que l’on se tourne les pouces pendant une heure en fumant des clopes, mais l’administration finira par s’en rendre compte. » Sa voix grave et mielleuse, m’avait capturé. Je voulais ouvrir la porte de ma prison et enlacer à nouveau la liberté d’être à la fois révolté et condescendant, mais j’avais beau m’acharner contre la poignée lourde et ancienne, elle refusait de s’abaisser sous les pressions de mes muscles. Alors non, il ne savait rien du tout. Ma participation au programme de réinsertion des soldats, la guerre en Afghanistan, ma putain d’envie de claquer ma tête contre le mur … Il n’avait aucune idée. Je déglutis en lui lançant un regard noir. Alors comme ça il n’était pas content de venir en aide aux désabusés ? Intéressant. « Je comprends, monsieur. » Mon souffle brûlant se versait dans la pièce avant de mourir à quelques centimètres de ma bouche. Je pouvais sentir les retours de ma voix vibrer en écho au creux de mes oreilles. Je ne voulais pas lire – Ce n’était pas un caprice d’enfant. Je refusais tout simplement de me prêter aux jeux vicieux des lettres. Pourquoi les mots étaient-ils si fugitives ? Si illisibles ? Si insaisissables ? Je passai ma main sur ma barbe bourrue avant de lui adresser un hochement de tête. Oui, Monsieur le professeur. Ce pauvre homme est un animal blessé. Il mord par instinct, voilà ce que vous devez penser. Je plissai les yeux d’un air pensif avant d’esquisser un sourire un peu fou ; mais vous vous trompez, je suis un animal blessé qui mord pour le plaisir de satisfaire les ordres de ses commandants. Je suis né pour servir la plus grande puissance militaire du monde. Je me laissai tomber dans mon siège en levant les yeux vers le plafond. Les tirades passionnées de mon père jouaient sur les cordes de mon âme – il avait réussi à me manipuler au final. A présent je me sentais obligé d’admirer l’armée américaine par habitude.

«Pourquoi ? Ça vous rassurait ?» Je me retournai, surpris par l’intérêt soudain qu’il me portait. L’écriture d’Olivia se dessinait sous mes paupières closes, avant que je ne réalise toute le ridicule de la situation. « Qu’est-ce qui vous émeut le plus lorsque vous la lisez ? » Mon cœur s’affola dans ma poitrine. Je manquais certainement de profondeur car je ne m’étais jamais posé la question. En vérité, je ne faisais que me plier aux extravagances de mon cœur. Mais peu importe que cela fût étrange, stupide ou mal vu, ce réflexe romantique était réconfortant en temps de guerre. Olivia m’écrivait souvent et je lui répondais en adoptant un style trop complexe pour moi. Je m’inspirais de la bible et de mes camarades afin de faire honneur à la magnificence de mes sentiments. A l’époque, je pensais que c’était plaisant de surmonter ma dyslexie, mais cette illusion était fondée sur une simple analogie. Un éclair triste se dessina au fond de mes yeux creusés par la fatigue. « Je ne sais pas. » Hésitai-je en crispant la mâchoire. A quoi bon en parler ? Pour l’effort, pardi ! Je devais faire des efforts ! Je pris une grande inspiration en le regardant d’un air peu assuré. « Je l’avais apprise à force. Je pensais que je savais lire. » J’haussai les épaules avec désinvolture. Ce n’était pas l’amour qui parvenait à soulever les montagnes, mais l’illusion d’amour. J’avais survécu pour le mirage. En le voyant s’élancer entre les gradins, je n’avais pas imaginé une seule seconde qu’il puisse sauter à pied joint au fond de mon gouffre, mais il essayait de se donner bonne conscience, un truc de professeur sûrement. Sa bouche prononçait chaque mot avec une once de peine et de compassion, comme s’il était dérangé par ses mouvements, mais au bout de sa langue agile et de son éloquence surhumaine, il dégageait une froideur intense. «Qu’est-ce qui vous émeut le plus lorsque vous la lisez ? » Il recommençait à nouveau. «Vous pouvez la réciter, si vous la connaissez. Parfois, ça aide. » Faisait-il de l’humour ? Je fus tenter de rire mais mon visage n’était plus habitué aux excès de jovialité. Je restais de marbre, me moquant délibérément de ses questions, cependant je ne pouvais nier l’effet troublant qu’il avait sur mon esprit. Je me surpris à réciter la lettre d’Olivia en silence : ‘‘Isaac, j’étais si soulagée de recevoir ta dernière lettre que j’en ai pleuré pendant des heures… Je sais que tu vas me trouver incroyablement sentimentale et pas assez forte, mais ton absence me hante chaque jour… Ici, il n’y a rien de nouveau … Je compte les jours avant ta prochaine permission… Tu me manques plus que nécessaire… Je me sens idiote et fragile, mais je ne parviens pas à détourner mes pensées de toi. On se voit dans soixante-quinze jours… Sois prudent. Fais attention à toi. Je t’aime…’’ Pouvais-je lui avouer que j’avais résisté au tortures afin de tenir cette promesse ? soixante-quinze jours, puis cent jours, et ainsi de suite. Je me penchai mélancoliquement vers la table. « Ce qui aide ? A quoi ? » Soufflai-je avec lassitude. « Si je récite ma lettre à un inconnu je me sentirais mieux ? Vous pouvez me l’assurer ? » Je marquai une longue pause avant de soupirer ; « Monsieur. »

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() message posté Sam 28 Mar 2015 - 19:59 par Invité
« Je comprends, monsieur. » Je passai outre son ton hypocrite, renfermant toutes ses envies de m’éclater la tête contre un mur, mais ma mâchoire se crispa néanmoins en entendant ce simple mot : monsieur. Bordel, Isaac, t’es plus à l’armée. Lâche prise. Je soupirai pour tenter de me détendre et d’oublier son air désagréable. Impossible. Nous faisions partie de deux mondes opposés. Je doutais d’ailleurs qu’il ait un jour eu envie de faire partie du mien, mais aujourd’hui, c’était nettement le cas que non. En vérité, Isaac n’avait plus d’appartenance. Il était perdu entre les époques, dans la mince lamelle de vide qui s’étirait entre chaque seconde. Il était hors du temps et de l’espace. Il pensait peut-être s’accrocher à sa patrie, à sa fierté et à son pays natal, mais voilà qu’il se retrouvait dans une pièce immense, bien trop grande pour nous accueillir seulement tous les deux, à Londres, avec un type abject. Ce n’était probablement pas la vision que l’on avait d’une renaissance. Mais il devait s’en contenter. On ne renaissait pas vraiment, lorsque l’on me côtoyait. On apprenait simplement à vivre ce déchirement subtil entre l’abandon de la vie et la plénitude de la mort. Il fallait s’oublier. Je marchais lentement, je disparaissais derrière la fumée d’une cigarette, je m’asseyais sur les bancs et inspirais l’air de la ville en observant l’horizon pour m’oublier moi-même. Pour me détacher de moi-même et n’être plus qu’une essence volatile. On avait arraché Isaac de lui-même. Il n’était pas une essence, il était une flaque de sang car on lui avait enlevé sa peau pour écorcher son cœur. Et aujourd’hui, son corps en lambeaux n’arrivait plus à marcher. J’étais probablement trop dur avec lui. Mais il ne rencontrerait pas deux types comme moi. Je n’étais pas son psy, ni son rédempteur. J’étais son prof. Je n’étais pas là pour le soutenir, j’étais là pour le tirer de toutes mes forces vers le haut alors que ses jambes pendaient dans le vide. Ses efforts étaient nécessaires.

