"Fermeture" de London Calling
Après cinq années sur la toile, London Calling ferme ses portes. Toutes les infos par ici Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 2979874845 Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 1973890357
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Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James

James M. Wilde
James M. Wilde
MEMBRE
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() message posté Sam 15 Sep 2018 - 19:09 par James M. Wilde

« Tu es mon toujours ou tu ne l'es pas
Tu es ce velours si doux sous mes doigts
Et ce détour qui n'en finit pas
Oui, ce détour qui n'en finit pas
Je voudrais que ce séjour dans tes bras
Que tes caresses ne s'arrêtent pas
Je voudrais compter les jours sur tes doigts
Ou tu es mon amour ou tu ne l'es pas »

Eleah
& James




Je ne suis pas parti ce soir-là, je ne suis pas parti. Et je suis encore là, dans les recoins de la mémoire, dans les interstices de ses pensées, dans les stigmates que porte son corps, dans les images qui envahissent sa tête. La mienne aussi. La mienne aussi. Tant de fracas et de couleurs, la musique qui renaît et éclate plus effroyable encore, ayant quitté son lit de morosité, les tons aphones s’effacent pour laisser de nouveau place à la symphonie qui nous lie. Il faut que je reprenne l’intro de la première partie, elle est peut-être trop sobre. Oui, elle est bien trop sobre dorénavant que les lignes de sa nature s’éprennent des miennes, se tressent plus soigneusement aux harmonies contraires d’une symphonie qui fut dessinée dans la douleur. Je la veux plus douloureuse encore, parce que ça fait mal. Mal de la savoir, repliée dans l’écrin de l’intime, mal de l’avoir laissée m’envahir jusqu’à la corruption. Mal. Juste mal. Mais de ce mal que l’on accepte, que l’on comprend avoir traqué longtemps, pour le ressentir encore une fois. Encore une fois. C’est ce que je lui ai clamé hier soir, dans la porosité de ses affects qui irradiaient de sa nature versatile, l’alcool versé dans sa bouche, l’alcool dans mon corps bientôt subjugué. Cette même ivresse, qui manipule, s’agite jusqu’à dessiner des après qui sont pleins d’absolus. J’ai refusé avec toute la force dont j’étais capable l’absolu de mes compagnes. Deux âmes révulsées par la mienne, épanchées dans le sang, noyées dans l’opprobre et la violence. Ces absolus je les ai voulu alors, je les ai quémandés, puis vomi, puis haïs. Haïs pour qu’il ne demeure de l’essence du lien que la trame, blessante, injurieuse, implacable. Cette trame infiltrée jusqu’au coeur, malade. Malade. Est-ce que ce sera pareil avec elle ? Est-ce que ce sera pareil avec toi ? Vais-je exiger ce que tu es venu offrir de ton plein gré ? Me le refuseras-tu quand tu ne pourras plus le supporter ? Les rêves deviendront-ils d’autres offenses à scarifier sur ta peau, écrire une autre histoire pire que celle que tu susurres à l’orée de la nuit ? Faudra-t-il une rébellion qui me tuera une toute dernière fois ? Faudra-t-il un abandon pour t’en préserver avant… avant… Mes doigts saisissent le drap et le froissent, parce que le coeur frappe ses affronts, dérangent les idées noires qui ne parviennent pas à s’harmoniser avec la symphonie qui continue de rugir, qui continue de gonfler, tandis que le jour se lève dans nos iris déjà bien moins ensommeillés. Pourquoi ? Pourquoi faudrait-il freiner ce qu’elle est venue prendre, ce qu’elle a exorcisé contre moi ? Pourquoi faudrait-il taire la douleur quand elle la cherche, quand elle s’en nourrit ? Quand il ne lui est pas venu l’idée de me le reprocher. Aucune culpabilité à l’aube de cette journée déjà trop échue pour savoir la juger. Mieux vaut s’y laisser emporter, et c’est là ce que je fais. Mes regards trainent sur sa silhouette, ne recherchent ni la honte, ni la contrition, ne trouvent que cet entre-deux qui n’a rien de désagréable, où le rire chasse les larmes qui ont tracé leurs blessures, infiltrées jusqu’à l’âme, jusqu’à l’os. Blancheur de cadavre, contrastée par sa peau si parfaite, maintenant qu’elle est constellée par les marques de nos folies conjuguées. La solitude ne vient pas exiger son obole, elle demeure très étrangement exsangue, je n’imagine pas une seule seconde regagner la sobriété du penthouse au Mandarin Oriental, privilégie bien au contraire les quelques attentions que je me plais à glisser sur ses mains, ses bras, ses épaules, sa taille, dès qu’elle est à portée. Et la blessure suppure, continue de ne plus se refermer, c’est une cicatrice à jamais destinée à elle, une autre à arborer. Défaire ce qu’elle a orchestré serait impossible. Improbable. Je n’en ai pas envie, la fuir, la renier, c’est une notion d’un passé si récent qu’elle ne devrait pas paraître étrangère. Pourtant elle l’est… Elle l’est. Je ne l’ai pas fuie hier, j’ai cherché à me confronter à l’ombre, à l’errance, à son trouble, pour y verser le mien, et qu’elle le sache, et qu’elle le ressente pour ne plus jamais oublier. Oublier cette maladie qui me ronge, ronge le corps, l’esprit, qui gagne chaque année plus de terrain encore quand je n’ai plus la force de lutter. Quand dévoyer un corps dans la violence m’a autant brisé que rappelé ce que ce pouvoir-là, cette liberté dégénérée, peut chanter dans ma tête. Quand franchir une seconde fois dans ma vie cette limite infâme m’a permis de lui dire, sans le secours de la drogue, ni celui du whisky, tout ce dont je suis constitué. Et elle m’a serré contre elle, elle m’a étreint dans les secrets de nos ténèbres. Alors je ne détourne pas les yeux, je ne les baisse pas, la gêne que je recherche est simplement exsangue. La honte, c’est elle qui a su la combattre, elle m’en a libéré au Viper, elle m’a ôté la conscience même du mal que j’avais porté pendant quelques heures hier soir. Et je ne sais pas quoi en penser. Les chaînes distendues me permettent d’être le monstre que j’ai toujours détesté, que j’ai toujours imaginé déconstruire, depuis l’asile. Cette liberté restaurée est grisante. Je n’en ai jamais eu autant peur, car les barrières sont tombées. Et lorsque je l’ai vue alors, perdue, aussi monstrueuse que moi, j’ai compris qu’Eleah ne me contraindrait pas. Qu’elle ne me contraindrait jamais. Je suis le seul à en avoir encore le pouvoir, et je ne suis pas certain de savoir en user lorsqu’il sera temps de le faire. Lorsque les entraves qu’elles a substituées par sa simple présence me ravageront jusqu’à façonner l’essence même de ma folie, et la lui révéler, entière, horrible, brutale. L’imaginer partir alors, cette simple idée serait capable de me porter au comble de la souffrance, je ne serai pas en mesure de le supporter. Pas quand c’est la seule, la seule à avoir admiré cette bestialité plutôt que de vouloir la faire disparaître. Je ne supporterai pas un désaveu de plus. Un désaveu de trop. Les mots se confondent dans ma tête. Arrête. Arrête. S’il-te-plaît. Eleah ne me l’a pas demandé. Les circonstances étaient différentes, la corruption irrésistible, l’ascendant jamais clair, toujours disputé entre deux corps qui joutent, deux esprits qui luttent. Arrête. Non. Non. Plus jamais. Plus jamais. Je ne peux plus supporter… Cette honte que l’on m’a infligée depuis que je suis sorti, que j’ai choisie telle une compagne dans cette très lente destruction. La seule compagne possible. Mais pas quand je la regarde. Pas quand je te regarde.

Elle me regarde aussi, nos yeux se croisent, les miens s’amusent de ses taquineries quand son état pourrait les interdire. Je demeure dans cette nudité à la fois pure et crue, me rappelle dans chaque mouvement les caresses qu’elle a glissées, l’air qui provient de la fenêtre ouverte me fait frissonner.
_ Bordel de dieu, faut-il que vous soyez toutes fanatiques de ces cafés ignobles ?! Ella est pareille que toi, et deux à la fois, je pense pas tenir la distance. Que les enfers fassent en sorte que vous ne vous croisiez jamais.
Je roule des yeux dans le reflet de la vitre, que j’utilise pour continuer de l’observer à la dérobée, tandis que je termine ma clope. Je tique presque d’évoquer ainsi ma soeur, qui fait partie de cet intime très rarement dévoilé. On ne sait pas que j’ai une soeur, on ne sait pas où j’ai vécu dans ma jeunesse, on ne sait pas que j’ai tout abandonné pour renaître aux States, ou pourquoi. On ne sait pas grand chose, parce que je déteste que les journalistes fouinent là-dedans. La circulation remonte par vagues harassantes, couvrant un instant quelques-unes de ses paroles, pas suffisamment cependant pour que je ne demeure circonspect. Je laisse retomber un menu :
_ Peut-être pas.
Il faudrait qu’on parle avec Greg, il faudrait. Que je cesse de fuir tous les moments qui nous laissent solitaires, pour le laisser entrer dans ma tête. Mais je ne suis pas certain d’être prêt à tout disséquer. À revenir sur le plus laid, sur ces impressions qui continuent de m’ôter le sommeil parfois, rendant ma création haïssable. Déformée par mes actes. Quand j’imagine chanter certains morceaux de l’album, je la revois, dans le studio, dans son bureau. Puis… Je ressens. Tout ce qui a été broyé contre cette putain de cloison, et le désespoir de ce qui fut perdu me donne envie de tout abandonner. Et cela, Greg ne le supporterait pas. Pas quand il a fallu arracher cet album des limbes où j’avais manqué l’ensevelir une première fois. J’ai une sorte de petit sourire un peu meurtri pour Eleah, qui devine sans savoir, qui imagine sans connaître les faits. Ont-ils de l’importance ? Je ne pense pas… Je ne crois pas lui devoir cette laideur-là, risquer ternir celle que nous nous sommes promis, sur le cadavre de celle que je venais d’abandonner. Je ne pense pas… Tout est si lointain, tout est trop récent, en même temps. Nébuleux, horriblement présent quand je m’y attends le moins. Ma voix est légèrement lointaine tandis que je lui réponds, revenu m'asseoir auprès d’elle, dans la moiteur du lit :
_ Oui. Je me suis tiré de chez moi à 17 ans.
Puis après une seconde, alors que l’amertume dévale mes traits, je concède avec lenteur :
_ Enfin, c’est mon père qui m’a viré. Il a fallu quelques années pour que je parte. Que je disparaisse.
Il y avait quelqu’un pour me rattraper alors. Il y avait même deux personnes pour le faire. Ellis et Greg. Ils étaient là. Ils sont toujours là, auprès de moi. Je devrais leur parler. Je devrais. Car ils étaient là. Oui ils étaient là. Et je serai là moi aussi, pour Alistair. Ce qu’elle conclut me laisse une impression de fierté plus grande encore, sans que ce ne soit entièrement légitime. Je suis presque gêné et demande :
_ Tu crois ?
Une question rhétorique qui se voit oubliée par l’ouragan Charleston, précipité sur notre descente de lit, ou quasi. Un ouragan à domicile, nouveau concept du service d’étage, j’imagine.

