| ( ✰) message posté Mer 24 Juin 2015 - 1:09 par Invité « C’est pas sain, pas vrai ? » Je lui adressai un sourire en coin, amusé. Non, ce n’était pas sain. Aux yeux du monde entier, c’était absurde, c’était lourd à porter, difficile à admettre, et ça faisait mal car on ne pouvait pas en parler. Elle ne raconterait cela à personne. Elle ne pourrait pas soutenir le regard de son interlocuteur et lui avouer pensivement : tu sais, l’autre jour, on m’a parlé de mon avortement et j’ai ri. J’ai ri comme je n’avais jamais ri auparavant. J’ai ri et je me suis sentie mieux, comme si cela n’avait plus d’importance, comme si on parlait à une autre, une Alexandra que je ne connaissais pas mais que je jugeais tout de même. C’était si facile, et tu sais, ça me semblait normal. Une véritable bouffée de fraîcheur. Mais nous étions ainsi depuis le début, elle et moi. Depuis qu’elle s’était approchée de moi pour me demander une cigarette. Nous avions observé les patients de l’hôpital passer devant nous sans nous voir. Nous avions cessé d’exister, enveloppés dans une fumée qui était tout sauf saine. Tout sauf libératrice. Mais elle avait eu le parfum de la liberté tant recherchée, alors nous nous en étions contentés, feignant d’être heureux, feignant d’être satisfaits. Nous ne serons jamais satisfaits. Jamais pour de vrai. C’était ça, le manque. L’éternelle recherche alors que nous savions au fond de nous que nous avions abandonné depuis longtemps. Que l’objet de nos efforts n’était pas assez beau, tout compte fait. Alors nous n’étions que des ombres, sur le bord de la route, et on ne nous voyait plus. Mais nous voyions, nous. Nous n’avions que cela à faire. J’étais insensible, c’était une réalité terrible. Je ne faisais que voler aux autres leurs sentiments sans jamais rien leur donner en retour. On pouvait m’aimer ou me haïr, en fin de compte cela ne changeait rien à la frustration que je faisais couler dans les veines de ceux qui daignaient m’accorder leur attention. Je jugeais les passants dans la rue et ils m’en voulaient mais ne pouvaient rien faire. Je souriais à mon pire ennemi et il se crispait mais ne pouvait rien faire. Et puis, oui, je repoussais l’amour lorsque l’on me l’infligeait, et parfois je le gardais pour pouvoir mieux le tordre, pour tenter de faire croire aux autres que ce n’était qu’une pâle copie, que l’on ne pouvait pas l’éprouver, pas envers moi. Qu’il ne serait qu’une lourde et infinie déception, comme une série de lames aiguisées que l’on plantait dans leur poitrine. Alors on avait le droit de rire, parfois. On avait le droit de s’en moquer. C’était tellement plus profond que de se morfondre, tellement plus révélateur, tellement plus intelligent. Tu sais, l’autre jour, on m’a parlé de mon avortement et j’ai ri. J’ai ri, j’ai regretté une seconde, et puis je me suis dit que ce n’était pas si grave. Que l’on ne m’en voudrait pas parce que cela ne regardait que moi. Que je n’avais pas à m’en cacher. J’ai ri, et le monde cessa un instant de tourner pour m’observer, mais c’était tout, car il ne pouvait rien faire. Le mal était déjà fait. J’ai ri et j’ai aimé rire. J’ai ri et on l’acceptera tous un jour. Je me suis dit que l’on comprendrait, et j’ai continué à rire. Je secouai la tête en guise de réponse : non Lexie. Ce n’est pas sain. Mais ce n’est pas ce rire qui te tuera. C’est ce dont tu ris. Alors ris plus fort. J’en ai marre de voir le monde pleurer à cause d’une déchéance dont il est lui-même responsable.