« Je ne sais pas. Je l’avais apprise à force. Je pensais que je savais lire. » Je fronçai les sourcils, perplexe. Je lui lançai un regard sombre et interrogateur. « Vous ne savez pas lire ? » Ma main tenait fermement la sienne, et pourtant il glissait vers l’ombre du néant. Un soldat américain doué et connu pour la précision de ses tirs, et il ne savait pas lire ? Je ne pouvais qu’être sceptique. Son esprit était donc encore plus étouffant qu’avant. Je plongeai mes prunelles dans les siennes. Je ne pus rien y lire, tant la route était sombre. Je croisai les doigts, pensif. « Je vous demande les sentiments les plus simples, Isaac. Ce n’est pas nécessaire de réfléchir. A quoi pensez-vous en premier lorsque vous revoyez ces mots dans votre esprit ? Quelle phrase vous plait particulièrement ? » A nouveau, je tâtonnais, et cette fois, j’étais sur la fameuse route, et je n’y voyais absolument rien. Dis-moi au moins l’amour ou le désespoir. Dis-moi quelque chose, car ta main glisse, Isaac. Ne prétends pas ne plus rien ressentir. Il m’était impossible de débuter un cours sur une œuvre qui lui était étrangère. Alors débutons sur ses propres choix. Débutons sur ses propres émotions. Vous ne pouviez pas faire lire à un Homme un texte en une langue qu’il ne parlait pas. Mais Isaac n’avait plus de patrie, plus d’axe, plus de croyance. Je ne pouvais rien lui faire lire, à part ce qu’il cachait au fond de lui derrière ses craintes et ses rancœurs. Je voulais me persuader qu’il y avait quelque chose au bout de cette route. Mais j’avais du mal à ne pas me méfier du vide, moi aussi.

« Ce qui aide ? A quoi ? Si je récite ma lettre à un inconnu je me sentirais mieux ? Vous pouvez me l’assurer ? » Je soutins son regard las sans broncher. Je laissai quelques secondes de silence passer. « Monsieur. » Je fermai les yeux, excédé. Ne réponds pas, Tom. Ne réponds pas, tu sais qu’il te provoque. J’ouvris de nouveau mes paupières. Il m’énervait. Je savais qu’il avait monstrueusement souffert, mais je ne l’avais pas vécu, on me l’avait raconté. Je ne pouvais qu’être détaché, pourtant chacun de ses mots était une violente claque censée me rappeler qu’il avait connu l’Enfer. Je le fusillai du regard : j’ai compris, putain. J’ai compris que tu ne te sentiras jamais mieux. J’ai compris que tu ne crois pas au pouvoir de la littérature et des mots. J’ai compris que tu me trouvais prétentieux et surfait, donnant de l’importance à des choses futiles, comme ces poèmes et ces textes condescendants, et trop peu à ce qui en méritait tant. Je ne voulais pas être ici. Il avait imprimé cette idée dans son esprit et allait me détester pour ça. J’étais d’un tel égoïsme. Je portais des jugements hâtifs sur les autres et je ne creusais pas leur âme pour trouver quelque chose sous la surface. Je m’arrêtai aux apparences, voilà tout. C’était ça qu’il imaginait ? Parce que je ne savais rien de lui et que je ne voulais rien savoir ? Pourtant, j’en faisais, des efforts. J’aurais pu être bien plus détaché que ça. Estime-toi heureux, Isaac : je pourrais être beaucoup plus cinglant. « Je lis souvent les livres à haute voix. Sûrement pour l’extériorisation ou une connerie du genre, mais j’ai l’impression de mieux m’imprégner des mots. De mieux les comprendre. » Je penchai la tête. « Vous dites l’avoir apprise et je ne l’ai pas sous les yeux. Cela me semble logique que vous la récitiez. Mais je ne suis pas à votre place. Je ne peux rien vous assurer et je ne peux pas vous forcer à le faire. De plus, vous me proposez un fragment si personnel de votre vie … Je comprendrai que vous gardiez le silence. » Je souris d’une courtoisie tendue. « Mais il faut commencer quelque part. Je ne fais que proposer des pistes. » Je n’en pouvais plus. Je sentis mon paquet de cigarettes dans ma poche et baissai les yeux, me laissant corrompre. Isaac avait les traits à la fois durs et fragiles. Il m’intriguait presque malgré moi et cela m’étouffait, quelque part. Comment rester l’être que j’étais face à un homme comme lui ? Je n’éprouvais pas souvent la pitié. Elle m’ébranlait bien trop car elle me rappelait des valeurs trop humaines et trop belles pour que je puisse les ressentir. Je le tenais fermement, mais il me tordait le poignet. Il allait le briser. Finalement, je ne tins plus et plongeai ma main dans ma poche pour y retrouver mes cigarettes et mes allumettes. Comble de ma désinvolture et de ma prétention, voilà que mon manque s’affichait et dictait mes gestes au moment le moins opportun. Je priai pour ne pas être tombé sur le légaliste de service. Et bordel, j’avais presque oublié qu’il avait fait l’armée. Tant pis. Je craquai une allumette et inspira le tabac, embrassant la fumée comme une vieille amie. Je fis glisser le paquet vers lui, une expression neutre sur mon visage. « Profitez-en, c’est gratuit et interdit. » Pas de sourire. L’humour froid de mon indifférence ? Non. Le marbre de ma décence et de mon respect que je tentais difficilement de garder entier.
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() message posté Mer 22 Avr 2015 - 19:03 par Invité
“ I don't 'suffer' from dyslexia. I live with it and work with it. I suffer from the ignorance of people who think they know what I can and cannot do. ” Mes souvenirs s’élançaient vers les voussures du plafond avant de s’évaporer comme de vulgaires filets de fumée. Dis-moi Thomas, quand tu croises le regard brisé d’un homme militaire, que penses-tu trouver ? Je n’ai plus de cause à défendre. On m’a volé mon identité, mon intégrité et mon sens de l’honneur. Ces murs qui nous enferment, ces lettres qui nous enchainent et ce tableau qui nous toise avec arrogance … Tu crois réellement que j’ai besoin de ça pour aller de l’avant ? Je ne trouverais certainement plus jamais le répit. Personne ne peut comprendre mes sentiments, et certainement pas un jeune professeur de littérature à l’allure déprimée. Loin de moi l’idée de te mépriser, mais rendons-nous à l’évidence tu as autant de carences alimentaires que moi. Je baissai lentement la tête afin de fixer mes doigts squelettiques. Je ressentais le besoin irrépressible de toucher mon visage, comme pour vérifier que le sang ne coulait plus sur ma peau, mais je me retins de peur de sombrer dans la folie. J’avais passé quatre longues années à définir les contours de ma mâchoire en tâtonnant dans le noir uniquement. Pas de miroir. Pas de vitre. Je n’étais qu’un ombre volatile qui peinait à reconnaitre ses traits lorsqu’elle avait le malheur de tomber sur une ancienne photographie. Je penchai la tête de côté en soupirant. Ma colère déferlait sur ma poitrine comme un feu puissant mais mon cœur s’était déjà consumé dans le chagrin. Concrètement je ne savais même plus où diriger mes rancœurs ; quels prétextes pouvais-je encore creuser pour justifier mon silence ? Dans quelle mesure serais-je toujours différent ? Je regardais les hautes colonnes de l’amphithéâtre. Elles étaient imperturbables face aux caresses violentes du vent. Tout comme moi, elles résistaient à la douleur, mais les piliers écorchés finissent toujours par tomber. Ce n’était qu’une question de temps.