La dissection de mes humeurs entraîne de drôles de sensations dans mon ventre, elles dévalent un instant ma colonne vertébrale. De ces violences à peines frôlées émergent des échos récents qui me froissent, ôte mes mots, les laissent ainsi aphones, face à ce garçon qui pourtant cherche à me plaire. Je raccroche rapidement la conversation, force la mélancolie à descendre dans ma gorge, ose un regard sur Eleah qui cherche à faire passer tous ses hauts le coeur.
_ Disons que quelqu’un a très longuement négocié pour nous, t’imagine bien que vu la réputation que je me trimballais alors, les rombières de l’orchestre me regardaient d’un oeil sombre. Jurowski… On dira qu’on a fini par se tolérer sans avoir à s’entre-tuer.
Les souvenirs s’étiolent dans mes regards, je cesse de rappeler à moi ce passé qui me navre, préfère à toute l’ignominie le présent qui s’étoffe à chaque fois que nous l’évoquons. Je sens ses yeux sur moi, et très bizarrement, je ne détourne pas mon profil pour qu’elle ne puisse y lire la peine qui y demeure, dans l’expression qui se fige, je la laisse la prendre, tout comme le reste. Il y a des moments qui ne peuvent être narrés, pas avec des mots, dans une chambre étrangère. Pas comme ça. Pas maintenant. Mon oeil bientôt goguenard lui revient et je laisse tomber un très faux :
_ Va savoir quelles envies pourraient naître... Mais je crois que je vais laisser Charly à Greg. Pas de jaloux ainsi.
La fausse désinvolture tient lieu et place à mes affects complexes, elle les balaye, avant que le calme ne retombe sur nos deux silhouettes. J’ai déjà des images qui viennent redorer les élans d’une journée nouvelle, celle où elle danserait, où je serai là pour la voir, juste la voir, dévorer une image, m’approprier un mouvement dans l’indécence de pensées tues, là, dans ma tête encombrée. Des notes à subodorer sur son corps. Tant de notes. Ça me plairait. Une autre évasion pour me porter plus loin encore des anciens projets, les remplacer, les dessiner dans l’euphorie maligne qui bat dans mon coeur, manipule mon souffle. Puis le nom. Le nom, étrange dans la bouche, invité importun. Je songe une très brève seconde, en la regardant, sérieux soudain :
_ Non. Ça n’en a aucune.
Et je m’aperçois que c’est vrai. Ça n’a aucune importance, son nom, ses airs, qu’il l’ait eue avant moi, même après, qu’elle ait couché avec lui hier soir, avant d’ouvrir la porte, ça n’a strictement aucune importance. Tout comme cette fille blonde, à Aberdeen. Tout comme l’autre, que j’oublie déjà, qui semble si bien me connaître que ç’en est parfois troublant. Comme ces étreintes, ces visages, même ces comparses qui furent à l’image de celui qu’elle narre. Des comparses de certains moments d’oubli, récurrence de souffles enfiévrés, parce que l’on se connaît, parce que l’on s’est apprivoisé. Parce que l’on tisse quelque chose qui fait sens sans que cela ne puisse remplacer la véritable confidence. Je prends place à côté d’elle et en terminant mon café, je l’écoute. Je me souviens, ce que cette entente-là produit en un esprit, ce que cela déclenche dans les mécaniques artistiques qui nous meuvent. C’est irrépressible, toutefois jamais suffisant. Car au-delà du meilleur, il manque toujours l’aveuglement. Cet aveuglement total qui permettrait de suivre le fil, en équilibre instable, et croire qu’on ne pourra jamais tomber. Jamais flancher. Je connais ces mécaniques qu’elle dépeint car je les déclenche, je m’en nourris. Je me suis appuyé sur ce partage, brûlant, consumant, cherchant toujours plus loin d’autres territoires à braver, pour partir. Partir sans me retourner. Je suis ainsi, un peu comme Isaac. De ces personnes torves et perfectionnistes en qui on a très peu confiance car elles sont dévorées par cet égoïsme qui produit la créativité. Mais qu’on suit malgré soi. Malgré les alarmes qui nous hurlent de fuir. J’aurais sacrifié beaucoup de monde pour parvenir à l’excellence d’aujourd’hui. Je l’ai sans doute même fait sans m’en apercevoir. Ai-je lâché quelqu’un, qui s’est brisé à cause de moi ? Oui… Oui. Tant de fois. Tant de fois. Hormis ceux qui intègrent mon clan, peu survivent alentours, et cette confiance qu’ils aimeraient que je leur accorde en retour n’arrive pas. Ils demeurent en dehors. En dehors de moi. La brioche en partage, je considère ce qui me reste dans la main, parlant avant de le mâchonner sans enthousiasme :
_ C’est ce qui différencie les rencontres insolentes de ces fusions plus rares, où l’on sait pertinemment que l’autre sera là, quoiqu’il arrive. Les gars… Les gars sont pour moi cet ancrage-là, deux piliers sans quoi tout le reste s’écroulerait. Moi… C’est différent…
Je balaye l’air, je n’épilogue pas sur cette nature changeante qui me caractérise, et cette confiance terrible qu’ils me vouent, malgré le fait qu’elle ait été trahie à de nombreuses reprises. Car c’est comme ça. Ils savent. Ils savent qu’un jour, je ne serai pas là quand les promesses avaient pourtant été portées. C’est déjà arrivé. Je frôle son épaule de la mienne :
_ Ouais bien sûr que j’irai quand même. C’est pour ça que c’est différent. Je la cherche en permanence... La fracture.
J’observe ma main, fait jouer les articulations comme pour en chasser les douleurs qui ressurgissent, qui n’existent déjà plus pour me rappeler ces limites que je ne peux frôler. La fracture. Au sens propre peut-être. J’en crèverai aussi. Je sais qu’elle a raison. Qu’elle ne s’en relèverait pas non plus. Ce que nous créons, c’est tout ce qu’il reste.
_ Tout ce qu’il reste…
Le murmure s’évanouit en une autre gorgée, ma main est assurée autour de la tasse, je hoche la tête, intégrant ces détails qu’elle a bien voulu me confier, les accepte, les laisser demeurer sans le sceau de l’oubli, j’aimerais me souvenir. Me souvenir de cette peur qu’elle a envers Isaac. J’aimerais savoir qui je serai pour elle. J’aimerais savoir si elle me fera confiance alors. L’idée me paraît folle, l’idée est tout ce qui demeure pourtant. L’idée du Royal Ballet. Et de notre scène. La scène qui nous représentera. Je mordille ma lèvre inférieure en songeant aux répétitions qui commenceront tout juste quand il faudra partir. Partir loin d’elle. Cette pensée durcit ma mâchoire, augmente l’amertume laissée par le café. Sa présence qui s’appuie de nouveau contre moi m’apaise aussitôt toutefois. Elle est là. Elle est là. Elle est restée aussi. Je plisse mes paupières, sent sa main s’inviter, la laisse dérober son dû, éructe une sorte de grognement :
_ Qu’est-ce que t’en sais, hein ? Peut-être que cette brutalité là, je la tairais soigneusement, je la garderai pour moi seul. Tu ne sauras pas ce qui se passe dans mon corps, ou dans ma foutue tête.
Je m’accroche au reste de l’orange, la manie tout en l’observant, comme s’il fallait l’avaler le plus vite possible histoire qu’elle ne vole pas un autre quartier. Je passe une main dans mes cheveux ébouriffés en grommelant :
_ C’est ça, disparais, voleuse impure. Barre-toi.
Mais les mots qui souhaitaient se destiner à plus de dureté échouent lamentablement quand mes airs se fascinent à la peau qu’elle dévoile. Ce n’est pas comme si c’était la première fois, mais bordel, que c’est gracieux lorsqu’elle fait cela, d’un seul geste de sa main. Mon visage se ferme, demeure d’une placidité un peu trop suspecte pour qu’elle ne devine pas le tourment qu’elle opère, en effet. Je change très légèrement de position sur le lit, un peu moins détendu. Puis fais un geste de la main pour la chasser enfin :
_ Barre-toi, j’ai dit.
Je n’ai peut-être pas la bouche ouverte mais je suis définitivement ébranlé par cette chair qu’elle a su décrire, et ses brutalités demeurent ancrées dans tous mes muscles qui se réveillent. Je la regarde disparaître, rêvassant à sa peau nue quelques secondes supplémentaires avant de sentir le téléphone vibrer dans la poche de mon jean, où il était encore logé. Pourquoi le vibreur se réactive-t-il sans cesse sur ce machin à la con hein ? Je regarde le nom de Joe s’afficher en caractères trop grands pour mon écran. A-t-on idée d’avoir un prénom aussi court ? Je renvoie l’appel aussitôt. Mais son harcèlement continue. C’est au bout de la quatrième fois que je décroche en aboyant :
_ Quoi ?!
“Ça y est ? T'as retrouvé tes couilles ou c'est ton doigt qui a ripé ? Faut peut-être que je passe par ton agent maintenant ?”
_ Je me suis lassé de voir ton foutu patronyme décorer mon écran d'accueil. Pour le reste, Victoria a dû laisser ses coordonnées, moi je m'occupe pas de la paperasse.
“Ouais ? Eh bien moi je suis lassé de voir ta pimbêche faire claquer ses talons dans les bureaux chaque fois que t'as un foutu truc à demander. Avant t'avais au moins la moelle de venir toi-même déverser tes pleurnicheries auprès de Moira. Mais ça y est ? Tu tombes même dans cette caricature là ?”
_ Voilà, exactement. C’est parce que la caricature n’était pas complète. Et tu sais quoi Joe ? J’en ai eu marre de pleurnicher, de demander, comme un petit connard bien obéissant. C’est mon oeuvre, la mienne. La mienne. Ma putain de musique, mes putains de mots, et si j’ai envie d’aller les porter ailleurs, je me passerai de votre bon vouloir. Mes conditions. Ça a toujours été le deal. Ça te va comme caricature ça ? Ou faut que je t'explique que j'en ai rien à carrer par dessus le marché, de tes états d'âme ?
“C'est ça. Ta putain d'oeuvre. Celle que t'aurais jamais pu pondre si on n'avait pas tous bossé dessus pendant des mois. Mais tu sais quoi ? Je vais même pas te faire chier avec ça parce que je sais que tu ne pourras jamais te mentir là-dessus. Non. Ce qui me fout vraiment hors de moi c'est de te voir te planquer comme une mauviette alors que tu sais très bien qu'on ne t'aurait jamais refusé quoi que ce soit sur ton putain d'album. Parce que oui, ça a toujours été le deal. Et que devant toi tu as toujours eu une femme qui respectait ses engagements. Et qui avait le courage de venir elle-même quand elle avait un truc à dire. T'as jamais été un petit connard bien obéissant, Wilde. T'étais juste un homme. Un homme que j'estimais…”
L’émotion de Joe transparaît dans sa voix et ma gorge se serre, se serre un peu trop fort pour ne pas altérer la mienne, où se distingue cette sorte de fatigue que je maquille à trop courir, à trop fuir. Le plus loin possible de ce qui s’est passé.
_ Bah t’aurais juste pas dû m’estimer.
Un blanc distance les affects, j’interdis l’avalanche qui saurait tout broyer entre nous, laisse les tremblements passer dans ma silhouette voûtée sur le lit :
_ Je voulais juste qu’elle sache. Avant. Avant qu’elle l’apprenne, sur les affiches. Ou ailleurs. J’aurais dû venir lui dire. Mais je ne peux pas faire ça, Joe. Je ne peux pas faire ça. T’aurais pas dû y croire. Et moi non plus.
Joe se calme avec la brusquerie des bonnes pâtes :
“Croire à quoi, James ?”
Croire en moi. En nous. En ce que l’on construisait quand il ne reste plus rien. Plus assez. Plus assez pour combattre cette léthargie et l’horreur qui y survit. C’est comme une confession qui glisse par mégarde, sur le ton du regret :
_ Que ce qu’ils disent est faux. Qu’il faut attendre autre chose de moi que cet abandon-là. Je ne crois pas pouvoir revenir, Joe. Je ne crois pas qu’elle puisse le supporter non plus. Alors je vais faire la tournée et après… Après, je ne sais pas. J'arrive pas à... Je sais pas. Il n'y a que cette nouvelle idée qui puisse faire survivre quelque chose. Quelque chose de ce qu'on a eu tous ensemble. C'est la seule chose qui importe. Que tout ça... que tout ce qu'il a fallu... ça n'ait pas été vain. Tu comprends hein ? Tu comprends…
Je deviens nébuleux, incapable de dire. De me dire.
_ Je vais raccrocher maintenant.
Le souffle de Joe se précipite :
“James, attends !”
Et j’attends. Le temps du souvenir éteint d’un projet avorté.
“Tu... Tu as toujours eu des amis ici. Des gens qui se sont battus pour toi. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, James. Et je ne veux pas le savoir. Tout ce que je voudrais c'est... que tu ne piétines pas ce qui reste si tu tiens tant à le faire survivre. Ici, c'est tout le monde qui se prend une gifle à chaque fois. Tu peux pas faire ça, James... Pas comme ça.”
_ Parfois Joe, on survit uniquement en détruisant tout ce qui nous retenait. Je ne veux plus me contraindre désormais.

Ma tessiture se brise et je raccroche en laissant tomber le téléphone sur le plumard, comme s’il me brûlait, remâchant la conversation inutile, absconse, éreintante. La cruauté d’une estime perdue ravage ma silhouette, ce corps qui me débecte soudain, qu’il me faut arrimer à un autre pour croire encore un peu qu’il est digne de ne pas s’éteindre. S’éteindre. Cesser d’exister. Je tremble, je tremble tant. C’est sans réfléchir que je me porte dans le sillage de ses parfums, que je m’invite dans l’espace intime dans lequel elle s’est retranchée, quand le chant de l’eau ruisselle sur le corps convoité. Ce corps qui déclenche tant de ces émotions brutales qu’elle a fichées dedans. La vie, après les prémices de la mort. L’existence reliée, qui vibre, vibre, vibre, la seule note qui soit. Qui soit. Faites que ça n’ait pas été vain. Tout le mal. Toute la laideur… Mes regards indécents glissent, suivent le parcours de l’eau, dérobent les quelques secrets d’un silence qui ne trahit guère encore ma présence qui brouille la vapeur qui nous environne. Je suis perdu. Il n’y a qu’elle. Un pas, puis l’autre, ténu, parce que j’ai les pieds nus sur le sol de marbre où l’eau se condense. Ses cheveux prennent des allures d’ébène qui glisse en direction de la chute de ses reins, qu’elle a cru si bon d’accentuer tout à l’heure. Habillé, j’ouvre la cabine, envahis son espace, laisse la flotte tremper mes fringues, contraster la fragilité de son épiderme. Mes doigts remontent ses vertèbres, ma présence se love dans son dos, et je penche sa tête pour venir murmurer, tandis que mon autre main repose sur son ventre, dessinant ces mots tremblants que je substitue à d’autres pour tous les oublier :
_ J’espère que tu songes… à tout ce qui se passera quand tu danseras, et que je te regarderai. Parce que tu te souviendras, hein ? Des marques qui demeurent. Juste là… Juste là…
Mon sourire triste se dessine sur sa peau trempée, mon doigt furète du côté de ce bleu qui s’éprend de sa hanche. Juste ici. Avec toi. À l’intérieur aussi. La brutalité des émotions. De celles que je ne veux pas oublier. Perdu. Perdu. Mais pas quand je t’étreins.
_ Garde les yeux ouverts. Je serai là, pour te voir. Pour apprendre une nouvelle fois, que rien n’est vain. Rien.
Je respire sa présence, cesse de jouer avec l’épiderme de nacre qui scelle mon tourment, mon nez suit la ligne de sa nuque et le conte se partage :
_ Je te raconterai tout, dans l’ombre. Tout. Tout ce que cela fait.
La violence de tes pas, tendue sur le fil de mes songes. Mon sourire s’éteint, ma bouche appose une sorte de promesse, je quitte les évasions de la douche aussi rapidement que j’y suis entré et la laisse en paix, cherchant le trouble déclenché, cette torture que je lui promets en retour de la tourmente d’une journée. De bien d’autres aussi. Derrière la vitre, que je tapote, j’ajoute, mutin :
_ Ou peut-être que je me tairai et que tu ne sauras définitivement rien… Si la tourmente n’est pas vraiment là, alors ouais, je me tairai.
J’ai l’air d’un chien mouillé, j’en ai strictement rien à foutre, parce que ce trouble qui danse dans mes yeux dispute à la peine sa principauté. Il y a l’essence même des idéaux brutaux qu’elle me promet, et mes prunelles dévalent ce corps qui dansera pour moi. Pour moi aussi. J’en suis persuadé. Et je saurai. Que rien n’est hasard, que rien ne fut vain, que la laideur en héritage tracera d’autres virulences qui survivront alors. À la peine. Et aux remords.
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Anonymous
Invité
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() message posté Lun 17 Sep 2018 - 12:56 par Invité
ET CE DÉTOUR
QUI N'EN FINIT PAS
james & eleah

