Under the rain •• Lexie

Je vous ai déjà dit que je hais les dentistes ? Ben voilà, je hais les dentistes.
C'est d'ailleurs assez commun de détester les dentistes – et ils le méritent.
D'abord, ils vous font poireauter une cinquantaine de minutes sur une chaise au confort plus que limité, et qui a la sale manie de grincer au moindre de vos mouvements. Histoire de rendre l'attente encore plus désagréable, la salle embaume le médicament avarié. Si vous comptiez vous distraire avec le choix de magazines à disposition, laissez-moi vous décevoir : ce n'est qu'un assortiment de tabloïds. Lecture en soi peu enrichissante, et encore plus inintéressante puisque les journaux datent, pour le plus récent, d'il y a trois ans. Tous ces scoops sont périmés depuis belle lurette et les protagonistes qui font la Une ont eu le temps de changer une dizaine de fois de partenaire entre-temps. A défaut de lire, je m'occupe comme je peux en étudiant la disposition des lieux. Ça non plus, ce n'est pas très passionnant. Une dizaine de chaises vert pomme dans un plastique très design, une table basse en bois massif couverte de vieux exemplaires du Sun et du Daily Star, un imposant porte-parapluie ouvragé et muni de griffes (!)… Rien n'est assorti. Et rien ne parvient à capter mon attention bien longtemps, mis à part les griffes au pied du porte-parapluie qui m'occupent une ou deux minutes tandis que mon cerveau cherche à comprendre comment on peut vouloir acheter un objet pareil.
Ensuite, au terme de cette attente interminable, le dentiste vous accueille dans son antre. L'odeur de produit chimique y est encore plus forte, et là, sous une grosse lampe amovible, vous attend paisiblement le fauteuil de torture. S'ensuit une rencontre plus ou moins longue de votre bouche avec toutes sortes d'appareils qui font des bzzzz, des krrrr, des vroum et des aïe – ah non, ça c'était le dentiste que je viens de mordre aussi violemment qu'accidentellement.
Et vous ressortez de là la bouche engourdie – au mieux – ou franchement douloureuse… et délesté d'une quantité d'argent bien trop conséquente.
Donc, me voilà sortant enfin de mon rendez-vous, avec cinquante minutes de retard, si bien que maintenant c'est le soir et que…. oh bordel de nom d'un chien, il pleut. Au moment où j'ouvre la porte et découvre la rue en bonne voie pour l'inondation, le fameux porte-parapluie griffu resurgit dans ma mémoire. J'ai pas rêvé, il y avait un parapluie dedans, non ? Demi-tour, je retourne dans l'anti-chambre de l'enfer et checke le porte-parapluie. Bingo ! Sans états d'âme, je m'approprie le parapluie oublié par quelqu'un qui ne reviendra sûrement pas le chercher (et si oui, tant pis pour lui).
Une fois dans la rue, je me félicite de ma trouvaille. Parce que là, c'est pas juste le petit crachin un peu froid mais gentillet auquel on est habitué à Londres. Non, aujourd'hui le ciel a manifestement programmé une vidange totale, et ça se traduit par des trombes d'eau qui se déversent sur le trottoir – et sur les passants. Des gens me doublent en courant, misérablement abrités sous un journal (déjà détrempé, bientôt en lambeaux), et moi je ricane intérieurement tout en marchant tranquillement.