«Vous ne savez pas lire ? » Il semblait surpris. Je fronçai les sourcils en joignant lentement mes mains sur mes cuisses. Le chaos cheminait autour de ma tête, animant mes sentiments de haine inhérents. Mon père m’avait rabaissé toute ma vie à cause de mon incapacité à discerner les différentes lettres de l’alphabet, et me revoilà aujourd’hui encore face à son expression décevante, tatouée sur les traits allongés de cet inconnu aux longs cils noirs. Je soupirai avec effroi ; en plus d’être snobe, Thomas semblait complètement insensible à mon histoire. Ne craignait-il pas que je me réveille de ma dormance ? J’étais assez brisé pour l’entrainer avec moi dans les brumes opaques et gloutonnes d’un monde à la veille de l’adieu. « Je suis dyslexique. » Déclarai-je de manière contiguë. Prononcer ces mots me coutait énormément. Je tentais de rester calme mais soudain, mes anciennes cicatrices se révélèrent sous l’éclat brûlant du jour. Je n’étais qu’un enfant dépassé par les blocages de son cerveau. Je ne l’avais pas fait exprès – l’ignorance était venu à moi et elle m’avait enlacé avec une poigne hargneuse et virulente. Un jour, je dépassais mes complexes mais le lendemain toutes les écritures se confondaient sous mes yeux. Je fermais les yeux afin de recentrer mes pensées mais sous les voilages obscurs de mes paupières, l’image émouvante de la guerre chassait tous les élans de ma raison. «Je vous demande les sentiments les plus simples, Isaac. Ce n’est pas nécessaire de réfléchir. A quoi pensez-vous en premier lorsque vous revoyez ces mots dans votre esprit ? Quelle phrase vous plait particulièrement ? » Je frémis en chancelant vers sa silhouette filiforme. Il essayait de m’aider, mais comment lui expliquer l’étendue de mon malheur si je ne parvenais pas moi-même à nommer l’origine de ma tristesse. Il ne pouvait rien extraire de l’ombre intérieure qui emplissait mes veines. J’étais une déception à moi tout seul, ce combat qu’il croyait mener à mes côtés n’était qu’une analogie de plus dans une monde cruel et sans principe. Je secouais frénétiquement la tête, faisant écho à ses paroles avant d’ancrer mon regard sur la naissance de son cou. Je voyais sa veine jugulaire palpiter mélodiquement sous une couche de peau très fine. On m’avait entrainé à remarquer ce genre de failles, alors je ne pouvais qu’imaginer mes griffes acérées lui arracher la vie. Putain Isaac, reprend-toi ! Tu es là pour Olivia. Tu as promis d’essayer. Je déglutis, résigné à répondre à ses interrogations mais les mots me manquaient. Ma gorge serrée refusait de ployer face à ses bonnes volontés. Je m’étais assez soumis durant ma captivité, j’avais assez donné. Je n’en pouvais plus. J’haussai mes épaules avec une lenteur extrême, comme si chacun de mes mouvements nécessitait un effort considérable. « Soixante-quinze jours. » Voilà la phrase qui me plaisait particulièrement. Soixante-quinze jours et la promesse d’un retour parmi les êtres vivants. Soixante-quinze jours et le rêve esquissé d’un baiser romantique. Soixante-quinze jours et les brasiers de mes flammes mêlés à la misère des déserts afghans. C’était deux univers bien distincts et pourtant liés par les existences éphémères d’une centaine de soldats dévoués et loyaux. Je les avais tous connus et ils étaient tous morts.