« I'm gonna swing from the chandelier, I'm gonna live like tomorrow doesn't exist. Like it doesn't exist.  I'm gonna fly like a bird through the night, feel my tears as they dry, Keep my glass full until morning light, 'cause I'm just holding on for tonight. »
Tu n'es pas parti. Tu es resté là, dans cet entre-deux qui ne nous appartient pas. Pourquoi ne pars-tu pas ? Pourquoi rester, quand il n'y a autour de nous qu'incertitudes, et spectres trompeurs ? Des visages qui défilent, au-devant de la rétine. Les leurs. Les nôtres. Portraits insensés, les uns comme les autres. Je ne sais pas ce que tu attends, ni ce en quoi tu crois. Mais moi … Moi, je ne sais rien de ces choses-là. De ces mécanismes qui s'instaurent entre les êtres qui décident de se relier l'un à l'autre, pour n'en devenir qu'un seul. Je ne veux pas me confondre à toi. Je veux demeurer moi. Moi contre toi. Moi sans toi, s'il le faut. S'affranchir de tout, même de ce qui s'est tracé dans le sang et les larmes. Déparer les serments de ses fards pour n'en laisser que l'ossature ignoble et décharnée. Parce que c'est ce qui nous attend n'est-ce pas ? C'est irrémédiable. C'est une finalité évidente. C'est ce qui attend tous ceux qui décident de s'arrimer l'un à l'autre. C'est ce que j'ai toujours observé chez eux, ces autres. C'est ce qu'elle a fait, elle aussi. Elle s'est reliée à lui, serment inviolable. Je n'oublierais jamais cette façon dont il l'a détruite, morceaux par morceaux, pièces par pièces. Jusqu'à ce qu'il ne reste d'elle qu'un reflet immonde, souffreteux comme la mort qui n'a pas pu se repaître depuis trop longtemps. Elle n'a jamais été si belle que lorsqu'elle l'a prise enfin, cette mort, défigurant ses traits devenus laids, lui accordant le bénéfice d'un sourire en demi-lune sur ses traits informes. Elle était libre, libre enfin. Libre quelque part. Loin de lui, loin de nous. Les serments rompus, inachevés. C'est tout ce que je reconnais. C'est ce qui nous attend, parce que l'homme est ainsi, à vouloir trop, à n'en avoir jamais assez. Nous sommes ainsi, plus encore que tout autre. Tu finiras par demander ce que je ne pourrais pas te donner. J'exigerais tout ce que tu auras envie de taire. On se décomposera, bribes par bribes. Tirant l'un et l'autre avec une faim égoïste sur les rêves partagés pour mieux les éventrer. J'aimerais que tu partes pour ne pas me donner tort. J'aimerais que tu t'en ailles, parce que c'est ce qu'il y aurait de mieux à faire. De plus simple. De plus évident. De plus confortable aussi. Mais tu restes là, déployant ta sphère autour de moi, ne masquant plus les troubles qui viennent te tarauder, et qui me happent, bien malgré moi, parce que j'ai le sentiment de devoir les partager, alors qu'ils ne m'appartiennent pas. Peut-être crois-tu que je ne les vois pas. Que c'est pour cette raison que tu les arbores, ne masquant plus rien de ce qui te dévore. Mais ils n'en sont que plus évidents depuis que je t'ai vu, que je te sais. Pas totalement. Pas par cœur. Assez pour entendre l'indicible, en subodorer les indistincts contours, et les ressentir au fond de ma propre chair. Un malaise qui grandit, que je ne comprends pas, qui n'a pas d'égal. Un malaise qui vient murmurer des psaumes étranges à mon oreille, et font battre mon cœur plus vite à la simple idée que tu puisses réellement m'entendre, m'écouter, me croire, et que tu partes. Loin d'ici. Loin de moi. Tu ne partiras pas, n'est-ce pas ? Non … Non, tu ne partiras pas.

Les troubles se confondent, glissent le long des silhouettes comme de scintillantes parures translucides. Ses regards détourent son corps qui se meut dans la pièce, imaginent d'invisibles fils se tisser entre-eux dans le vide. Au détour de la conversation, c'est un autre de ces détails intimes qui se divulgue avec un naturel confondant. Un autre fil qui apparaît, noué autour d'une côte, relié à l'une des siennes, tirant un peu, douloureux. Eleah tique, hoche la tête en projetant dans sa tête une image plus féminine de James, et plus jeune. Avec des goûts éclectiques et colorés, presque fantaisistes, un peu comme elle. Une sœur. Ella. Ça ne peut être que ça. Ou une amie, de celles particulières qui demeurent malgré le temps qui passe. Mais elle parierait davantage pour une sœur. Contre toute-attente, elle l'avait imaginé fils unique, désavoué par un père aux exigences trop nombreuses, trop archétypales aussi. Une enfance auréolée d'attentes que l'on ne peut projeter sur une autre progéniture, puisqu'on en a qu'une seule. Mais il y a une sœur. Est-elle comme lui, au caractère mordant et au parcours atypique ? S'est-elle affranchie dès le plus jeune âge du carcan familial ou a-t-elle au contraire décidé de l'embrasser parce que sa personnalité plus policée lui permettait d'en accepter les dogmes ?
« Tu ne connais rien aux petits plaisirs de la vie trésor. Il n'y a rien de meilleur qu'une gorgée de café où vient poindre une moustache de chantilly. »
Elle semble rêveuse, ayant même le souvenir du goût sucré venant caresser sa langue.  
«  Laisse moi deviner … Ta petite sœur ? Ou grande peut-être … Si elle les aime, c'est forcément quelqu'un de bien. Je suis sure qu'on s'entendrait. Comment ça se fait qu'elle apprécie ces breuvages, et que toi tu les désavoues ? Vous n'avez pas été forgés dans le même moule ? »

Elle songe à Gregory, aux airs qu'il portait jusqu'à sa silhouette durant cette soirée rose et or, pour la sortie du clip des Spectrum. Des attentions muettes, des inquiétudes sourdes, invisibles pour qui ne prendrait pas le temps de les voir. Eleah se concentre un peu et cherche à se souvenir des mots qu'ils avaient échangé avec James ce soir là, sur ces personnes qui nous entourent, et qu'il faut finir par libérer un jour. Entre lui et Gregory, il y a de ces liens qui lui rappellent ceux qu'elle a avec Arthur. Aussi destructeurs que formateurs. Impossibles à renier, car le faire serait bien trop douloureux. Ce serait une fracture dont on ne se relève pas. Eleah n'ajoute rien, simplement parce qu'elle n'est pas convaincue. Elle sait qu'elle incarne une menace pour leur stabilité. Et même si au fond, James est entièrement libre de ses choix, qu'elle ne l'a jamais contraint à quoique ce soit, elle se sent un peu responsable du déséquilibre dans lequel leur projet place le groupe tout entier. Elle sait qu'il y a autre chose, de profondément ancré, de profondément violent. Quelque chose qu'elle ignore, et qui le pousse à s'éloigner de tout ce qui l'a constitué pendant longtemps. Elle n'est pas sure de vouloir savoir. Mais si c'est le prix à payer pour l'amener à ne pas renier tout ce qu'il a su créer, pour le détourner de cette envie qu'il semble avoir de détruire cette partie-là de lui-même, créée sans doutes aux dépens de quelqu'un d'autre, elle est prête à prendre le risque de s'aventurer sur ce terrain-là. Peut-être pas aujourd'hui, ni demain. Quand il le faudra. Parce qu'elle devine que c'est un terrain dont ils ne reviendront peut-être pas.

« C'est jeune, dix-sept ans ... » murmure-t-elle en écho, songeant à son propre parcours.
Le cocon familial, quitté à treize ans pour rejoindre les internats trop strictes. Mais cela n'avait rien à voir. Elle est partie par choix, non par contrainte. Pour poursuivre un rêve qui lui permettrait de se relever, et de survivre. C'était différent. Elle le voit à ses airs, à cette amertume qui le constitue lorsqu'il évoque ce père qui n'en fut pas vraiment un. Pas tel qu'on l'imagine en tout cas. Peut-être en a-t-elle entendu parler, parce que le nom de Wilde lui semble familier, au-delà de la scène. Elle n'a jamais cherché à savoir, sa curiosité ne dépassant pas ces limites-là. Et puis elle n'a jamais fait partie du milieu dont ils sont issus, raison pour laquelle certains patronymes ne lui disent rien, alors qu'ils sont connus par cœur dans certaines sphères. Eleah sourcille légèrement sur sa dernière assertion, glisse une œillade discrète sur son profil pour récupérer minutieusement les détails qu'il divulgue, et dont les sens profonds lui échappent. Puzzle morcelé, incomplet. Elle laisse une interrogative lui échapper tandis que son épaule s'appuie un peu plus contre la sienne :
« Que tu disparaisses ? … Tu veux parler au sens figuré j'imagine … »
Figuré ou non … Quelle importance ? Au final, le résultat est bien le même. Elle se demande pourtant, ce qu'il a voulu dire. S'il a frôlé à ce moment-là de ces perditions dont on manque de ne pas revenir, sur le fil, en équilibre. Est-ce qu'elle a envie de connaître ces détails qui le composent, notes de la partition fracturée qu'il incarne même dans ses heures les plus sombres ? Elle n'est pas sure. Cela lui fait peur. Elle ne sait pas comment elle réagirait, si elle aurait la force de tout concevoir, de tout accepter, de tout prendre sans succomber à l'envie irrépressible de le fuir pour embrasser une sécurité illusoire. Heureusement la conversation dérive sur Alistair, l'insolence de ses airs, les tourments de son âme en recomposition. Oui, il lui ressemble. Un peu trop parfois, et c'est sans doutes ce qu'il y a de troublant et d'attirant chez lui. Lui aussi il sait, ce que c'est. Ce cri qui résonne à l'intérieur, qui agonise, qui fait si mal. Il le sait même mieux que personne, mieux qu'eux dont le temps a fait son ouvrage, parce que sa fracture à lui est récente. Cela se voit, cela se sent. Eleah l'a senti en tout cas, en posant ses paumes assurées sur les siennes, tremblantes, moites, terrifiées. Un long frisson l'a parcourue alors, comme si les tourments qui cisaillaient son corps en mouvement, sur la piste de danse, passaient de lui à elle, le temps d'une brève seconde. C'est ce que déclenche parfois la danse, une sorte de projection. Cette projection elle ne l'oubliera pas, pas tout de suite. Elle en est incapable.
« Oui … Et il aura besoin de toi … Plus que tu l'imagines, ou que tu ne peux le concevoir pour l'instant. Parce que sa fracture à lui est récente. Il ne l'a pas encore apprivoisée … Elle le terrifie. Il n'a pas encore eu le temps nécessaire pour l'appréhender, et accepter qu'elle fera toujours partie de lui. » conclut-elle, en accompagnant ses paroles d'un vague sourire contrit.

Charly interfère, s'exalte, repart aussi vite qu'il est arrivé parce qu'il est constamment débordé, même lorsqu'il n'a rien de spécial à faire. Son intervention laisse des traces en étalage, sur ses traits fatigués à elle, sur le mutisme de son visage à lui. Il y a de ces stigmates qu'elle devine déjà, qui se font légion depuis qu'il est entré. Elle les distingue, tour à tour, déferlant sur ses traits pour mieux en accentuer la profondeur. Luttant contre la migraine et des nausées qui l'accablent par spasmes, Eleah essaie de garder le fil de la conversation malgré tout. Elle se demande qui a bien pu négocier leur passage au Royal Albert Hall, et en arrive rapidement à la conclusion que ça ne peut être que leur productrice. Moira Oaks, si ses souvenirs sont exacts. Elle ne l'a pas vue beaucoup. Quelques rendez-vous, pour discuter du clip des Spectrum, asseoir une ambiance sur laquelle elles se sont entendues. Elle a été surprise de voir qu'elle ne remettait que peu en question la chorégraphie qu'elle avait choisi de créer pour le groupe, qu'elle lui faisait confiance, même si elle faisait preuve de pointillisme quant aux menus détails. Un professionnalisme qu'Eleah a tout de suite évidemment apprécié, ayant cette rigueur-là d'esprit aussi, perfectionniste jusqu'au bout des ongles lorsqu'il s'agit de concevoir. Une femme élégante, aux allures sublimées par sa haute stature. Dans d'autres circonstances, peut-être l'aurait-elle trouvée attirante, s'aventurant à l'imaginer en dehors des carcans  professionnels, déparée de ses tailleurs cintrés pour l'envisager plus libre. Mais la réflexion n'était pas allée beaucoup plus loin que cela. Maintenant qu'elle y repense, et à mesure que les détails s'accumulent, elle se dit que se doit être elle, la raison de la fracture. Qu'il y a eut quelque chose, entre eux. Forcément. Quelque chose d'indicible, qui existe sans doutes toujours aujourd'hui, qu'il ne peut pas totalement renier, parce qu'il en porte encore les traces malgré lui. Elle devine ces rapports qu'il a avec la gent féminine, imagine sans mal que certaines ont dû le toucher. Parce qu'il donne beaucoup de lui, même s'il ne s'en aperçoit pas. C'est dans sa nature sans doutes, d'embraser les êtres qu'il frôle, de les pousser dans leurs retranchements les plus crus. Il les broie, il les sublime. Les deux ensemble. C'est ce qui l'a attirée vers lui, elle aussi. Un pincement tiraille son cœur, sans qu'elle ne sache pourquoi. Elle n'est pas jalouse pourtant. Et elle n'envie pas un lien dont elle ignore tout. C'est autre chose. Une impression qu'elle n'apprivoise pas encore, parce qu'elle n'a rien de déjà-vu. Un trouble qui naît lorsqu'elle ne distingue aucune tentative de sa part de la préserver de ses tourments, ou de masquer ses émotions lorsqu'elle l'observe. Elle les recueille, toutes autant qu'elles sont, les glisse dans l'écrin soyeux de sa mémoire. Elle ne les oubliera pas. Mais une part d'elle-même en a peur, parce qu'elles constituent l'étoffe d'une intimité qui se compose à travers une complicité muette dont elle ignore tous les motifs pour ne les avoir jamais vus auparavant.