« Comment le saurais-je ? » Je haussai les sourcils, étonné. Elle avait la réponse devant les yeux. Peut-être ironisait-elle. Elle sembla détachée, un instant. Tout un art qu’était l’allure. Imite-moi et tu sauras. Tu le fais déjà si bien, ce serait si triste de s’arrêter en si bon chemin. Je souris en passant une main désinvolte dans mes cheveux. Tu le sais bien, je ne suis qu’une allure. Qu’une ombre qui est apparue au coin de ton regard et qui t’a attirée sans trop que tu ne saches pourquoi. Tu le sais et pourtant tu me laisse te faire croire qu’il n’y a pas que ça qui compte. Que quelque part, j’apporte de l’importance à une chose invisible. Tu me laisses te donner envie de la découvrir. Elle le comprendrait, un jour. Lorsqu’elle verrait le vide qui se cache au fond de moi et que cela lui donnerait le vertige. Lorsqu’elle hésiterait à y plonger et que finalement, elle rebrousserait chemin, apeurée. L’instinct de survie, encore celui-là. Ma main retomba sur le canapé alors qu’elle poursuivit : « Ce n’est pas à ça que je m’attache. » Je me redressai lentement. Bien sûr que non, Lexie, je l’avais deviné. C’était pour cela qu’en un sens, je n’avais pas mon mot à dire. Que mon avis ne comptait pas et qu’il ne compterait jamais. Je suis assez moqueur pour le remarquer mais trop insensible pour le considérer. J’attendis patiemment qu’elle développe. « Je réfléchis à ce que j’avais, avant. Et à ce qu’il me restera ensuite. » Je soupirai. Evidemment, disait mon souffle dans le silence. Mais je n’allais pas lui poser de question. Je n’allais pas m’y intéresser. Je voulais qu’elle comprenne seule que cela n’avait pas d’importance. Qu’elle s’en remettrait. Que ce n’était pas sain, mais que ce n’était pas mortel non plus. « Ma décision ne changera pas mais je réfléchis à ce qu’elle implique. Je le gère en amont, histoire de garder un peu d’allure, justement, une fois que ce sera fait. » Je baissai les yeux, une moue approbatrice sur les lèvres. Et tu m’appelleras, on fêtera ça à deux au milieu des vestiges de la femme que tu aurais pu être. J’achète le champagne et on le boira sans personne, parce que personne n’osera comprendre notre satisfaction. Notre putain de satisfaction. Et on aura de l’allure, toi et moi, parce que c’est tout ce qui te restera lorsque tu l’auras fait. Parce que c’est tout ce qu’il te faut pour me ressembler un peu plus : de l’allure et de l’extase calcinée. Le genre d’extase que t’as quand tu te ramènes ivre à un enterrement. Le genre d’extase que t’as quand tu te fais frapper parce que t’as raison. Le genre d’extase que t’as quand tu vas à l’hôpital rien que pour avoir le plaisir de cracher sur le médecin qui t’impose la vérité. Cette extase qui sème ton allure. Cette extase qui s’empare de toi et qui ne te lâchera jamais. Et dans dix ans, tu n’auras même plus la force de le regretter. Je me mordis la lèvre. Dans dix ans elle ne serait sûrement plus là pour le constater.
« La tienne peut finir par disparaître plus tôt que tu ne le penses. Tu devrais aller à l’hôpital, maintenant. » Je relevai les yeux vers elle, défiant. Mes pieds glissèrent jusqu’au sol et je me mis lentement debout sans la quitter du regard. Tu crois ? Laisse-moi réfléchir. Oh attends, je m’en fous en fait. Mes prunelles finirent par se détacher des siennes et je les laissai vagabonder dans la pièce. Regarde, tu n’as pas l’impression que je suis chez moi ? L’allure, c’est ça aussi. Refuser d’être vraiment roi tout en embrassant le rôle à l’insu de mon plein gré. Je m’arrêtai sur le cendrier et haussai les épaules. « Oh, j’ai hâte de voir ça. J’ai hâte que tu vois ça aussi. Le vrai moi. Le vrai Tom. J’en crève d’envie. » ironisai-je avant de contourner le canapé. « Mais je laisse ce plaisir aux médecins aujourd’hui. » Je marchai à reculons vers l’entrée pour la regarder encore une fois, un sourire narquois pendu à mes lèvres. « J’espère que t’es pas jalouse. » Je secouai la tête. « T’façon j’ai plus envie que tu viennes. T’es beaucoup trop insensible. T’as pas honte ? » Je me moquais d’elle une dernière fois. Tant que je le pouvais encore. Tant qu’elle pouvait encore le supporter. Mon dos rencontra la porte et ma main remonta jusqu’à la poignée. J’ouvris avec désinvolture sans regarder mes gestes. Dernière chance pour me suivre, Lexie. Je penchai la tête, une lueur navrée logée dans mes iris. « C’était sympa. On a bien ri. Je reviendrai. » soufflai-je avec sarcasme. Je lui lançai un dernier sourire avant de me tourner et de disparaître dans l’ombre du couloir, sans un mot de plus. Je longeai le mur sans allumer la lumière et décidai de prendre les escaliers, coinçant déjà une nouvelle cigarette dans ma bouche. J’attendis d’être à l’extérieur pour l’allumer et me dirigeai d’une démarche tranquille vers le métro. On a bien ri. Mais j’avais encore assez d’humour pour aller voir le médecin. Mes ongles passèrent un instant sur ma blessure pansée. Oh, merci Lexie. Merci de m’avoir tant ouvert l’esprit aujourd’hui. Mon allure et moi-même sommes heureux de te compter parmi nos amis. |
|