«Je lis souvent les livres à haute voix. Sûrement pour l’extériorisation ou une connerie du genre, mais j’ai l’impression de mieux m’imprégner des mots. De mieux les comprendre. Vous dites l’avoir apprise et je ne l’ai pas sous les yeux. Cela me semble logique que vous la récitiez. Mais je ne suis pas à votre place. Je ne peux rien vous assurer et je ne peux pas vous forcer à le faire. De plus, vous me proposez un fragment si personnel de votre vie … Je comprendrai que vous gardiez le silence. Mais il faut commencer quelque part. Je ne fais que proposer des pistes. » Il avait peut-être raison. Je m’obstinais à renoncer aux souffles de libération et de renouveau. J’étais toujours prisonnier, quelque part, au fond d’un cachot différent – celui du cœur. Ma femme m’avait oublié. Elle avait retrouvé un semblant de plaisir dans les fusions charnelles du corps et de l’indécent – exactement comme je lui avais demandé pendant mon séjour en Afghanistan. Je ne voulais pas qu’elle s’enferme dans le deuil d’un homme qui s’était détruit lui-même, cependant je ressentais toute l’injustice de mon amour pour elle. Ses actes de délivrances étaient les chants brûlants qui m’avaient fait mourir une nouvelle fois. Je détournai le regard vers les arcs du bâtiment et les valeurs matérielles qui m’entouraient. « Je ne lis pas les livres. Je récite les phrases des autres pour avoir l’air intelligent. Je ne m’imprègne pas, je ne comprends pas. Je suis le stéréotype du soldat américain avec tout dans le muscle. » J’esquissai une ébauche de sourire. « Je ne suis pas ironique. C’est la vérité. » J’écrasai mes doigts dans ma barbe naissante avant m’éteindre subitement. « Cher Isaac, je sais que tu souffres le martyre. J’ai vu toutes les horreurs de la guerre. J’ai vu les canons des fusils se diriger vers toi et les balles de plomb s’enfoncer dans ta chair maigre. L’odeur des urines des talibans qui imbibe tes vêtements sales et les crottes de rats qui jonchent sur le sol humide aussi. On t’a obligé à en manger ? On te fait mal pas vrai ? Je sais et je vois tout. N’aie pas peur de la mort, tu es grand et fort. Un jour tu me reviendras, dans soixante-quinze jours. Et si ce n’est pas le cas j’attendrais encore soixante-quinze jours et soixante-quinze jours, jusqu’à ce que l’éternité qui nous sépare finisse par rentrer en collision avec le monde réel. Je t’aime. Olivia. » Ma voix tremblait entre mes lèvres gercées. Je n’avais jamais reçu cette lettre – je l’avais inventé pendant mes pires moments afin de me raccrocher à un espoir quel conque. Mon esprit jonglait avec légèreté sur le fil d’une mer déchainée. C’est pathétique, n’est-ce pas ? Thomas se détacha de son siège avant de sortir son paquet de cigarette. Il coinça une première clope au coin de sa bouche avant de se retourner vers moi. «Profitez-en, c’est gratuit et interdit.» Un geste amical ? Je tendis les bras afin d’accepter son présent. J’en avais bien plus besoin qu’il ne semblait le croire. J’inhalai les fumées que ses poumons rejetaient avant de faire craquer ma propre allumette. Les poisons de nicotine et de goudron s’engouffraient dans ma poitrine avec puissance ; je retins ma respiration avant d’être pris par une forte crise de quinte. Un rire sonore m’échappa lorsque je relevai mes yeux imbibés de larmes vers son visage las. « Putain, même le tabac a changé depuis ma dernière permission ! » Je me raclai la gorge avant de tirer une deuxième latte. Je n’avais pas beaucoup fumé depuis mon retour. Je n’osais pas devant Olivia et toute sa famille. Je me repris lentement. « Je m’excuse, c’était inapproprié de jurer devant un professeur. » Articulai-je avec une pointe de dérision.

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() message posté Lun 4 Mai 2015 - 15:22 par Invité
« Je suis dyslexique. » Je plissai les yeux, sceptique. Et merde. C’était ça que j’avais oublié. Un soldat américain au nom vaguement germanique, et là, je revis le doyen claquer des doigts pour attirer mon attention avant que je ne glisse dans le couloir avec désinvolture : il est dyslexique. On me l’avait dit et j’avais oublié. Je vis dans le regard d’Isaac qu’il haïssait ce mot, cette idée, ce handicap. Qui pouvait le blâmer ? Il n’était pas tombé sur la bonne personne. Il allait peut-être devoir me le rappeler à chaque fois que l’on se verrait. Je restais le plus calme possible, mais chaque syllabe prononcée semblait montrer que nous n’allions pas dans la bonne direction. Y en avait-il une ? Je commençais à en douter fortement. J’étais un résigné, c’était dans ma nature d’abandonner, de voir l’échec avant les autres. Et Isaac était un échec. Malgré lui, certes, je ne lui en voulais pas, mais on me demandait de naviguer sur une épave et cela m’agaçait profondément. Sa dyslexie allait m’exaspérer car elle se présentait comme un défi que je ne voulais pas relever. Je n’étais pas un homme sympathique. Je forçais les gens à faire ce qu’ils n’avaient pas envie de faire sans éprouver de remords. Isaac était là et il ne méritait pas cela, mais je n'allais pourtant pas m'empêcher d'être désagréable. « Donc vous savez lire. Vous n’êtes pas aveugle. » Cela se surmontait. Difficilement, mais s’il n’y arrivait pas, c’était parce qu’il ne faisait pas l’effort nécessaire. J’étais professeur de lettres, j’avais vu passer des milliers d’élèves sous mes yeux, dont des dyslexiques, et le problème qui se posait était toujours le même : on ne réussissait pas si l’on était résigné à subir l’échec. C’était pour cette raison que j’étais à la place de l’enseignant et non celle de l’élève, d’ailleurs. Je leur apprenais à ne pas refaire mes propres erreurs. Isaac savait lire, il ne croyait simplement pas en ses capacités. D’autant plus qu’on lui avait retiré une large part de son humanité, là-bas, dans ce cachot. S’il n’arrivait ni à lire, ni à écrire, ni à parler, ni à sourire, ne devenait-il pas un vulgaire animal perdu dans le torrent de ses pensées violentes et sombres ? On m’avait octroyé le rôle de l’en empêcher. Et je savais comment faire. Je craignais simplement de me lasser avant de parvenir jusqu’au bout de la manœuvre.