Maquillant les troubles d'assertions plus frivoles, quelque chose en elle se tranquillise de savoir que la relation qu'elle entretient avec Isaac n'a pas d'importance à ses yeux. Qu'ils sont sur la même longueur d'ondes, quant aux liens qu' ils savent tracer l'un et l'autre avec ceux qui les entoure. Elle aurait du mal à supporter le joug d'une possessivité jalouse, qui amène à des déchirements inutiles où la confiance n'a plus la force de lutter puisqu'elle est constamment remise en question. Cela n'a aucune importance, tant que lorsqu'ils sont ensemble, il n'y a qu'eux, et aucun des spectres de leurs relations parallèles pour venir les troubler, ou s'interposer.  Elle songe pourtant à Isaac puisqu'il est évoqué, à ce lien qu'ils ont su tracer pour la première fois il y a des années, et qui ne s'est jamais réellement distendu. Sauf lorsqu'il en a trop voulu, qu'elle n'était pas prête à le suivre dans une exclusivité qui aurait fini par les détruire l'un et l'autre. Il a accepté qu'elle refuse le lien qu'il lui proposait, plus fort, plus lourd de conséquences aussi. La brièveté de rapports impromptus était plus acceptable à ses yeux que pas de rapports du tout. L'éphémère de leurs rencontres est ce qui leur correspond le mieux, elle en a toujours été persuadée. Elle ne peut pas oublier la brutalité des sensations qu'elle éprouve chaque fois qu'elle danse avec lui, qu'elle a l'impression que chaque geste, chaque étreinte, est sublimée par la puissance qu'il déploie lorsqu'il monte sur une scène. C'est dangereux, c'est grisant, terrifiant en même temps. Des émotions contraires qui accentuent l'émotivité des visages, la finesse des gestes tremblants. La première fois qu'ils ont songé à rêver ensemble sur Exogenesis, Eleah s'est tout de suite dit que si elle devait danser avec quelqu'un, sur la voix de James, il ne pourrait y avoir qu'Isaac qui serait à la hauteur de ses espérances, qui saurait transcender à ses côtés chaque note de son timbre. Et ce, même si elle aurait peur à chaque instant qu'il ne la rattrape pas, qu'il ne soit pas là. L'idée a changé à mesure que le lien prenait une tournure inattendue. Aujourd'hui, elle n'imagine personne d'autre les accompagner. Lui, elle. Eux-deux, ensemble, dans une exclusivité qui ne s'exalte que sur une scène éphémère. Elle a envie de partager le rêve qu'ils auront su créer avec lui, et seulement lui, sans le concours de quelqu'un d'autre. Un moment par eux et pour eux. La démonstration d'un lien qu'ils ne comprennent pas, qu'ils sont prompts à renier, mais qui existe pourtant, et se densifie chaque fois qu'elle s'aperçoit l'observer avec un peu trop d'insistance, capturant des moments dans son esprit en aspirant à s'en souvenir, pour le garder là, à l'intérieur d'elle, quelque part.
« Tu es là pour eux aussi … A ta manière … Ils le savent je crois … Ils le savent. »
Tout comme elle sait qu'elle sera toujours là pour Arthur, quoiqu'il arrive. Et qu'il sera toujours là pour elle, à sa manière singulière. Ce sont de ces choses dont on est intimement convaincu, sans même pouvoir l'expliquer.
« Je sais … Et tôt ou tard, tu finiras par réellement la trouver. » glisse-t-elle, avec une franchise sans fard.
Parce que c'est vrai, qu'il ne peut le renier, qu'il l'admet lui-même. La fracture il la cherche, peut-être même la veut-il. En cela ils diffèrent, parce qu'Eleah est animée par des élans qui n'aspirent pas à détruire. Non, elle veut créer. Créer encore, créer toujours. Jusqu'à être aphone, ne plus être capable de rien, si ce n'est s'éteindre. Elle ne veut pas donner raison à celui qui la détruisit un jour. Son œil flamboie de lueurs différentes, à cette seule pensée.  
« C'est peut-être naïf, c'est peut-être cliché … Mais je veux vivre. Je veux créer encore. Je veux continuer de danser parfois jusqu'à ne plus rien sentir, hormis la douleur de mes membres que j'aurais sollicité jusqu'à l'outrage. Je veux créer jusqu'à ne plus être capable d'imaginer quoique ce soit que je n'aurais déjà fait. Je veux continuer d'étreindre des corps, de les ravager s'il le faut, même si ça fait mal. Je veux rire, je veux pleurer, je veux m'émouvoir, encore et encore, et encore. Ne plus être capable de tout cela … Qu'il ne reste rien, hormis l'apathie … Ce serait intolérable. Je ne pourrais pas. » admet-elle, les émotions en partage, formulées sur un timbre calme, presque doux.
« J'aimerais créer quelque chose avec toi. Je ne sais pas exactement quoi … Ni jusqu'où cela ira. Alors  … Si tu veux bien, attends-moi. Juste un peu. Juste assez. Je sais que tu ne changeras pas, et cette attirance que tu as, pour les fractures, elle sera toujours là. Mais attends un peu tu veux ? Reste avec moi, encore un peu, avant de chercher à la trouver de nouveau. Il y a encore des émotions que j'ai envie de créer contre toi. »
Elle ne le regarde pas, son souffle est plus ténu, parce que si elle aspire à éprouver, Eleah est moins habile lorsqu'il s'agit de mettre des mots sur ce qui la bouleverse.  C'est aussi pour cela qu'elle ne s'attarde pas, qu'elle renoue très vite avec des gestes plus frivoles et des attentions malignes. Les saveurs acidulées de l'orange se mélangent à celles du café et de la brioche. Son ventre la remercie, non mécontent de recevoir un peu de pitance, et la récompense en calmant peu à peu les élans de sa migraine.
« Tu aimerais t'en convaincre n'est-ce pas ? Te dire que tu pourras tout me cacher ... »
Son sourire s'agrandit, s'emplit de sous-entendus, parce qu'elle le sait incapable de maquiller ces émotions-là si sincèrement elles viennent le bouleverser. Elle les verra, elle les déclenchera, c'est tout ce qu'elle souhaite. Il le sait n'est-ce pas ? Bien sur qu'il le sait. Ses doigts aventureux s'égarent pour lui voler un autre quartier d'orange, mais s'interrompent dans leur entreprise en le voyant s'accrocher à son dû. Elle se redresse, se lève, joue de ses atours sensuels avec une conscience absolue des attraits que ses charmes ont sur lui. Une moue faussement chagrinée s'installe sur ses lèvres lorsqu'il lui intime de se barrer, et un léger rire l'étreint juste après qu'elle ait disparu derrière la porte de la salle de bain.

L'eau est brûlante, inonde la pièce d'un nuage de vapeur, rougit sa peau albâtre où apparaissent plus distinctement, ici et là, les marques de leur étreinte dont elle se souvient des râles avec une précision nimbée de troubles. Ses doigts viennent effleurer les parcelles qui ont bleui, se fascinent de la légère douleur qu'elle éprouve lorsqu'elle appuie sur la peau meurtrie. Mélange de gêne, de désir, de honte et de légèreté. En équilibre, toujours, entre des émotions contraires qui ne cessent d'osciller. Ses paupières se ferment, alourdies par l'eau qui y ruisselle. Ses doigts viennent masquer son visage. Les yeux fermés, ouverts. Elle le revoit, partout. Figée à l'intérieur de lui, disparu à l'intérieur d'elle. Son cœur s'affole un peu dans sa poitrine, parce que dans le lointain elle entend sa voix au gré d'une conversation dont elle ne cherche pas à distinguer le sens. Elle se concentre sur le clapotis de l'eau, sur ses muscles qui se détendent peu à peu. Elle se perd, elle se noie. Jusqu'à ne plus rien voir, ou entendre. Jusqu'à être traversée par un léger sursaut de surprise, lorsqu'elle le sent se glisser derrière elle, sans même l'avoir entendu venir. Sa silhouette s'immobilise, figée par l'émotion indicible qu'il vient lover contre son corps, et qu'elle reçoit comme si elle la traversait de part en part à son tour. Partage insolite, partage bouleversant, qui la laisse aphone. Incapable de parler, ou même de se mouvoir. Seuls ses doigts viennent tracer une caresse indistincte sur le dos de la main qu'il a posé sur son ventre, éprouvant en même temps la morsure de ses vêtements sur sa peau nue, et de cette tristesse, qu'elle devine dans les replis de son timbre, qui ouvre un gouffre dans son ventre pour l'y retenir. Elle ne dit rien, le souffle retenu dans le fond de sa gorge. Mais elle tremble à la place, voyant dans ses paroles une forme de vision prophétique contre laquelle ils ne pourraient rien, l'un et l'autre. Les marques qui demeurent là … Juste là … Juste là oui. Elle s'en souviendra, parce qu'il ne peut plus en être autrement, que le lien est tatoué, juste là, sur sa peau blanche. Cela fait si mal quand il vient effleurer de son doigt cette marque qu'il a su créer. C'est une blessure immense, qui va plus loin que les seuls contours d'un épiderme fragile. Elle s'ancre bien au-delà. Toujours mutique, Eleah le suit du regard alors qu'il se détourne, assimile les troubles nébuleux qui s'accumulent dans sa tête au point de l'étourdir. A rebours, la respiration alourdie et sans même prendre la peine d'interrompre le ruissellement de l'eau, elle fait un pas, puis deux, le rejoignant à l'extérieur. Trempée, inondant le carrelage sous ses pas, elle vient se glisser avec lenteur dans son dos, le retient par un pan de son tee-shirt mouillé.
« Même si tu te tais … Je le saurais. Je le saurais, parce que j'entends … J'entends parfois, ces choses que tu ne dis pas. Cette tristesse, que tu crois pouvoir maquiller contre moi, mais que je finis par éprouver comme si elle m'appartenait, alors qu'elle n'est qu'à toi. »
Elle s'arrête, scrute un point invisible sur le sommet de son épaule, se voit déjà traversée par de légers frissons tant la température de l'extérieur de la douche jure avec celle de l'intérieur, et ce malgré la densité de la vapeur qui les entoure.
« Tu me diras tout … Parce que je te regarderais … Parce que malgré tous les regards qui seront rivés sur nous, ce sera le tiens que je traquerais. »  
Sa main libère son tee-shirt, sa silhouette contourne la sienne, entre avec lenteur dans sa sphère sensible en glissant ses bras autour de sa taille précautionneusement, comme si elle craignait d'avoir des gestes trop brusques. Ses doigts remontent sa colonne vertébrale, furètent jusqu'à ses cheveux humides, cherchent vainement à en dompter une mèche hirsute.
« Et je danserais pour toi … Tant que tu sauras me voir. » ajoute-t-elle, effleurant sa joue de ses phalanges, apposant enfin le plat de sa main sur elle pour mieux venir embrasser sa comparse.
« Je ne sais pas ce qui te bouleverse … Si tu ne veux pas me le dire, ce n'est pas grave. Cela t'appartient. Je comprends. Je ne veux pas arracher ce que tu ne veux pas me donner. Mais, s'il te plaît … Ne masque pas ce que tu éprouves. Jamais. Le plus beau … Le plus laid … Je suis prête à tout recevoir, tant que cela n'est pas maquillé par quelques illusions de plus. »
Son nez gratifie sa joue d'une caresse, et elle ajoute d'une même voix, en se reculant un peu :
« J'ai froid … Reviens avec moi si tu veux. Tu peux même garder tes fringues, si c'est comme ça que tu as pris l'habitude de te laver. Tu vois, je ne suis pas contrariante. Je pourrais même t'aider à les enlever. Sinon … Hmm … J'en ai pour cinq minutes. Je te laisserai la place ensuite. »
Elle le libère de son étreinte, esquisse un sourire penaud, avant de disparaître de nouveau derrière la paroi de la douche. La conscience d'un revirement abrupte de la conversation la taraude, l'oscillation entre des émotions contraires se poursuit. Elle ne sait pas bien, sur quel pied ils dansent. Ce que cela augure. Mais il est trop tard, trop tard pour reculer, pour se désavouer, se renier enfin. Elle ne le veut pas, non, elle ne le veut pas.

(c) DΛNDELION
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James M. Wilde
James M. Wilde
MEMBRE
Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 1542551230-4a9998b1-5fa5-40c1-8b4f-d1c7d8df2f56
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() message posté Jeu 20 Sep 2018 - 21:30 par James M. Wilde

« Tu es mon toujours ou tu ne l'es pas
Tu es ce velours si doux sous mes doigts
Et ce détour qui n'en finit pas
Oui, ce détour qui n'en finit pas
Je voudrais que ce séjour dans tes bras
Que tes caresses ne s'arrêtent pas
Je voudrais compter les jours sur tes doigts
Ou tu es mon amour ou tu ne l'es pas »

Eleah
& James




Je ne suis pas parti, car je t’attends je crois. Je t’attends déjà, au bord de ces récifs qui surgissent encore, d’un passé trop pressant, qui m’emmène à la mort. Je ne suis pas parti, car je t’attends je crois. Et de tous mes défis, c’est sans doute ton visage, imprimé sur ma rétine, qui m’éblouit enfin. Le camaïeu de noirs, qui me sert de linceul, perce d’autres couleurs, que tu glisses, incertaine, jusqu’à ce que l’âme saigne. Que puis-je attendre d’autre, sur le bord d’une route, qui fut dépravée à l’envi, corrompue par le doute ? Qui puis-je attendre d’autre, si ce n’est toi d’ailleurs ? Toi contre moi. Toi à l’intérieur de moi. Toi dans ma tête, toi dans mon corps, toi jusqu’à l’âme. Qui saigne. Qui saigne. Encore. Je ne suis pas parti, car je t’attends ici. Dans l’entre deux factices de nos silences… De nos silences. Avoir passé tant de minutes aphones, à attendre cette lente destruction, que tu as enchaînée, à ta chair, à ta peau. À toute ta personne. Le malaise est entier, il me possède enfin. Partir d’ici ? Loin de toi ? Non… Non. Je ne partirai pas.