Ça fait longtemps que je n'ai pas vu une pluie aussi forte. Ça tombe à grosses gouttes, ça s'écrase sur le parapluie avec un martèlement lourd, ça ruisselle de tous les côtés de mon abri de toile. Décidément, je suis infiniment satisfait de ma trouvaille. Ce parapluie sur mon chemin (enfin, dans ma salle d'attente m'enfin, vous comprenez, quoi), c'est un vrai coup de pouce du destin, ma parole.
Cela me met de bonne humeur. Oui, être à l'abri (quoique précairement, je ne m'en tirerai pas totalement sec, c'est sûr) et voir les autres se faire tremper, c'est vraiment plaisant. Si bien que j'en oublie le sale goût amer laissé dans ma bouche par les produits louches du dentiste, ainsi que mes dents qui crissent bizarrement après un petit tour sous ses outils vrombissants. Ne seraient-ce mes chaussures bientôt inondées à cause de l'ampleur des flaques sur le trottoir, ce serait une balade tout à fait agréable, le genre de balades où on avance le pas léger, voire même un sifflotement aux lèvres. En fait, à la réflexion, c'est bizarre que je sois aussi joyeux d'un coup. Mais bon. N'y pensons pas trop, sinon je vais trop facilement trouver quelque chose sur quoi râler. Je suis assez doué pour m'auto-plomber le moral. C'est un talent pas forcément utile dans la vie de tous les jours, d'ailleurs.
Euh par contre… Je rêve, ou je suis suivi ?! J'ai soudain la sensation d'une présence dans mon dos, de pas en écho des miens. En passant devant une vitrine, je jette un œil à mon reflet. Waouh, là, on ne peut même pas appeler ça être suivi tellement la personne derrière moi est proche. Voilà quelqu'un qui prend à la lettre l'expression « marcher sur les talons »…
Ni une ni deux, je pile, et opère une rotation de 180 degrés sur mes talons. Tout ça pour me trouver nez à nez avec une blondinette qui doit être majeure depuis pas très longtemps. Enfin, nez à nez… Nez à torse, plutôt, parce que je la dépasse de pas mal de centimètres.
Je la regarde de haut en prenant l'air un peu inquisiteur.
« Tiens tiens… Une jeune stalkeuse », je commente, mi figue mi raisin.
Je suis un peu amusé par la situation, et puis prendre les choses d'un ton moqueur est une habitude chez moi. Mais en même temps, je la trouve un peu sans gêne, cette demoiselle. Il n'y a même pas cinquante centimètres entre nous… Sérieusement, elle n'a pas légèrement l'impression d'empiéter sur mon espace vital, là ?
Bref, je suis curieux d'entendre son explication sur ce comportement quelque peu inhabituel. Et en attendant, je continue de la regarder de haut, jouant à voir si je vais la mettre mal à l'aise en la dévisageant comme ça.

Je fixe l'inconnue sans ciller. Bingo, elle détourne les yeux, je l'ai donc bel et bien mise mal à l'aise. Ça ne devrait pas, mais ça me fait sourire intérieurement.
La demoiselle s'offusque à mes paroles.
« Je ne suis pas une stalkeuse ! » me rétorque-t-elle, le ton cassant.
Aoutch, je ne pensais pas toucher un point sensible si facilement. Suite à quoi elle me la joue grande tragédienne, « je vais marcher sous l'eau glacée jusqu'à chez moi » et bla bla bla, pauvre petiote, son épopée pour rentrer m'en tirerait presque la larme à l’œil. Ah non, en fait.
Je me contente de la considérer de haut sans rien dire, le regard moqueur. D'accord, j'ai très bien compris ce qu'elle veut – même si je trouve ça un peu bizarre, m'enfin, c'est une fille, et vous savez ce qu'on dit sur les filles et la logique -, j'ai très bien compris ce qu'elle veut mais si elle croit m'apitoyer ainsi… ben, c'est un échec.
D'ailleurs, elle a l'air de s'en rendre compte, parce qu'elle change de ton et de technique. Tout à coup beaucoup plus conciliante, la petite blonde demande poliment à rester sous mon parapluie. Je trouve cette situation franchement hilarante, et je suis assez tenté de l'asticoter en la faisant attendre, mais bon. Je suis décidément de trop bonne humeur. Et puis elle est un peu mignonne, j'imagine qu'on ne peut pas résister à ça.
« Hum, très bien, très bien », je réponds, magnanime, en prenant l'air de lui faire un immense honneur.
Je repars donc dans ma direction initiale, maintenant accompagné d'une inconnue à mes côtés. Il pleut toujours autant – est-il vraiment besoin de le préciser ? - et comme je suis (parfois) un type bien, je m'assure que le parapluie protège bien la demoiselle. Nous sommes obligés de marcher très proches pour être tous les deux à l'abri. Certains pourraient probablement trouver gênant d'être aussi proche d'un parfait inconnu mais moi, je trouve cette situation juste cocasse.
J'abandonne mes regards scrutateurs, ce n'est plus vraiment la peine de la mettre mal à l'aise.
« Je pense que le partage de mon parapluie mérite bien que vous me parliez un peu de vous, non ? »
Je me doute bien qu'elle ne sera pas disposée à me réciter sa biographie et ses états d'âme en trois tomes, mais elle doit bien avoir un nom, un métier, deux trois trucs à raconter à son camarade de parapluie. Ma question est tout de même un peu vaste, et pour peu que la petite blonde soit du genre renfermé, je sais bien que je n'en tirerai rien du tout. Je spécifie donc un peu :
« Vous faites quoi dans la vie ? Hormis squatter des parapluies, j'veux dire. »