« Soixante-quinze jours. » Je hochai furtivement la tête, sans émettre de commentaire. Ces quelques mots n’étaient pas dénués de profondeur. Ils étaient à l’image d’Isaac : dotés d’une étrangeté singulière, comme ce que l’on arrache à son contexte, à ses racines. Perdus au milieu du brouillard. Ayant un sens pour celui qui les prononce mais restant mystérieux pour celui qui les écoute. J’ignorais ce que cela signifiait. Une attente, peut-être. L’attente de sa femme. Une nouvelle pièce du puzzle que cet homme était. On me le présentait morceau par morceau : le naufrage remontant tant bien que mal à la surface et je m’efforçais d’y retrouver un semblant d’ordre. Sans succès. Soixante-quinze jours, oui. Il m’en faudrait plus pour le rendre humain à nouveau. « Je ne lis pas les livres. Je récite les phrases des autres pour avoir l’air intelligent. Je ne m’imprègne pas, je ne comprends pas. Je suis le stéréotype du soldat américain avec tout dans le muscle. Je ne suis pas ironique. C’est la vérité. » Il avait conclu sa déclaration sur un sourire discret que je remarquai tout de même. Il n’était pas ironique, mais l’existence l’était pour lui. A l’entendre, il ne valait rien, il n’était qu’une machine à tuer. Il avait oublié, lui aussi. « Je doute que tous les soldats américains aient vécu ce que vous avez vécu. » soufflai-je simplement. Il ne pouvait pas dire cela. Il ne pouvait pas penser qu’il n’était qu’un modèle parmi d’autre, comme un jouet dans un rayon au supermarché. « De plus, le stéréotype du soldat américain aurait gagné la guerre. » As-tu franchement l’impression d’avoir gagné quoique ce soit ? Qu’il y avait quoi que ce soit à gagner lorsque tu t’es embarqué dans cette épopée funeste qu’était la guerre en Afghanistan ? N’essaie pas de me faire croire ça. Je lis dans tes yeux que ce serait un mensonge. Je restai froid, sans sourire. Je ne voulais pas être conciliant, compréhensif ou généreux avec un homme comme lui. Cela n’allait pas l’aider. Il ne comprendrait pas mon amitié, de toute façon. Ma sympathie ne pouvait que le conforter dans l’idée qu’il avait raison, qu’il n’était qu’un bon à rien analphabète, un esprit mort dans un corps rouillé. Mais il avait tort. Il savait lire. Il savait rire. Il savait vivre. Il l’avait bien fait jusque-là. Il niait des évidences qu’on lui brandissait au visage. « Cher Isaac, je sais que tu souffres le martyre. J’ai vu toutes les horreurs de la guerre. J’ai vu les canons des fusils se diriger vers toi et les balles de plomb s’enfoncer dans ta chair maigre. L’odeur des urines des talibans qui imbibe tes vêtements sales et les crottes de rats qui jonchent sur le sol humide aussi. On t’a obligé à en manger ? On te fait mal pas vrai ? Je sais et je vois tout. N’aie pas peur de la mort, tu es grand et fort. Un jour tu me reviendras, dans soixante-quinze jours. Et si ce n’est pas le cas j’attendrai encore soixante-quinze jours et soixante-quinze jours, jusqu’à ce que l’éternité qui nous sépare finisse par rentrer en collision avec le monde réel. Je t’aime. Olivia. » J’expirai lentement l’air par le nez. Sa voix tremblait mais il semblait croire à ses mots comme à une prière. Il avait dû la lire de nombreuses fois, en cinq ans de captivité. Cette lettre était violente et douce à la fois. Elle voyait la vie au milieu de la mort, décrivant les deux avec précision, même si le texte était succinct. Quelques mots qui l’avaient maintenu en vie pendant toutes ces années. Je me penchai vers lui, lui jetant un regard profond. « Cette lettre est à votre image, Isaac. C’est une sorte de lueur au milieu du désespoir. » Avez-vous déjà parlé d’urine et de crottes de rats dans une lettre d’amour ? Moi non. Le fait est que je n’en ai jamais écrit. Mais j’en avais lu de nombreuses, et si parfois des mots semblables apparaissaient, ils avaient un rôle bien précis. Ici également. Ils décrivaient la noirceur pour mieux faire ressortir la lumière. Autrefois les ténèbres étaient partout : la lumière est en train de gagner à présent. C’était ce que je devais faire croire à Isaac sans y parvenir moi-même. J’étais bien trop prétentieux pour me figurer ce genre d’espoir. Je le trouvais mièvre mais nécessaire.

« Putain, même le tabac a changé depuis ma dernière permission ! » parvint-il à dire après avoir toussé. Peut-être que mes cigarettes étaient fortes. Je ne m’étais jamais franchement posé la question. De toute façon, je ne me sentais plus vraiment fumer. Je l’observai patiemment se réhabituer au tabac. Il semblait en avoir eu besoin, malgré sa toux. « Je m’excuse, c’était inapproprié de jurer devant un professeur. » Je haussai les épaules, un brin amusé. « Je suis plus grossier que vous, je ne suis pas bien placé pour vous faire la morale. » Mon langage allait avec mon attitude. La vulgarité était snob, en un sens, car désinvolte et hautaine. On s’en fout de ces pauvres cons d’auteurs, quelque chose du genre. Je baissai la tête. A mes pieds se trouvait mon sac et je l’ouvris pour en sortir le premier livre que ma main rencontra. Il s’agissait d’un Faust traduit. Je tournai quelques pages avant de tomber sur le Prologue dans le ciel.

RAPHAËL : Le soleil, sur un air ancien, sonne dans le chœur alterné des sphères jumelles et accomplit d’un pas tonnant son parcours prescrit. Sa vue donne aux anges la force, bien que nul n’ose le scruter : les œuvres, en leur hauteur inconcevable, sont dans l’éclat du premier jour.
 

Je lui tendis le livre en lui indiquant cette première réplique. « La dyslexie est le fruit de votre imagination. Vous déformez les mots car vous voyez les lettres en en imaginant d’autres. Mais l’imagination est une chose qu’il faut savoir maîtriser. Vous dîtes ne pas vous imprégner des mots et ne pas les comprendre. C’est faux. La lettre de votre femme me prouve le contraire. D’une manière ou d’une autre, elle vous a fait survivre. » Je portai à nouveau le filtre à mes lèvres et fis une pause, le regard froid et défiant. Puis je repris : « Concentrez-vous et lisez. » Mon ordre retentit dans la pièce comme une demi-cadence attendant sa conclusion mélodieuse. J’ignorais si Isaac en était capable. Je passais peut-être pour un sale con. Mais ce n’était pas en restant silencieux et buté qu’il parviendrait à me convaincre que c'était le cas.
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() message posté Mar 19 Mai 2015 - 21:00 par Invité
“ I don't 'suffer' from dyslexia. I live with it and work with it. I suffer from the ignorance of people who think they know what I can and cannot do. ” Je ressentais une haine fatale gronder dans mon système. Thomas n’avait probablement pas oublié volontairement, mais il dégageait un tel snobisme qu’une omission mesquine de sa part me semblait être une possibilité. Je le regardai férocement, les lèvres pincées et le regard troublé. Mes doigts se crispèrent sur les plis de mon jeans afin de recentrer mon énergie sur autre chose que les tracés de ses jugulaires saillantes. J’observai son allure hautaine alors qu’il formulait ses paroles comme une incantation magique. «Donc vous savez lire. Vous n’êtes pas aveugle.» Je retenais toute l’ardeur de mes réflexions. La sueur perlait sur mon front, tandis que je déplorais toutes les fausses civilités de ce monde. Au début, mon retour avait raisonné comme la réalisation d’un rêve, du bonheur, de l’espoir, puis mon existence prenait à présent un tournent beaucoup plus amer. Je découvrais avec effarement que je n’avais plus d’amis. Ma femme dégageait toujours autant de sympathie et de gentillesse, mais je ne voyais en elle que les empreintes de ses amants cachés. J’étais un homme du pouvoir détruit par le pouvoir. Une âme esseulée qui se brisait dans le psaume des chants d’une guerre qu’elle avait choisi de mener. Ainsi, ma bête sauvage était détruite par sa propre liberté. Je me raclai la gorge en m’éloignant du professeur. La séparation entre nos deux corps me créait l’illusion d’une victoire. Je m’affranchissais de toute contrainte tandis qu’il se noyait dans son arrogance. « Je ne sais pas lire. » Le contredis-je avec obstination. Je ne sais pas lire, bordel. Les dessins des lettres se confondent sous mes yeux. Ils sont indéchiffrables et insurmontables comme si leur sens allait au-delà de ma vision. Peut-être que je suis aveugle après tout. Peut-être que je suis futile et insignifiant. Peut-être que je fais partie de ces êtres suicidaires qui refusent de réellement se supprimer. J’ai guetté la mort pendant cinq longues années, maintenant je porte cette disposition en moi comme une évidence du destin. Je soupirai en haussant les épaules par simple automatisme. Il était de son devoir de m’apprendre à dépasser mes faiblesses, mais malgré toute ma bonne volonté, je peinais à lâcher prise. Ce n’était pas mon humanité qu’on m’avait volé au fond de mon cachot, mais ma capacité à voguer de plaisir en plaisir. J’étais inflexible et intègre dans ma souffrance. Je ne parvenais plus à me définir sans ma captivité et les humiliations des talibans. Ces souvenirs-là revenaient me hanter afin de partager le quotidien monotone de mes journées. Olivia ne comprenait pas que toutes ses aspirations étaient impuissantes. Je suivais le modèle d’une formation de réintégration obsolète pour la conforter dans son deuil, mais au fond je n’y croyais pas. Je n’étais qu’une ombre qui se noyait dans un torrent d’incertitudes et d’injustices.