Les échos d’une musique, qui ne me quitte pas. J’ai ses yeux qui me scrutent, des ébats pleins la tête. Ses bras autour de mon cou, et ses griffures qui tracent une autre abnégation. Sur mon dos, toile impure, qui s’étend devant elle. La langue se délie, le passé se morcèle. Il y a dans les mots, une part d’ailleurs. Une part de ce que j’ai appris à ne pas abhorrer. D’autres détails qui complètent la toile, le tableau imparfait. Le naturel d’une situation, qui pourtant est cruciale. Partir, rester, un débat inutile. Je ne partirai pas, car je ne peux plus m’en aller d’elle. M’en aller de toi. La désertion me peine, la distance me fait mal, sans que la folie ne puisse encore aiguiser tous ses traits. J’évoque Ella, sans même expliquer qu’il s’agit de ma soeur. C’est tellement évident pour moi et je m’aperçois soudainement qu’elles ont un prénom presque trop proche, presque semblable. Un autre détail, qui ne doit avoir que le sens qu’on lui donne. Aucun en l’occurrence je crois. Ella s’étend sur le carmin de ma mémoire, elle s’immisce dans les rouges, en retire les affects trompeurs, ne demeure sans doute que cet amour pour elle, qui anime ma voix. L’agacement est facétieux, il exprime tout le charme de ces goûts discutables, que j’ignore d’un mouvement de ma tête. Je me demande si en miroir, Arthur se voit ainsi débecté des sucreries qu’affectionne sa soeur. Miroir, symétrie en partage, les reflets se disputent. Et la circulation ne cesse d’enfler un désarroi nouveau, implacable, presque usant. Cette vie qui réclame sa part de sang. Mon soupir est trop éloquent pour être véritablement sincère, théâtral j’émets un claquement de langue :
_ C’est ça. Mes petits plaisirs à moi sont meilleurs.
Petits plaisirs. Est-ce que la clope et le whisky en font véritablement partie ? Mes plaisirs sont brutaux, avides, insatiables souvent. “Petits plaisirs” rentre si peu dans mon vocabulaire que ma bouche brutalise la phrase pour la rendre abrupte. Je me détourne de mes oeillades discrètes, préfère des coups d’oeil plus directs, par dessus mon épaule :
_ Petite. Aussi petite que toi d’ailleurs, donc quasi naine. Et le pire c’est que c’est vrai, elle t’adorerait. Si tu souhaites entériner ton culte, c’est par elle qu’il faut débuter.
Une pause, je réfléchis, un frisson passe sur mes épaules qui roulent, chasse le sommeil de muscles endoloris :
_ Pas à la même époque surtout. Je ne sais pas trop. Ella est si… confiante, facile à vivre, ouverte aussi. Elle m’a fait sourire comme je n’avais jamais souri avant. Avant sa naissance. Elle produit cet effet, ce sourire. Sur mes parents aussi, alors forcément, ça ne donne pas la même chose.
Le même échec croit-on presque m’entendre dire. L’échec. Le désaveu. La peur. Cette appréhension de chaque seconde qui fait que l’on ne sait plus comment s’adresser à son fils. Ma mère n’a pas toujours agi ainsi avec moi. Ça a changé quand je ne l’ai plus admirée, lorsqu’elle est devenue faible dans mes iris froids. Ça a changé, parce que quelque part, après son propre époux, son fils l’a désavouée. Gregory me distrait, disons qu’il m’emmène sur d’autres rivages spirituels. Je répugne à toutefois entrevoir le départ, la tournée, le rythme incessant, les évasions factices. Je crois que j’ai la trouille, de ne pas parvenir cette fois, à maintenir mon image en place. À donner le change, à les émerveiller, les distraire, les bousculer aussi. À être là, tout simplement. Une blessure qui serait si douloureuse pour mon ami, mon frère. Les ombres des non-dits transparaissent dans nos yeux, je reviens vers elle, je tais toutes ces considérations qui me rendent malheureux. C’est jeune, dix-sept ans. C’est vrai, c’est vrai. J’ai l’impression que c’est si loin tout cela, je me trompe, évoque ce coup de poignard que j’ai reçu en plein ventre quand il a décidé de me faire partir du domicile. C’était peut-être mieux ainsi, aujourd’hui je sais que nous aurions fini par nous entretuer. Mais quelqu’un d’autre a payé les frais de cette violence nourrie. Par lui. Par lui. Et je demande, incertain dans ma curiosité, des mots spontanés malgré tout :
_ Tu étais où à dix-sept ans toi ?
Tu étais sur une route, que je ne traversais pas. Le récit se complète, j’évoque mon père avec répugnance, cela se sent sur mes traits qui se figent, et la terminologie devient ambivalente. Les mots ont un sens inconscient. Je voulais parler de ce départ aux USA, disparaître de leur vie, c’était cela le but. Mais au final, j’ai disparu alors. Entièrement. Aveuglé par mon crime, effacé entre les murs fades, poursuivi par mes fantômes, évanoui sur une scène quand j’ai écrit pour elle. Chanté pour elle. Versé notre histoire tragique dans une musique trouble. Et mon personnage a pris le relais alors, je suis devenu celui que je suis désormais. Et quelque part, celui que je fus, a disparu. Il est mort. En même temps qu’elle. Je ne réponds pas, je tourne lentement mon visage, pour sourire doucement, un sourire nébuleux, blessé, en écho à sa fausse question. C’était il y a longtemps, alors à quoi bon le savoir ? Parce que tu as peur, de ce que je pourrais avouer, tu as peur de ce qui gît-là, dans les replis d’une autre histoire. Et j’ai peur moi aussi. J’ai peur, car depuis plusieurs semaines, elle me revient en pleine gueule. Des détails reniés, oubliés, corrompus, apparaissent sous un jour nouveau. Des moments complètements enfermés par mes doutes deviennent clairs, durs, affreux à éprouver. Car ils se peignent avec la douleur de ce que l’on revit, ressent, réapprend à connaître après avoir bâillonné les cris et les affects. Alistair en offrande, à cette fêlure qui s’ouvre, parce que dans nos cris, il y a sa voix. Sa voix à lui. Et j’opine doucement. Je sais oui. Qu’il faudra être là, au moins pour lui. Je sais que s’il vient avec moi, c’est aussi parce que j’ai besoin de me reposer sur quelqu’un qui me rappelle mon passé, et tout ce que j’ai su surmonter. Laisser en offrande dans ce monde pourri, quelqu’un qui me ressemble, qui se construit malgré les heurts, et les fautes. Dessiner une chance qui pourrait le sauver. Me sauver moi aussi… La conclusion est cette annonce dont les gars ne sont même pas au courant. Pas complètement :
_ Il viendra avec moi. En tournée. Il aura ainsi le temps de comprendre. Ce qui l’angoisse, ce qui le définira. Ce qu’il faudra transcender pour devenir quelqu’un d’autre sur scène.

Les pensées d’Eleah me sont absconses, je suis par trop occupé à épancher les miennes, à dévoiler ce trouble qui ne fait que grandir, à l’évocation d’un rêve broyé entre mes mains qui serrent le vide. Le vide en héritage. Le vide pour arriver à toi… Peut-être que cela valait tous les outrages ? Peut-être. C’est ce que mon regard pour elle trahit, ce qui lui fait de nouveau peur aussi, cette peur que je distingue de mieux en mieux sur son joli visage. Dans le silence qui suit, nous prenons ces iridescences de nos caractères qui convolent, nous les prenons et les apprenons dans la fragilité de la relation balbutiante. Car il s’agit bien de cela n’est-ce pas ? Une relation ? Quel mot étrange et trop facile, pour tout ce qui me retourne les tripes. Me laisse parfois éteint, puis aussitôt éminemment vivant. Ce qui me fout en rage, et m’apaise en même temps… Isaac prend esprit, après avoir pris corps et ce qu’elle dépeint de ce qui fut entre eux, qui est encore d’ailleurs, lui fait gravir quelques échelons dans ce respect que je ne lui accordais guère. Mais s’il est important pour elle, qu’il a su ceindre sa taille, dans les danses charnelles, dans les danses sur scène, alors il n’est pas négligeable. Mais la jalousie n'éclot pas en mon souffle. C’est nouveau cela aussi, ça me ressemble à peine, moi qui peux être si prompt à l’aveuglement lorsqu’on me dispute une conquête. D’un côté, Eleah n’est pas à conquérir, elle est à mériter. Elle se donne, on ne la prend pas, ou si on la prend, il y a en elle tous les instincts de fuite qui murmurent que la possession est aussi abyssale que temporaire. Si proche de ma nature. Je ne la possède pas. Mais d’un côté, je sais que si je reste, elle ne partira pas. Pas tout de suite, pas maintenant. N’est-ce pas ? Alors non. Il n’a aucune importance. Et si elle avait d’autres amants, ils n’en auraient pas plus, pas lorsque je me rappelle, ses ongles dans ma chair, sa respiration animale contre mes lèvres, cet absolu au creux de ses reins. Loin de toi. Non. Non. Pas maintenant. Je ne partirai pas. Je continuerai de prendre tout ce que tu donneras. Mes réflexions me portent jusqu’aux abords de notre scène et le rythme de sa narration dessine cette révélation :
_ Mais tu seras seule. Sur scène. Avec moi. Parce que ça ne peut pas être autrement.
Ça ne peut plus. Tout comme j’ai interdit les planches du Royal Ballet à Ellis et à Greg, quand pourtant ils ont toujours façonné toutes mes harmonies. Ça aurait été beau pourtant, les Wild, et puis Isaac et Eleah, un couple fusionnel, à décharner sur scène, à maudire, à saluer. Ça aurait été beau… Mais ça ne peut plus être ainsi, pas quand cette dévoration, nous taraude, nous laisse aux abois. La nuit, la perspective de la voir danser sur ma musique, seule, sous ma voix, dans mon timbre, contre moi, sous mes doigts, dans ma peau, contre le grand piano, cela m’effraie, cela m’enivre. Nous avons peu parlé, évoqué des détails, posé le calendrier complexe qu’il nous faut éprouver. Je lui ai laissé toute latitude sur ses pas, car je veux qu’elle vive les accords, les brusqueries de la mélodie. Je veux qu’elle le ressente, au fond de ses entrailles. Sa nudité dans son costume de scène. Et mon cri. Cette dualité qui nous caractérise. L’un et l’autre. L’un dans l’autre. Je crois qu’il ne peut y avoir personne entre nous. Il ne peut plus. Voilà pourquoi ça n’a strictement aucune importance. La fracture, la fracture, elle se dit, se délivre, s’avoue sans fard. Il faudrait mentir pour mieux la maquiller et je n’en ai plus la force, ni l’envie. Encore moins envers elle, quand je lui ai tout promis. Et sa clairvoyance en retour me navre autant qu’elle m’agrée. Mes doigts glissent sur sa main, s’entremêlent aux siens. Mais je suis là, n’est-ce pas ? Je suis encore vivant. Encore vivant, en partie grâce à toi. Et cette vie qui la secoue, qui brutalise son coeur, sa voix, interrompt la spirale de la mort, rompt la chute libre, abat non pas des chaînes, mais bien d’autres voies à dévoyer, à ravager. La virulence de ses certitudes, aussi naïves que transcendantes. La vie à outrance, jusqu’à ce que tout saigne, le corps, et l’esprit. La vie. Le bruit plutôt que le silence. La douleur plutôt que l’apathie. La violence plutôt que la pâleur d’un teint de sépulcre. Je l’ai tellement crié, au tout début. Je l’ai tellement voulu. Peut-être pourrais-je le réapprendre ? Mes doigts serrent si fort, au fil de ses phrases, je sens les battements de mon coeur inassouvi qui fracassent ma paume. Mes yeux sondent le vide, ils ne voient plus qu’elle, sans même avoir à la regarder. Ses mots précipités me blessent, la douleur passe un cran, ma main est un carcan, la seule réponse. Hurlements. Oui. Oui. Parce que je ne partirai pas. Je ne partirai pas, car je t’attends. C’est exactement ce qu’elle demande. Je t’attends.
_ Je n’attends que cela.
Un murmure, souffreteux, l’émotion le dévore. Je n’attends que toi. Rien d’autre. Que ça. Ce que tu sauras créer sur ma carnation de cadavre. Ce que tu sauras arracher à ma sauvagerie. Ce que tu déroberas, au monstre qui survit. Les mots, et les notes, et tout ce qui suivra. Qu’importe si ça fait mal, qu’importe si c’est pour croire en ce but commun. En ces émotions que tu déclenches, une houle, une houle terrible. Qui enfle. Je relâche sa main, caresse sa peau fine, abandonne le tourment. Je n’attends que cela. Depuis Galway je crois.

Le sourire renaît car ce sont des mensonges que je raconte pour mieux les voir éventrés. Par elle. Je sais que ma piètre conviction se verra effondrée, dès lors qu’elle dansera sur scène. L’appel qui s’ensuit ressuscite une haine que je peine à contenir. Elle est partout, c’est une autre douleur, qui me taraude, me tue avec lenteur. M’abrutit également. Il y a une sorte de bruit blanc dans mon oreille, comme après un impact. Et les mélodies qui s’élevaient meurent, avortent, sous ma nervosité. Je marche en tout sens, pour calmer tous mes nerfs, je chasse les images, pervertit tous les mots. Des amis. Des amis. Comme si cela devait compter, quand cette putain de création, je l’abjure. Elle me dégoûte, elle me rend fou, elle me rappelle les serments pourfendus, l’amour abattu comme une bête sauvage, dans le tissu qu’on déchire, un corps qu’on envahit, l’horreur de concéder à l’assassin parjure, l’horreur d’avoir aimé cela. Adoré détruire et souiller, ce qu’on ne m’offrait pas. Puis sentir le parfum de la mort. La décomposition. D’un album. D’une partition. Tout. Tout. Partout. Cette odeur qui ne me quitte plus. Celle de la putréfaction. Je me porte sur le sentier de mes idolâtries, de mes rêves arrachés à l’angoisse. L’angoisse de ne plus savoir jamais créer. Créer quoique ce soit. J’aimerais créer quelque chose avec toi. Avec toi. Avec toi. Attends. Attends moi… Reste avec moi. Moi. Toi. Toi. Encore un peu. Encore un peu, de cette violence-là. La vapeur me saoule, mes pas me portent jusqu’à l’intime, le seuil en est violé, je pénètre la cabine, m’arrime à son corps. Le désespoir sous les doigts. L’envie d’elle dans le ventre. La peur dans la tête. Et tous mes rêves sous mes pas. Sous mes pas. Et elle se fige, et elle s’arrête. L’eau me gifle mais je m’en fous, parce qu’elle n’a pas peur non. Elle ne me repousse pas. Elle se laisse bouleverser, sa caresse devient preuve d’une autre contrition. La caresse sur son ventre, légère, trouble, tremblante. Je respire son odeur, mêlée à celle des grandes eaux de la douche, le savon ou le shampoing de l’hôtel, mélanges qui m’entêtent. Et les mots qui filent d’autres ailleurs. Je veux t’attendre oui. Je veux t’attendre. Ne me laisse pas retourner là-bas. Ne me laisse pas faire. Je chercherai à y trouver ma fin. Mais je ne veux pas, je ne veux pas. Payer pour mes crimes, payer pour cette perversion en héritage de ma chair. Je ne veux pas. Je suis autre chose, autre chose que le poing qu’on abat, autre chose que le mal que l’on porte dans le corps d’une femme, autre chose que cet escalier, qui n’en finit plus de tournoyer. Autre chose qu’une disparition. Consumée sur la scène. Je suis les tremblements que tu m’offres, la peur que tu avais, l’envie qui te terrifie, les marques que tu arbores, et celles que tu me laisses. Je suis la virulence des mots, la douceur sur tes lèvres, la brutalité sur ta langue. Je suis l’eau qui continue de t’ensevelir, les harmonies aériennes qui tonnent à tes oreilles. Je suis le cri qui te répond, quand il suffit d’attendre. Attendre encore un peu. Je suis le monstre qui t’habite. Je suis la bête que tu renfermes. Et celle que tu délivres, au fil de tes ongles. Je suis l’absolution de tes mots en partage, et la condamnation de tes yeux pleins de flammes. Je suis tout cela. Je ne suis plus rien. Uniquement ce qui ne fut pas vain, ce qui demeure encore. À créer, à survivre. Sur scène. Et dans nos têtes. Je suis ce départ que je conçois, pour mieux me bousculer. La solitude de la pièce, cette salle de bain immense, j’ai froid, j’ai si froid. Mon jean colle à ma peau, mon t-shirt est translucide. C’est vrai que cet imprimé est très laid finalement, surtout lorsque mes côtes s’y dessinent. Et bientôt, c’est elle, elle qui devient tout ce que je peine à être. À devenir. L’eau sur sa peau, sa peau sur moi, le tissu qui caresse nos corps embrassés. Imparfaite jonction. Je tremble, je tremble encore. Me laisse arrêter par sa main, me laisse porter par toutes les assertions. Oui tu sauras, tu sauras tout. Car tu me vois. Quoique je fasse, quoique je puisse opposer, tu me distingues toujours. Tu m’as su.
_ Tu m’as su ce soir-là. Tu m’as vu. Sous l’alcool. Je fuyais tu sais. Je ne voulais pas rentrer, revenir sur mes pas. Puis tu as été là, dans ce bar. Et tu m’as vu. Et tu t’es raccrochée à moi. Et quand tu n’as plus été là… Le matin. Le matin… Alors je suis rentré. Rentré. Chez moi.
Chez moi. À Londres. Cette ville honnie, assassinée mille fois, reniée, adulée, pervertie, redorée par mes mots, avidée par mes pensées. Je suis rentré chez moi, grâce à elle, j’ai compris, cette condamnation. Cette terre abreuvée par le sang, déformée par le doute. Ma terre. Bien plus qu’un simple pays, juste l’espace de ma création. Je suis rentré pour survivre encore. Survivre un peu plus. Finir ce putain d’album. Finir quelque chose. Avant. Avant de… Avant de la rejoindre. Avant de te retrouver. Tout corelle, se confond. Je ferme les yeux sur de trop nombreuses images. Je voûte ma silhouette pour prolonger le contact qu’elle opère. Les muscles sont durcis, c’est cet espace qu’elle envahit à son tour, cette surprise de me savoir touché, entravé. Tout se confond, tout se confond, je ne lutte même pas.
_ Et tu me verras alors. Je te verrai aussi. Car ce que j’avouerai, ce ne sera que l’écho de ce que tu m’as promis. Toi aussi. Tu viens de tout promettre. Je t’attendrai. Eleah. Je t’attendrai.
Et je cesse de trembler. La liberté me coûte, je me tourne aussitôt, rencontre sa silhouette qui me ceint avec une infinie douceur. Mon corps se détend peu à peu, accepte entièrement sa présence. Chacun de ses doigts sur une vertèbre dénoue une disharmonie. Pour moi. Pour moi. Je saurai toujours te voir. Et je ne déroberai rien, de ce qui trahit mes méfaits, mes doutes et mes errances. J’aime ses doigts sur ma joue émaciée. J’aime sa bouche tout près de la mienne. Je demeure interdit, parce qu’elle frôle tout ce que je ne dis pas.
_ Je ne sais pas. Je ne sais pas encore…
Le dire. L’avouer. Me le dire à moi-même déjà. L’entendre à haute voix. Le penser est trop dur. Mais j’opine car rien ne lui sera épargné. Même si elle ne sait jamais… Elle le saura dans sa chair, dans toutes les mélodies, les créations contraires, apposées sur sa peau. J’ai un piètre sourire, presque confondu, de l’avoir laissée nue, délaissée aux frimas, alors je me débarrasse de mes frusques pour toute réponse, avant de répliquer, la voix un peu cassée :
_ Disons que je suis plutôt prompt à ôter mes fringues, et moins à les garder.
Dans toute notre nudité, nous bravons l’atmosphère, je la suis, la prolonge, la cabine n’est pas si étroite, mais je demeure près d’elle. Je laisse la brûlure de l’eau ruisseler sur ma peau, mime des gestes, recouvre des habitudes plus saines, chasse de mon visage toutes les contrariétés, et ces bouleversements. Mes cheveux moussent, finissent par se plaquer sur mon crâne en une coiffure plus stricte. Romaine. La classe si l’on considère le 3ème siècle. Je ne lui parle pas, je la regarde beaucoup, sourit un peu plus en frôlant sa silhouette, interdisant un désir qui sourde. J’attends de la voir. La voir danser. Pour moi, parce qu’elle l’a dit. Parce qu’elle l’a promis.
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Anonymous
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() message posté Dim 23 Sep 2018 - 9:19 par Invité
ET CE DÉTOUR
QUI N'EN FINIT PAS
james & eleah