«Je doute que tous les soldats américains aient vécu ce que vous avez vécu. De plus, le stéréotype du soldat américain aurait gagné la guerre.» Je roulai des yeux ; il avait probablement raison. J’étais un cas isolé qui s’asphyxiait lentement dans une ambiance solitaire où l’air se raréfiait. Je rencontrais la sollicitude de mon entourage tous les jours, mais ma voix enraillée refusait de s’élever au-delà de la vérité. J’avais perdu ma foi. J’avis perdu toutes les notions de vie. La douleur se faufilait vicieusement entre mes os, faisant de moi un homme démuni, un homme blessé et tourmenté. Je me mordis la lèvre inférieure. Il ne servait à rien de tendre les bras vers les autres avec ardeur afin de retisser des liens, ou de retrouver le vrai sens de la communauté. Je n’en voulais pas. Je n’en voulais plus. Les cris de mes frères d’armes enlaçaient mes souffles perdus dans le chaos. Ils étaient toujours là, au creux de ma mémoire, me rappelant sans cesse que je ne pouvais plus les diriger vers l’absolution. Je ne pouvais plus rien faire pour eux. Mes yeux s’imbibèrent de larmes. Il y a des morts que je porte sur ma conscience. J’ai mené ces pères, ces fils et ces frères vers la perdition au fin fond du désert. Je n’ai pas su démanteler le plan des kamikazes alors que j’étais en charge du bon déroulement de la mission. Je me souvenais de chaque détail. Je comptais les pas qui nous avaient conduits vers l’embuscade, et les coups de feu qui avaient tranchés la nuit afin de le rendre éternelle. Je pouvais prétendre mais je ne pouvais pas oublier. Je me crispai en reniflant assez fort pour ma respiration devienne ronflante. Les sirènes de ma tristesse troublaient mon silence. Pourquoi déterminer la réelle nature d’un soldat lorsqu’elle était déjà connue ? J’étais une machine de guerre cassée. Un canon de feu qui tambourinait dans l’obscurité sans jamais toucher sa cible. Je relevais mon visage vers le plafond, l’expression étriquée par le désarroi, puis d’un geste empli de mélancolie je fis face à Thomas. Je lui souris sans laisser aucune émotion transparaitre. Je lui souris pour lui prouver que j’étais capable de me conformer aux règles de courtoisie, mais que je m’y refusais tout simplement. La civilité m’avait abandonné. Nous étions tous des animaux sauvages cavalant dans les steppes arides du désert. Il n’y avait plus de continuité entre le ciel et la terre. C’était le néant qui allait tous nous engloutir. « Le stéréotype serait mort en héros. » Tranchai-je sur un ton glacial. « Je suis devenu militaire pour perpétuer la tradition de mes ancêtres, car j’étais destiné à habiter le grand caveaux Von Ziegler, mais je suis revenu profaner le nom de ma famille. Je suis revenu pour exister en demie teinte dans un univers qui m’est à présent étranger. Ne perdez pas votre temps à vouloir me sauver. Je suis mon propre sauveur – Je lirais si cela vous enchante, jusqu’à ce vous vous lassiez de m’écouter. » Or, j’étais à bout de souffle bien avant de commencer les cours. Il était le roi et j’étais l’illettré. Lorsque je cédai à ses caprices, l’appréhension s’enroula autour de ma gorge afin de m’étouffer lentement. Mes cordes sensibles vibraient au gré de ces lettres mensongères que je m’étais inventé à cause de l’humiliation et des coups. «Cette lettre est à votre image, Isaac. C’est une sorte de lueur au milieu du désespoir.» Je fermai les poings en réalisant toute l’ironie de la situation. En effet, cette lettre était à mon image ; vaine, fragile et inexistence. Je le regardai au coin, une lueur vile flottant au fond de mes yeux perçants. « Probablement. » Il avait l’allure d’un dragon noir, voguant parmi les constellations du ciel infini – mais les dragons n’existaient pas, alors je le réduisais à une simple vision imaginaire. Il n’était qu’un point lumineux dont l’éclat semblait scintillait au fond de l’obscurité, mais si je le visualisais sous les nuances colorées du jour, il devenait tout aussi dérisoire que je ne l’étais.