« I'm gonna swing from the chandelier, I'm gonna live like tomorrow doesn't exist. Like it doesn't exist.  I'm gonna fly like a bird through the night, feel my tears as they dry, Keep my glass full until morning light, 'cause I'm just holding on for tonight. »
Les repères se distillent, les détails s’égrènent. Cette sœur, touche de couleur vive sur la toile en camaïeu de sombres qui le représente. Aveuglante, troublante lueur. Inconnue jusqu’alors. Inimaginable, tant il ne dévoile que du bout des lèvres ces détails intimes qui le constituent. Cette petite partie de lui, elle la glisse avec lenteur dans l’écrin de sa mémoire. Un sourire éclaire ses traits fatigués. Les mêmes que les siens. Peut-être pas tout à fait pour les mêmes raisons toutefois. Elle ne se souvient pas des effluves de l’alcool sur sa langue, de l’ivresse dans ses regards. Celle qui le tenait ce soir-là, au Viper, quand elle était assez sobre pour le distinguer, pour le voir. Il n’était pas hors de lui cette nuit. Non il ne l’était pas, clairvoyant animal, qu’elle se souvient avoir vu dans la cruauté des méfaits qu’elle portait sur son corps. Elle ne cherche pas à en traquer les marques sur sa peau. Elle en a si peur au fond Eleah, de ce qu’elle est capable de projeter, des envies qu’il sait nourrir à l’intérieur de son corps menu. Y penser la trouble plus encore qu’elle ne l’est déjà, la fait perdre pieds un peu plus dans la myriade d’émotions qui la cisaillent. Sobre … Sobre pour une fois. Sobre cette seule nuit où elle aurait préféré que la clairvoyance l’abandonne. Piètre excuse pour nourrir ses instincts de fuite, trouver une échappatoire, n’importe laquelle, quand il n’y en a pourtant aucune. Le souvenir de sa chair est un frimas qui fait tressaillir sa peau. Elle a froid, elle a chaud. Entre les deux, balbutiante. Et ces détails encore, qu’il délivre sans chercher à se cacher d’elle, sans aspirer à lui échapper. Ces idées si étranges qu’elles font vibrer des sensations inconnues dans son ventre. Rencontrer une sœur, un frère, un père, ou bien une mère. Entrer dans l’intimité de quelqu’un d’autre pour en faire partie à son tour, en apprivoiser les indistincts contours, même s’ils ne vous appartiennent pas. C’est ce que font traditionnellement les amants qui décident de vivre autrement que dans le secret d’une relation confuse, qui aspirent à densifier les liens qui les consume déjà et les enferre, l’un à l’autre, l’un dans l’autre, davantage, un peu plus. Il n’est pas rebuté à l’idée qu’elle puisse la rencontrer, cette sœur. Qu’elle puisse se heurter à son univers, à elle aussi. Qu’elle en fasse partie, comme d’un prolongement du sien. L’intimité partagée, l’intimité inconnue, l’intimité bouleversante et terrifiante, qui la laisse mutique quand elle ne sait quoi dire, quoi répondre, pour seulement parer le malaise qu’elle éprouve face aux incertitudes qui la taraudent. Elle est comme une innocente enfant, à laquelle on n’a pas encore inculqué les usages. Qui ne sait rien, ou pas grand-chose en tout cas.  Qui a peur, si peur, de ce qu’elle croit entrevoir.
« Peut-être devrais-je croiser son sillage un jour, dans ce cas. »
L’assertion, sur le bord des lèvres. Souffle ténu. Souffle impromptu. Une envie encore si fragile, aussi fugace qu’une bulle translucide que la pression d’un doigt pourrait faire disparaître. Souffle de poussière, souffle éphémère. Eleah, elle ne va jamais aussi loin dans les liens qu’elle trace. Surtout pas quand ils sont de cette nature, qu’ils lui demandent un absolu qu’elle ne consent jamais à dévoiler d’habitude. Mais il est déjà trop tard pour cela n’est-ce pas ? Cet absolu, elle le lui a déjà donné. Cette nuit, ce soir-là. Peut-être bien avant, dans l’évanescence de ce cri qu’il lui a offert, sans forcément le vouloir. Contre ses mains tremblantes, dans le studio nimbé des spectres inconnus qu’elle devine parfois dans les regards qu’il glisse vers le vide qui l’entoure. Trop tard. Trop tard. L’éclosion d’un lien, l’érosion de tous les autres. La perdition de ces ancrages qui l’ont forgée depuis l’essence, qui la maintenaient debout quand aujourd’hui elle ploie, elle ploie, sous ses regards, sous ses souffles, sous ses mains. Sa musique, devenue la seule, au fond de sa tempe. La seule oui. La seule qui soit. La douleur en partage, les cicatrices, miroirs des siennes, même si elle en ignore tous les créateurs. Tout recevoir, tout prendre. Un tout qu’elle regrette et qu’elle aspire à saisir encore, pour éprouver cette liberté qui commence chaque fois qu’il parvient à l’affranchir. Parce que c’est lui qui déclenche cela. C’est en elle, mais il en a la clef. C’est ainsi. Elle ne sait pas pourquoi. Elle ne l’explique pas non plus.
« Ces liens, avec tes parents … Pourraient-ils changer selon toi ? Ou ont-ils atteints un jour de ces points dont on ne revient pas ? »
Là aussi, elle ne sait pas pourquoi elle demande. La question fait sans doute écho à toutes celles qu’elle se pose, à l’intérieur, depuis longtemps déjà. Surtout depuis quelques jours. Depuis qu’elle sait qu’il est libre. Libre d’aller où bon lui semble, de se présenter sur le seuil de sa porte un jour, si cela lui chante. Sans restriction, sans contraintes, sans honte. Que ferait-elle ? Pourrait-elle lui pardonner un jour ? Envisager d’autres rapports que la haine, le dégoût et le déni ? Son image passe au-devant de sa rétine et la fait blêmir un peu plus, le temps d’une indélicate seconde. Lui, assis. Enchaîné. Ombre sans lueurs, monstre déchu, brisé par l’enfermement. Cadavre qui se meut, fuyant les regards portés vers lui. L’éloquence du silence pour seul rempart. Un spectre informe, qui ne ressemblait plus vraiment à celui qui continuait de hanter sa mémoire de petite fille. A Galway, elle l’avait à peine reconnu. Alors pourquoi ne pas envisager un avenir différent ? Pourquoi ne pas croire en l’idée que les êtres peuvent changer ? l’idée lui a traversé l’esprit. Puis elle s’est souvenue, de la texture de ses doigts, cherchant à effleurer dans un geste de détresse silencieuse le dos de sa main, à plat sur la table. Et elle n’a pas pu oublier. Rien que d’y songer de nouveau, ses doigts se resserrent autour des draps, les froissent un peu plus. Elle se révulse. Non … Non. Il est des instants, des moments, des décisions, des outrages dont on ne revient pas. Jamais.
Les pensées se voient balayées par le retournement de sa question qui la ramène des années en arrière, à cette jeunesse indolente et rigoureuse, dont elle n’a pas un mauvais souvenir. Les rêves étaient si grands alors, si indestructibles. Du sang, de la douleur, des rires, des pleurs. Des émotions aussi pures que crues, dans les couloirs de l’internat de l’école, à apprendre, à s’épanouir, à vaincre aussi. Parce que la concurrence était impitoyable, et les cibles parfois fragiles. Tout avait une saveur d’inconnu qu’elle souhaitait dévorer jusqu’à l’outrage. Et elle l’a sans doute fait. C’est cette avidité qui lui a permis d’en arriver où elle en est, si jeune, si vite. La même qui a dû lui brûler les ailes un jour, et dont elle sent les morsures dans sa chair.
« A l’internat de l’école de danse du Royal Ballet. Je l’ai intégré quand j’avais … Douze ans je crois. C’est loin maintenant … Je me souviens, on avait des dortoirs séparés. Que des filles … Une vraie volière, dans laquelle nos ambitions arrivaient largement à semer la pagaille. C’était parfois rude, parce que les exigences sont terribles. Ils poussent le corps qui n’est pas encore totalement formé jusqu’à des limites extrêmes. La tête ne suit pas toujours … L’innocence lutte un peu. On pleurait, on riait … Il n’y a pas vraiment de place pour les frivolités de l’adolescence, dans cet univers-là. C’est peut-être pour cela qu’on cherche l’interdit des extrêmes, très vite, trop vite … Que certaines s’y fracassent. Ce n’était pas une mauvaise période … J’en ai un bon souvenir, même si Arthur ne m’a jamais pardonnée de l’avoir laissé à ce moment-là, en Cornouailles, avec nos parents. »
Intimité en partage, restaurée, maintenue. Elle hausse les épaules, se souvient sans peine de cette fracture, entre eux, quand Winny lui avait annoncé qu’elle était reçue à l’internat de la Royal Ballet School. Une fracture qu’elle reconnaît nécessaire maintenant qu’elle y songe, avec quelques années de recul. Si elle était restée à ses côtés, leurs identités se seraient confondues l’une à l’autre au point de devenir indissociables. Forgés ensemble, les désunir, imaginer les regarder tour à tour sans percevoir le reflet de l’un dans l’œil de l’autre, cela aurait été invraisemblable. Ils se seraient consumés, détruits. Un lien encore plus funeste que celui qui les enserre toujours aujourd’hui. Son visage se ferme une seconde. Elle ne peut s’empêcher d’imaginer quelle aurait été sa vie si elle n’était jamais partie de cette campagne qui les avait recueillis, élevés, maintenus en vie. Winny et ses rêves de carrière brisés, Benjamin et cette douceur pragmatique qui le caractérise toujours. Ils n’ont jamais pu les prénommer « papa », ou bien « maman ». Mais au fond, c’est ce qu’ils ont été pour eux. Des parents, infaillibles, imparfaits souvent. Ce soutien inépuisable qui les a maintenus debout, quand plus rien ne semblait pouvoir les relever. Partir, c’est la meilleure décision qu’elle ait jamais prise. Un mal nécessaire, pour seulement songer à s’accomplir. Quelque part, n’importe où. En dehors de lui. Seule … Seule et libre. Alors il a raison, tout savoir, connaître les détails. Le pourquoi, le comment. Cela n’a pas d’importance, au regard des sens qui se dévoilent à travers ce qu’il vient de lui dire. Elle ne distingue pas tout, elle subodore ce qui se cache. C’est assez pour comprendre, pour savoir. Cette nécessité de partir, quelque part. Disparaître. Ce qui suit la surprend à peine, comme si elle s’y attendait déjà, que le contraire l’aurait étonnée. Un regard en biais se glisse jusqu’à lui, imagine Alastair, au gré de ses sillages. Le plus beau, le plus laid. Ils ont ce pouvoir là aussi lorsqu’ils sont ensemble. Celui de créer. Celui de détruire. Ils sauront se raccrocher l’un à l’autre lorsqu’il partira … Loin, si loin.
« J’espérais que tu l’emmènerais avec toi … Il pourra se raccrocher à toi, et toi à lui, de façon plus indistincte. »
Quand tu seras loin, et que je ne serais pas là … Ni pour te voir, ni pour être vue. L’idée de la tournée ne l’avait jamais autant effleurée. C’était une pensée un peu absconse jusqu’alors. Quelque chose de nébuleux, dont on ne se préoccupe pas vraiment parce que c’est encore loin. Mais ça ne l’est plus autant à présent. Et ce n’est plus aussi simple. L’imaginer loin, se consumant à d’autres êtres, d’autres sensations, dont elle ne pourra pas faire partie. Demeurer là, en arrière, parce que c’est ainsi. Elle n’a jamais eu peur de l’éloignement avant cela, du mal qu’elle éprouverait s’il en venait à partir, tant c’était une évidence à ses yeux que l’un ou l’autre finirait par le faire. Elle n’a pas peur de le perdre en réalité, ou qu’il oublie là-bas ce qu’elle aura su être. C’est la solitude qui l’effraie. Celle qui a une saveur totalement différente depuis qu’il est venu éventrer son univers pour y imposer sa marque. Ne pas le voir, ne pas le sentir, des semaines durant … Sa chair en tressaille, le froid la prend en tenaille. Elle n’a pas peur de le regarder s’en aller. C’est ne pas le voir revenir, qui la laisse comme exsangue, en proie à des émotions contraires.
« Quand la tournée débute-t-elle déjà ? » Il a dû le lui dire, ou peut-être pas.
Elle n’a jamais voulu demander en tout cas, fuyant la concrétisation de tous ces détails.
« Ce sera bien, tu verras. Une évasion, loin de tout ce qu’il y a ici … Juste toi, la musique, et tout ce qui consume, autour. Tu sais déjà dans quelles villes vous allez vous arrêter ? »
Et ses interrogations sont sincères, sans fards cherchant à juger, ou à lui nuire. Elle sent bien qu’il y va à reculons depuis le début, que cette tournée là signifie pour lui peut-être davantage que toutes les autres qu’il a connu. Elle ne veut pas qu’il sacrifie tout ce qu’il a créé, non, bien au contraire.
« Si j’ai le temps, je viendrais peut-être te voir. Si tu n’es pas trop sage. Quand tu ne t’y attendras pas. Quand tu n’y songeras même plus.  Que tu seras fatigué, de toutes les effusions, autour de toi, et qu’il t’en faudra de nouvelles, pour t’éveiller, te maintenir en équilibre. »
Elle lui glisse un clin d’œil, complice, des lueurs changeantes vacillant dans ses regards. Parce que ce n’est pas si évident que cela, et qu’il ne l’ignore pas non plus. Frivolité pour toute parure. Elle sait déjà qu’elle ira. Au moins une fois. Par envie, par besoin aussi. Quand, où ? Cela n’a pas d’importance.  Eleah n’aime pas qu’on la croit prévisible. Elle viendra un jour, sur un coup de tête, par folie. Une impulsion irrépressible, qu’elle ne pourra pas contenir. Il ne saura ni le jour, ni l’heure. Parce qu’elle est comme ça, et qu’elle sait, au fond, que c’est ce qu’il apprécie aussi dans son caractère. Elle le surprendra, dans l’effervescence d’un instant, sans savoir si cela la heurtera ou non. Peu importe. Elle ira, parce qu’il ne peut plus en être autrement.

Les repères se distillent, les détails s’égrènent. Encore, encore. Cela ne s’arrête jamais. Tourbillon incessant, valse en demi temps, sur les pointes, en équilibre. Tant d’émotions le traversent. Certaines qu’elle distingue, d’autres qu’elle ne comprend pas. Eleah se perd, silhouette brouillée, devenue indistincte. L’écho de ses phrases, en filigrane. Non, il ne pourra pas en être autrement. Ce serait un parjure, de laisser quelqu’un d’autre s’insinuer entre eux. Elle n’imagine pas une autre entité que la leur, celle qu’ils ont su créer à deux, pour sublimer ce rêve si monstrueux. Si beau aussi … Si beau. Elle veut qu’il chante, pour elle, par elle, à travers elle. Être sa tessiture, être la note que l’on frôle. Tout à travers sa voix, son cri, ses doigts. Sur le piano, en dehors. La vie qui pulse, partout. Dans le souvenir de sa main sur la sienne, dans cette attente, tracée par sa bouche, marquée dans sa chair. Là sur sa hanche, là partout. Morsures évanescentes, tatouées à l’encre des peaux nues qui se rencontrent, qui se fracassent, l’une contre l’autre. Elles se murmurent, elles s’apprivoisent, dans des langages appris par eux, et eux seuls. Alors non, il ne peut y avoir personne d’autre. L’inflexion de sa nuque le lui confirme, le sourire éteint, sur ses lèvres mutiques, assoit l’évidence. Personne d’autre, à part eux, à part toi, mon amour. Même si je ne le dis pas. Pas tout à fait en tout cas. Son pouce trace un sillage sur le dôme de sa main, reçoit le verbe comme une offrande. Attendre, attendre. Cela semble si simple. Si facile. Ça ne l’est pas pourtant. Pas pour des êtres comme eux, si prompts à s’impatienter, soucieux de se consumer dans l’ivresse la plus crue, celle qui n’attend jamais, qui court, court, court, jusqu’à s’exténuer, si vite, trop vite. Elle aimerait lui conter chaque élan de vie qui la traverse, chaque fois qu’elle en a le courage. Elle voudrait l’entraîner avec elle, sur ces rivages infinis, qui brûlent, saignent, caressent, mordent, rêvent. Ceux qui ne cessent jamais, tant que les aubes éveillent, après d’innombrables nuits sans lunes, sans lueurs, peuplées de spectres qui réduisent tout à néant et laissent en bouche un goût de cendres. C’est peut-être pour cela qu’elle aime tant les saveurs éclectiques, allant du feu ardent à l’acidulé trompeur. Pour contrer l’amertume qui demeure, chaque fois que l’opacité du noir cherche à la terrasser, à l’engluer, quelque part. Elle veut vivre, parce qu’à ses yeux, c’est la seule chose qui a du sens. D’où ils viennent, ce vers quoi ils se dirigent : tout cela n’a pas d’importance. Ne compte que les transports, ceux qui amènent à se transcender, à aller au-delà du corps. Elle voudrait qu’il y croit encore. Juste un peu. Juste assez. Elle veut qu’il vienne avec elle, lui réapprendre ce langage qu’il a désavoué dans la haine des autres et de lui-même. Elle a déjà commencé son entreprise … Oui, depuis ce soir-là. Depuis ce petit parapluie coloré, fiché dans l’austérité de son humeur.

Silhouette nébuleuse, perdue dans un nuage de vapeur. L’eau ruisselante, dans le dos, le long de la courbe des reins. Elle se perd, se délie, se transforme. Les douleurs sont plus confuses, ainsi apaisées par l’eau qui chante en des clapotis sur le carrelage. Les tourments qui le composent se lovent, son esprit s’interpose. Elle la sent, telle une vague, cette émotion indicible qui le bouleverse jusqu’à faire trembler ses os. C’est comme si elle venait d’elle, comme si elle était sienne. En partage, l’un dans l’autre. Lui revenir après cela n’est pas aussi simple. Une évidence qui transparaît à rebours, quand l’on s’aperçoit que le mal ne nous appartient pas, pas tout à fait. Qu’il est le fruit du lien qui vibre, à l’unisson, en miroir. Lui, elle. Les deux ensembles.
« Parce qu’il le fallait … Rentrer … Partir. Se laisser voir et en accepter tous les revers … c’est ce qu’il y a de plus difficile. Je n’étais pas prête ce jour-là … Toi non plus. Il fallait rentrer. »
Epithètes indistinctes, même prononcées à hautes voix. Galway et ses frasques. Galway et ses craintes en étalage. Galway et la terreur, dans la peau, contre la chair, la férocité du désespoir sous la pulpe des doigts. Cette nuit-là, si semblable à celle qu’ils viennent de passer. Si différente toutefois, parce qu’ils n’étaient pas tout à fait les mêmes alors. Il a fallu goûter à la mort entre temps, en subodorer l’ignoble odeur, toucher le vide, mettre sur lui des linceuls. Ses doigts suivent la ligne de son dos, narrent des appuis à l’unisson de l’indistinct conte qui les relie l’un à l’autre. Elle a froid à son tour. L’épiderme s’insurge, tremble. L’eau cavale jusque sous ses pas. Il n’est pas de froid plus douloureux que celui qu’elle éprouve, lovée contre son corps à lui, qui tremble … Qui tremble tant. Assez pour navrer toutes les craintes qu’elle nourrit à son sujet, pour lui donner le courage de rester, de trembler à son tour, à travers lui.
« Je sais … »
Que la promesse est entière, qu’il l’attendra. Elle le croit, jusque dans sa chair, jusque dans ses os. L’abîme au creux de son ventre se resserre. Son pouce trace la ligne de sa lèvre inférieure, tandis que sa voix, plus indistincte, ajoute avec une douceur semée de trouble :
« Ne le dis pas dans ce cas … Ne le dis pas. Pas encore. »
L’écrin se referme avec lenteur, sur ce qui ne peut être dit sans heurts. Elle sait de toute façon, sans qu’il y ait nécessairement besoin de mettre du sens, des mots sur ce qui prend corps au gré de ses membres. C’est surement mieux ainsi. Contours indistincts, sens incertains. Elle n’a pas besoin de traquer la perfection de détails sordides pour le croire, ou le voir.
« Je me disais bien aussi … » dit-elle, à peine plus légère, la frivolité bien incapable de recouvrer d’emblée l’entièreté de ses méfaits après tout ce qu’ils ont su se dire.
L’eau ruissèle de nouveau, glisse dans les sillages des courbes de sa peau. Eleah masse l’une de ses épaules, se laisse emplir des parfums factices, qui ne sont rien à côté du sien, gravé dans sa mémoire olfactive. Malhabile, elle peine à déployer de ces attentions qu’il sait avoir, parfois, en glissant ici et là des caresses illusoires sur sa peau, en dévoilant de ces œillades furtives dont elle n’a jamais eu l’habitude. Sans s’en rendre compte, Eleah renoue avec les élans indépendants et farouches de sa nature, ne répond que peu, pas par manque d’envie, plutôt parce que les mécanismes sont totalement abscons à ses yeux. Les mots résonnent en écho au fond de sa tempe. Les images la martèlent. J’ai attendu si longtemps quelqu’un comme toi … Mon amour … La chute des mots, honnis, proscrits. L’ivresse est la seule échappatoire qu’il lui reste pour encore prétendre l’oubli. Mais en a-t-elle seulement envie ? Ses convictions s’essoufflent. Ses expressions peinent à mentir, à lui cacher la vérité de cette clairvoyance en filigrane. Sans le voir, elle devine les regards qu’il porte sur sa silhouette. Les réactions qu’il traque, peut-être. Eleah mordille sa lèvre inférieure, lape l’eau qui s’y abandonne. La texture soyeuse du savon parfumé s’évade, ne reste que la douceur de la peau, comme neuve. Elle ne dit rien, pivote sur elle-même, va pour ressortir. Ses prunelles s’aimantent aux contours acérés de son corps au passage, contemplent avec une fascination d’hérétique les marques qu’il arbore. Certaines plus anciennes, d’autres récentes. Les siennes. Les leurs. D’un pas feutré elle le contourne, glisse au passage une caresse furtive du bout des doigts à l’orée de son ventre. Temps d’arrêt de son corps, de ses pas, de ses lèvres sur le sommet de son épaule. Son index passe sur la rougeur d’une griffure, la magnifie, la cajole. Elle est là, contre lui. En lui, même dans l’absence. Et lui aussi. Elle ne devrait pas éprouver une telle quiétude devant les marques indistinctes de leurs violences. Elle ne peut s’en empêcher cependant, fascinée, subjuguée, artiste novice devant la première vraie toile qu’elle a su peindre.  
« Tu peux venir avec moi si tu veux, aux derniers préparatifs, pour voir l’effervescence de coulisses qui pour une fois ne t’appartiennent pas. Ou tu peux attendre … Ce soir. Te laisser surprendre, sans connaître les détails. Je te laisse choisir … Il y a un pass pour toi si tu veux, sur la table basse. Je l’avais fait faire pour toi … Au cas où … Tu pourras être devant comme ça, et aller et venir comme tu veux. Entre le devant de la scène … Et l’arrière. C’est toi qui vois. »
Ses lèvres apposent un baiser sur le sommet de son épaule, le libèrent pour le laisser dans l’écrin de sa solitude. Elle referme derrière elle, s’enveloppe dans une serviette blanche qui attend sagement sur son présentoir qu’on la malmène un peu. Ses pas la mènent jusque dans la chambre où se mouvoir, s’articuler, tracer des gestes, devient nécessaire. Elle passe de ces tenues qui n’ont rien de civil ou d’élégante, que les danseurs arborent pour s’entraîner. Un pantalon noir, une brassière de soutient, un débardeur ample dont la bretelle écrue retombe à intervalle régulière sur son épaule. Sa serviette ébouriffe ses cheveux, décidément hirsutes depuis qu’elle les a fait recouper un peu. Elle est en train de passer un pull en vitesse lorsqu’il réapparaît dans son champ de vision.
« J’imagine que tu connais déjà l’adresse … C’est près du Louvre, à deux pas d’ici. Prends ton temps, il faut que j’y aille. Je suis déjà en retard. Je vais prévenir la réception, que tu es encore dans la chambre. Histoire que le service d’étage n’appelle pas les flics en te voyant à poil. »
Elle lui glisse un clin d’œil, son cellulaire dans une main, un sac de sport dans l’autre. Elle n’ajoute rien, disparaît sans attendre. La porte se referme sur ses pas, une autre s’ouvre, dans sa tête. Celle que seule la danse est capable de créer dans son corps. Une porte ouverte sur la création. Ce soir, elle dansera pour lui. Elle dansera pour lui oui, parce qu’elle le lui a promis, et que cette promesse-là lui permet d’oublier momentanément tout le reste.