Les fumées grises de ma cigarette m’arrachaient à ma torpeur. Tous mes sens étaient en alerte face à ma crise de quinte violente. Mes poumons s’étaient déshabitués aux plaisirs du tabac, tout comme mon esprit s’était rangé du côté du désespoir. Je me redressai en me raclant bruyamment la gorge. «Je suis plus grossier que vous, je ne suis pas bien placé pour vous faire la morale.» J’acquiesçai de la tête, reconnaissant qu’il n’y ait pas de suite à sa remarque. Il me tendit un livre dont je n’arrivais pas encore à distinguer l’inscription. Fff – Fau- Faust. Mes doigts tremblèrent en s’écrasant contre la couverture luisante de cet œuvre qui me semblait, en cet instant, être une flamme de l’enfer venu pour m’embraser. J’avais peur de mon trouble, des mots, de leurs sens, de la vie, de l’amour, de lui. J’avais peur et je ne savais même pas exprimer toute la profondeur de mes ressentiments. «La dyslexie est le fruit de votre imagination. Vous déformez les mots car vous voyez les lettres en en imaginant d’autres. Mais l’imagination est une chose qu’il faut savoir maîtriser. Vous dîtes ne pas vous imprégner des mots et ne pas les comprendre. C’est faux. La lettre de votre femme me prouve le contraire. D’une manière ou d’une autre, elle vous a fait survivre.» Il porta son filtre vers ses lèvres, et je fis de même, m’imprégnant de ce courage brûlant qui traversait ma cigarette. La dyslexie ? Un fruit de mon imagination ? C’est que je devais être bien tordu pour m’inventer un tel don. Je déglutis ; mes capacités étaient restreintes. Chaque jour on les exhortait, on les excitait et on les obligeait à dépasser un mur infranchissable. Et chaque jour, je me levais, je résistais et je haïssais le monde. «Concentrez-vous et lisez.» Mon cœur marqua un long silence dans ma poitrine, avant de tomber au creux de mes reins. Le désordre régnait dans ma tête tandis que je me penchais vers le prologue du ciel. Les interlignes s’espaçait eu fur et à mesure que je caressais le papier. Je me tournai vers Thomas, affolé, avant d’inhaler les poisons de nicotine avec ferveur. Je n’ai plus dix ans. Je n’ai plus à subir les jugements de mon père ni les supplices de l’école. Alors écoute avec intérêt, voilà le chant funeste de mon âme. J’ouvris la bouche en tremblant. « L – Llee s – s- so - sooleil … » Je soupirai avant d’hausser les épaules avec désinvolture. J’avais trop de difficultés et aucune énergie pour me defendre. « Foutaises. Il n’y avait pas de soleil là où j’étais. Trouvez un livre approprié et je le lirais. » Je lâchai le livre sur mes cuisses. « Je fais des efforts pour tenir une promesse, mais en réalité, à chaque fois que je vous regarde, je ne ressens rien. Je ne veux pas me battre contre la fatalité. Je lui es déjà survécu » Ironiquement, j’étais trop brisé pour être destructible. « Voulez-vous bien me laisser le répit d’une cigarette avant que je ne m’incline face à l’apprentissage dérisoire d’un livre dérisoire, dans une salle dérisoire – avec un homme qui me semble être plus intéressant lorsqu’il reste dans son perchoir. » Je me concentrai sur la tige qui se consumait entre mes doigts avant de tirer une latte, moins étouffante mais toujours aussi douloureuse que les précédentes.

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() message posté Jeu 4 Juin 2015 - 15:30 par Invité
« Je ne sais pas lire. » déclara-t-il fermement. Je haussai les épaules. Comme tu veux, semblai-je lui annoncer. Si, il savait lire. Se pensait-il unique ? La dyslexie se surmonte. C’est toi-même que tu ne sais pas surmonter. Tes ruines, ce qu’il reste de toi. Je ne lui disais pas que ce serait facile. Que j’avais la science infuse et que j’allais le guérir de son mal. Je voulais à peine le faire, nous étions mal partis. Mais plus on était buté et plus il était ensuite difficile d’admettre ensuite que l'on avait tort. Moi-même j’avais ce problème. Tout le monde l’avait. Alors sois buté comme un gamin Isaac, cela ne changera rien à ma vie. C’était lui qui en souffrirait le plus. Pensait-il qu’il était le premier élève en échec à croiser mon chemin ? Pensait-il qu’au milieu d’une centaine, il sortait du lot, simplement parce qu’il avait le luxe de m’avoir durant des cours particuliers ? Oui, sa vie avait été terrible. Oui, il préférerait être mort dans ce cachot mais on ne sait qui en avait décidé autrement et l’avait ramené à la lumière. Une lumière qu’il haïssait aujourd’hui car elle était aveuglante. Il ne connaissait que l’ombre. Il était un vampire que l’on poussait sous les rayons du soleil et qui brûlait à petit feu. Mais ici, dans cet amphithéâtre si petit, à l’odeur de renfermé et de tabac froid, ici, à cette place poussiéreuse devant le type le plus détaché de l’univers, à quoi s’attendait-il ? Je n’étais pas un magicien, même si j’avais l’allure d’un mage perdu dans une époque qui n’était pas la sienne, dans une dimension qui n’était pas à sa taille, qui n’avait pas son ampleur. Je ne lui en voulais pas d’être ainsi. Encore une fois, s’il se considérait trop faible pour faire le moindre effort, il serait le seul à en supporter les conséquences. Mes yeux noirs lui disaient cela mais il comprenait quelque chose d’encore pire : tu es le cadet de mes soucis, Isaac, et tu m’ennuies. Voilà ce qu’il lisait dans mes gestes fluides et le relief des os sous ma peau, dans les ombres qui parcouraient mon corps et mon regard alors que je le toisai et que je relevai le menton à chacune de ses remarques. Je ne sais pas lire. Je jouai avec ma mâchoire sans lui répondre. C’était comme parler à un sourd. Mais j’aurais presque préféré qu’il soit aveugle.

Son visage s’assombrit. Je ne le ménageais pas. D’autres le feraient à ma place, songeai-je simplement. Je vis ses yeux s’humidifier un instant mais il retint ses larmes avec une persévérance que je ne lui connaissais pas encore. Un sourire finit par apparaître au coin de ses lèvres, forcé et sincère à la fois. Je l’acceptai tel qu’il était : étrange. « Le stéréotype serait mort en héros. » Je plissai les yeux, perplexe et agacé, mais j’étais aussi curieux d’en apprendre plus sur sa vision des choses. Nous étions à mille lieux l’un de l’autre. Un océan était censé nous séparer, et voilà que nous nous retrouvions là, un si mince espace entre nous, nos deux esprits se lançant des flèches invisibles et douloureuses, nos opinions s’enlaçant pour mieux se repousser ensuite. Il était venu aujourd’hui. Je sentais dans la crispation qui s’emparait de ses muscles à chaque fois que je parlais qu’il ne reviendrait probablement pas la prochaine fois. Il était détruit et il avait l’impression que je piétinais les morceaux de son âme qui jonchaient le sol, luisant d’un éclat mort. Ce n’était pas le cas. Je ne m’y prenais simplement pas de la bonne manière, et de toute évidence, la bonne manière était un sombre secret que lui-même ignorait. « Je suis devenu militaire pour perpétuer la tradition de mes ancêtres, car j’étais destiné à habiter le grand caveau Von Ziegler, mais je suis revenu profaner le nom de ma famille. Je suis revenu pour exister en demie teinte dans un univers qui m’est à présent étranger. Ne perdez pas votre temps à vouloir me sauver. Je suis mon propre sauveur – Je lirai si cela vous enchante, jusqu’à ce que vous vous lassiez de m’écouter. » Je déglutis et relevai à nouveau le menton – le fameux regard snob. Je me mordis la lèvre inférieure, ignorant si j’étais navré ou déjà épuisé. Les deux, probablement. Prétentieux petit con que tu es, Tom. Je n’essayais pas d’être conciliant ou réconfortant – malgré le fait qu’il me fasse cette confidence sur son état d’âme. J’étais de toute façon très mauvais à ce jeu-là. Le jeu du sourire sincère et de la main amicale sur l’épaule. On sentait l’ironie déborder de mes lèvres et l’hypocrisie suer entre mes doigts. Tu n’es pas quelqu’un de gentil, Tom. Et il ne te demande pas de l’être. Il en a probablement assez qu’on le soit car il n’y croit plus, à la gentillesse. Et c’était bien ça le problème. Mettez un homme dans un cachot pendant cinq ans, torturez-le et retirez-lui toute son humanité, il finira par oublier ce que c’est que le bonheur. Il finira par en avoir peur tellement la lumière est éclatante. Tellement il a cessé d’y croire il y a bien longtemps. J’oubliais le bonheur moi-même. Depuis sept ou huit ans, il m’échappait, il glissait entre mes doigts comme une fumée blanche, celle de la cigarette d’un être invisible qui se moquait de ma damnation. Mais je savais à quoi il ressemblait. Je savais le reconnaître lorsque je le voyais. Je savais le lire dans le visage des autres et dans les mots des jeunes enfants. Je savais tout cela. Isaac n’y parvenait plus, lui. « Je suis prof. Je ne me lasse jamais d’écouter, c’est mon boulot. » lui répondis-je alors, un peu sec mais légèrement amusé tout de même. « Vous profanez le nom de famille en survivant à l’enfer de la guerre ? » Je clignai des yeux, peu convaincu. Autant te suicider tout de suite, ton cadavre se foutra bien de là où tu seras enterré, pensai-je. Je gardai bien évidemment cette remarque pour moi-même. « J’imagine que chaque homme a sa propre définition du mot héros. Quelle est la vôtre ? » Une question, bonne approche. Reste à savoir s’il parviendrait à y répondre.

Ses yeux glissèrent lentement sur les lignes que je lui demandai de lire et je sus qu’il me maudit à cet instant. A travers moi, il maudissait ses démons, ce cachot qui lui avait arraché son âme, ces milliards de pages qu’il ne parvenait pas à déchiffrer, sa famille qui le rejetait car il n’était plus, car il n’avait jamais été celui qu’il aurait dû être, selon eux. Il maudissait Dieu pour n’être qu’un pauvre barbu dans le ciel et il maudissait les soldats autant que les professeurs, la guerre autant que l’éducation, la vie autant que la mort, car tout cela avait autant de sens pour lui que ces mots qui se mélangeaient dans sa tête. Il finit par inspirer et se lancer, la voix tremblante. « L-Llee s-s-so-sooleil … » Il soupira et haussa les épaules. Il le faisait très bien lui aussi. Il jouait l’abandon et j’avais l’impression de me voir le matin, devant le miroir. « Foutaises. Il n’y avait pas de soleil là où j’étais. Trouvez un livre approprié et je le lirai. » Le livre retomba entre ses genoux cagneux et il se pencha vers moi, bien décidé à être franc cette fois-ci. « Je fais des efforts pour tenir une promesse, mais en réalité, à chaque fois que je vous regarde, je ne ressens rien. Je ne veux pas me battre contre la fatalité. Je lui ai déjà survécu. » Je penchai la tête tandis qu’il poursuivit sur sa lancée. J’étais presque pendu à ses lèvres pour savoir comment il allait pouvoir conclure et comment j’allais pouvoir répliquer. Presque. « Voulez-vous bien me laisser le répit d’une cigarette avant que je ne m’incline face à l’apprentissage dérisoire d’un livre dérisoire, dans une salle dérisoire – avec un homme qui me semble être plus intéressant lorsqu’il reste dans son perchoir. » Je le fixai et mes yeux transpercèrent son visage, acérés, comme dédaigneux sans vraiment l’être. Je fis un léger mouvement de sourcil, une sorte d’automatisme marquant mon sarcasme avant d’afficher sur mes lèvres un demi-sourire pensif. Je saisis mes cigarettes  du bout des doigts et les fis glisser jusqu’à lui. « Je vous laisse le paquet si vous voulez. J’en ai assez pour trois ou quatre âmes en peine rien que dans mon sac. » J’enroulai mes doigts autour de ma propre cigarette et en chassai les cendres qui tombèrent sur la table. Je les fis disparaître d’un geste assuré et me penchai ensuite vers Isaac. « Oubliez le livre, nous y reviendrons plus tard. » Il ne lirait pas, de toute façon. Il ne savait pas lire, quelque chose du genre. « J’aimerais savoir ce qui ne vous paraît pas dérisoire, Isaac. Vous faites des efforts, je n’ai pas besoin de vous connaître pour le comprendre. Mais vous lâchez prise à la seconde même où vous réussissez à vous accrocher, comme si tout ça n’était pas fait pour vous. » Je plantai mon regard acide dans le sien. « Vous n’êtes plus dans un cachot sombre et le putain de soleil existe. Ici et maintenant. » Je lui désignai la fenêtre d’un geste vif et, cette fois-ci très sec, dénué de toute désinvolture. « Vous pouvez le voir. Vous pouvez l’admirer. Alors peut-être que vous ne savez pas lire, puisque vous vous bornez à le croire, mais vous savez respirer, vous savez fumer et vous savez sourire au premier type qui croise votre chemin. N’essayez pas de le nier, vous venez de me prouver ces trois vérités rien qu’en vous tenant devant moi depuis vingt minutes. » Et il avait souri, parfois sombrement, parfois en se forçant, mais il avait souri, et même ri un peu lorsque je lui avais proposé cette cigarette. Je rabattis ma main sur la table. « Et si je vous vexe, si mes manies vous agacent et que mes mots vous font si peu d’effet, dites-moi ce que vous voudriez entendre, histoire que j’écrive un beau discours la prochaine fois, le déclarant solennellement du haut de mon perchoir, là où je ne vous dérange pas trop, là où je vous donnerai l’illusion que ce cours sert à quelque chose alors que vous ne ferez que vous enfoncer dans votre propre médiocrité. Car aujourd’hui, cette médiocrité est l’illusion, mais demain elle deviendra votre réalité et vous n’aurez plus qu’à vous tirer une balle dans la tête pour vous en débarrasser. » Je serrai les dents et le relief de ma mâchoire roula sous ma peau. Je fermai le poing, écrasant le filtre de ma cigarette entre mes doigts. Tu parles à qui Thomas ? Ta gueule, ta gueule. Tu te parles à toi-même, ou … ? TA GUEULE.
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