(c) DΛNDELION
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James M. Wilde
James M. Wilde
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Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 1542551230-4a9998b1-5fa5-40c1-8b4f-d1c7d8df2f56
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() message posté Mar 25 Sep 2018 - 0:05 par James M. Wilde

« Tu es mon toujours ou tu ne l'es pas
Tu es ce velours si doux sous mes doigts
Et ce détour qui n'en finit pas
Oui, ce détour qui n'en finit pas
Je voudrais que ce séjour dans tes bras
Que tes caresses ne s'arrêtent pas
Je voudrais compter les jours sur tes doigts
Ou tu es mon amour ou tu ne l'es pas »

Eleah
& James




Diaphanes lueurs sur ton corps alangui dans les replis des draps. Des souvenirs impossibles à narrer ou à dire. Dans le secret de la mémoire, d’autres ignominies à regarder. Tu as peur n'est-ce-pas ? Tu as peur parce que tu découvres ce que tu ne connais pas. Et moi je ne me rappelle plus. Je ne me rappelle plus tu sais, ce que cela fait d’être ainsi relié à quelqu'un d’autre. Je ne me rappelle plus ces envies de demeurer, je n'ai que les échos de tout ce que j'ai fui depuis tant d’années. Je ne me rappelle plus. D’elle. D'un quotidien aux doigts entremêlés. Je ne sais pas non plus et pourtant, j'ai envie de le réapprendre dans ton corps. Quand il s’élance ainsi, dans l’écrin de nos ébats, une toile inviolée le jour, pervertie toute la nuit. Mon souffle trace des idéaux trompeurs dans la fumée ambiante, qui s’élève autour de moi avant de s’évader par la fenêtre ouverte. Ella ainsi dépeinte pour mieux partager ce que d'habitude je jalouse pertinemment. Oui… les peut-être se murmurent. Ils sont déjà de trop, le présent espère au futur et dans ma tête il y a de ces “et si…” que je n'ose plus. Plus jamais. Ils sont pourtant là, sur elle, en elle, dans ce sourire usé qu'elle arbore, après s’être damnée aux heures indues. Des secrets que l'on ne dira pas. Mon sourire étire un indistinct “peut-être” en écho du sien. Je papillonne des yeux tant l’assertion, même fragile, dans l’air froid du jour d’automne, trompe mes instincts, m’inscrit dans la très proche promesse que je lui prêterai. Espérer au futur c’est savoir attendre. Attendre qu'elle soit prête. Attendre que je le sois à mon tour. Attendre. Attendre pourquoi pas. Plutôt que de courir, courir jusqu’à épuiser la colère, érailler tous les cris, sombrer dans le néant. S’arrimer au peut-être, s’y blesser parce que l’on ne sait plus. L’on ne sait pas. Je me souviens de ses mains sur ma nuque cette nuit, cette ferveur brutale. Je me souviens de ses doigts sur ma taille, lorsque la Blackbird frayait dans la campagne londonienne. Je me souviens du bruit de ses talons heurtant le sol, quand elle a abandonné sa paire de chaussures sur le béton. Bruit sourd, fatidique. Le couperet au son d’une musique qui pulse. Pulse encore. Je l’ai attendue alors, attendue du haut de mon piédestal dépravé, puis cherchée. Comme hier, comme hier, sur le seuil de cette chambre où elle se perdait. Les confidences se trouvent désormais, la question glisse sur mes épaules qui se tendent légèrement et je dois dompter l’aigreur qui menace de persifler par mes lèvres, comme si l’adolescence et sa fierté blessée revenait se poser sur ma langue, acérée. Je laisse le temps aux mots de tourner dans ma tête, ils rencontrent tous les écueils de ces dernières années, les rapprochements illusoires, pathétiques, depuis que je suis rentré. Puis ce dernier Noël où la porte a claqué, une énième fois, et où je ne suis pas reparu à Mayfair, même sous les supplications maternelles. Je suis surpris d’entendre dans mon timbre une once de tristesse, moi qui prétends à grands cris que cela m’est égal, que l’individu prime, que ma solitude ne me pèse pas.
_ Je ne crois pas… Il y a eu trop de mal, trop de heurts. Je ne peux pas pardonner. C’est comme ça. C’est trop tard.
Trop tard. Trop tard oui. Pour effacer les coups qui furent portés, l’abandon et la cruauté. Trop tard pour distiller mes mots, les rendre indistincts, trop tard pour devenir un homme à leurs côtés. J’ai grandi au loin, j’ai survécu sans eux, j’ai tant souhaité rompre le lien du sang qui empoisonnait toutes mes chairs. J’ai tant souhaité qu’ils n’aient pas existé. J’aimerais parfois qu’ils meurent. Être ainsi débarrassé de ces dernières tentations et faiblesses qui peignent de si risibles espoirs à chaque fois que je croise ses yeux bleus et froids. Y cherche autre chose que l’horreur et le mépris. C’est trop tard. Trop tard pour oublier ce regard-là, quand je pleurais le monstre que j’avais façonné, quand il ne pouvait supporter ma difformité. Trop tard pour l’attendre lui. Trop tard pour que je ne sache changer. Le pardon est un luxe que je ne peux pas me payer, je suis encore entièrement dévoré par la haine qu’ils m’inspirent souvent, par le dégoût qu’ils déclenchent parfois. Je secoue la tête doucement, pour moi-même, et suis ravi de demander la résurrection d’un passé qui ne m’appartient pas. Jusqu’à ce qu’elle ne le narre, ainsi, trop près de moi, pour que je ne m’imagine pas la jeune fille qu’elle fut, qu’elle rêvait de devenir, qu’elle rencogne peut-être quelque part, dans ses rires éclatants, ses errances assassines. L’innocence qui s’use dans la rigueur d’un art ciselé par des ordres et des recommandations insupportables. Un monde que je n’aurais sans doute pas pu supporter, trop balisé. Pas à cet âge-là en tout cas… Et dire que j’ai fait la Royal Academy, qui se plaçait tel le fleuron de la musique, à l’excellence très assumée. Il n’est guère étonnant que les profs à l’époque aient tant voulu se débarrasser d’un tel électron libre, même si c’est comme tout, les électrons libres, on les tolère, on les contraint entre des murs peuplés de moutons très bien élevés et très très sages. Je plaisante, un sourire en coin sur les lèvres :
_ Que des filles hein… Où étais-je donc fourré pour louper cela...
Le loup dans la bergerie. Il aura fallu attendre quelques années pour en profiter lors de cette soirée que la vieille chouette me reproche encore dans ses oeillades sévères. Elle évoque son frère, son miroir, son autre, son jumeau aussi destructeur qu’elle cherche à survivre, survivre encore. J’entrevois de nouveau son boitement, son état déplorable dans cette boîte de nuit, et la dureté de mon ton à son égard, comme si je m’étais parlé à moi-même, me jugeant froidement. Il y a de ces séparations si douloureuses qu’on en garde à jamais une cicatrice ignoble. J’ai dû quitter Greg moi aussi, et Ella. Pendant toute cette année d’enfermement et je ne m’en suis jamais remis. Je sais que quelque chose s’est brisé alors, que j’ai acquis cette indépendance envers Gregory que lui n’a pas eu loisir de forger. Entre les murs, dans le mutisme de mes pensées, j’ai dû vivre avec moi seul, avec ces cauchemars que je ne souhaite à personne, et je me suis affranchi de tout le monde à la fois, persuadé que l'univers aurait entièrement changé quand je saurai partir de là. Je glisse mon index sur sa main, comme pour éroder cette fracture qu’elle évoque, essentielle, terrible pour lui, sans doute tout aussi difficile pour elle. Ces envolées qu’on ne peut que subir seul, pour se forger, devenir enfin, soi ou ce que l’on estime être soi. Parents pluriels, qui dansent un instant dans mes esprits confus, l’âme noire du conte rencontre l’entité duelle qui n’est en rien menaçante lorsqu’elle l’évoque ainsi. Peut-être n’était-ce pas un père alors ? Un oncle, un homme proche… Cette question je ne la formule pas, elle n’appartient pas aux candeurs délicates du jour. La faim insatiable du monstre, rassasiée dorénavant que le début d’après-midi culmine, les ailleurs indistincts. Les miens, les siens, ceux qui se rencontrent et ne s’expliquent guère. Dans l’innocence factice de nos silences, les aveux qui s’égrainent, la disparition qui menace. Elle n’a pas souhaité le faire, elle a souhaité devenir, assumer le carcan d’une école, en savoir tous les codes pour qu’ils finissent par la constituer, se les approprier jusqu’à les braver tous. La disparition, jamais, dans ses yeux noirs et sa curiosité, inégale, apeurée. Grands yeux écarquillés. La tournée s’évoque, digne rappel de cette évasion qui fit de moi ce personnage, je la crains, je le sais. Comme un retour en arrière, les chaînes partout pour me retenir, la musique en partage désoeuvrée de s’être vue ainsi reniée dans le sang. Alastair comme guide, comme élève, d’une désunion consommée, au loin. Je ne sais comment subir ce départ, plus difficile encore quand je réalise qu’elle ne sera pas du voyage. Je ne l’emmènerai pas. Je ne lui demanderai pas. Je n’ai plus l’âge de ces projets qui furent les échappées éclectiques d’une jeunesse. Me raccrocher à l’écho de ce que je fus, de ce que je suis devenu, me raccrocher à lui pour oublier qu’elle n’est pas là. Mes yeux ne la sondent guère, mes doigts cherchent les certitudes qui me manquent, souhaitent repousser les allures condamnatoires de ce voyage dont j’ai imaginé ne pas revenir. Je l’ai pensé, je l’ai souhaité. Cet album fut si complexe à appréhender, si dur à façonner, il sera si délicat à porter. Il y a bien trop de ces cris diffus, ramassés en des accords abrupts, tranchants. Trop de silence dans la majesté des cordes. Trop de mal-être dans ce que j’ai construit, dans le rejet de mes origines, dans ce retour au pays qui m’a laissé crucifié. Mais je reviendrai. Je reviendrai n’est-ce pas ? Pour toi… Tu as promis d’un jour venir me chercher. Je reviendrai. Je calcule dans ma tête, incertain, les chiffres glissent dans ma mémoire paresseuse :
_ Je ne sais plus trop. Si Victoria a bien travaillé, dans deux mois. Ça devait être plus tôt, mais il y a eu des dates annulées.
J’ai annulé des dates. Je hausse mes épaules, me rappelle des arguments mensongers qu’il fallut invoquer, pour expliquer ce changement soudain. Je souhaitais laisser le temps… Le temps à notre projet d’éclore, de le vivre quelque peu avant de le quitter. Mon soupir est contrarié et comme si elle sentait les doutes, Eleah semble les tordre en distillant des illusions qui furent celles d’autres tournées. Mes sourcils se froncent, la frustration est terrible en mon coeur, elle dévore ma respiration, comprime mes nerfs, tord mes muscles.
_ Hmm sans doute. Comme avant, ce sera comme avant.
J’ai besoin que ce soit le cas, renouer avec cette euphorie qui me fascinait alors. Avant de ne revenir, de voir tout ce que j’avais abandonné ici, tout ce que j’avais trahi. En arrière, en arrière, retour infâme, frénésie des cauchemars, ensevelis, tous libérés. Qui vaquent dans les accords, qui trahissent les peurs pour mieux les dessiner dans d’impromptues violences. C’est cette violence que je redoute, celle que j’emploie pour ne plus sentir ces fers qui mordent mes poignets, cette colère qui ne cesse de venir réclamer l’insolence hérétique de mes envies les plus longtemps renfermées. Je tente de me concentrer sur le programme que j’ai bousculé au moins dix fois jusqu’à ce qu’il m’agrée :
_ L’Irlande, puis l’Écosse. Ensuite la France, l’Espagne, l’Italie. L’Allemagne et puis de plus en plus à l’Est. On doit retourner en Asie, ça fait bien trop longtemps, mais on ne l’a pas encore officiellement annoncé. J’aimerais retourner aux Etats-Unis avant. J’aimerais y retourner.
Y rentrer. Patrie d’adoption où je me suis pourtant irrémédiablement senti étranger. Quoique je puisse prétendre, je n’ai jamais été chez moi là-bas et le rêve a crevé, comme tous les autres, fuir n’a fait que distancier les fantômes mais n'est pas parvenu à les tuer. Bordel, j’en ai oublié la mère patrie, comme d’hab. Je roule des yeux :
_ Bon il y a l’Angleterre dans tout ce merdier, mais je ne sais plus quand. Après l’Allemagne j’crois, juste pour faire chier.
Je hausse les épaules, une fois de plus avant de resserrer mon attention sur elle lorsqu’elle évoque sa présence potentielle. Et je la crains autant que je la quémande. Dans mes iris s’ébat un trouble qui vacille dangereusement vers une once d’adoration que je repousse en étirant mes lèvres en un sourire sibyllin :
_ Peut-être…
Le sourire devient complice de son clin d’oeil, l’écho de ce futur qui tisse notre présent, et cette incertitude m’angoisse autant qu’elle me comble. Ne pas prévoir le moment où elle apparaîtra, le moment où elle saura me retrouver. Ni l’état dans lequel je serai. Ce qu’il aura fallu braver, ravaler, subir, puis libérer sur les planches. Tout donner, tout prostituer dans une frénésie maligne, qui ronge tout, le corps et l’esprit, pour les porter sur les rivages de la folie. Oh oui, j’espère qu’elle me retrouvera, dans les limbes incertaines, au bord des exactions qui me caractérisent quand je suis ainsi, bête sauvage sur les routes, prête à dévorer toutes les attaches, broyer les os, si c’est pour croire une seule seconde à sa propre liberté.

Les limites se brouillent, il y a bien trop de gestes, et bien trop de mots qui les parcourent, sans pudeur. Evoquer le départ, c’est ranimer la flamme de notre future joute, la seule qui puisse encore m’abandonner perdu, dans d’autres imaginaires que ceux que je corromps. Ce duo, cet accord, couché là, sur les planches, une scène pour une déchirure, souhaitée ensemble, évoquer enfin le rêve devant autrui, lui donner corps. Moi. En elle. La dernière partie, elle se nomme Redemption. Rédemption. Pourquoi avoir écrit ce mot si je ne puis y croire ? Alors qu’elle y croie à ma place, n’est-ce pas, qu’elle se persuade qu’il est possible d’être encore, sans se haïr, sans se parjurer. Ou bien que le parjure soit assumé, au front de cette vie qu’elle a évoquée avec tant de passion. J’attends son corps pour ma musique, défouler toutes les notes, dans les mouvements qu’elle choisira, suivre les lignes et les cassures, les infinis au bout de ses doigts. Les miens en prolongement des siens. Elle dit oui, sans contrainte, parce que c’est ainsi, c’est ainsi que nous nous projetons. L’un. L’autre. Ensemble, à souffrir sur une scène. Clamer la cruauté des sens dans l’inflexion de sensations inavouées. De sentiments qui me font délivrer à voix haute le choix déjà porté. Attendre oui. Revenir donc. Comment, comment. Je ne sais pas, je ne sais pas encore. Au travers de tes feux, brûler d’une ferveur nouvelle, en toi, en toi. Consumer tout ce qui reste, te l’offrir pour que tu t’y voies, que tu t’y mires. Aveuglées de nos maux, rendus exsangues de nos choix. N’y-a-t-il que l’évidence sur ton front, les résolutions entre tes reins ? N’y-a-t-il que cela ? Ou bien plus que je ne puis te dire. T’écrire. Mais composer oui, je le peux, je le dois. Créer encore, peut-être une dernière fois pour te l’offrir, que tu comprennes les failles, que tu les exploites toutes, que tu saches être libre et déclencher cette frénésie que tu viens puiser en mon être. Laisse-moi attendre, laisse-moi comprendre ce qu’il faut donner pour créer avec toi, ce qu’il faut surpasser pour demeurer, survivre, comme je l’ai déjà fait. J’ai oublié tu sais, je ne sais plus comment l’on s'y prend. Je ne sais plus. Je ne sais plus ce que tracent mes pas sur le carrelage humide de ces pleurs que je ne verse pas. Je ne sais que la dureté d’un corps, sur la douceur du tien, les émotions en partage. Fusion de nos esprits qui se frôlent, je suis navré de lui imposer cela, le gouffre est si proche, presque palpable. Les images trop nombreuses. Les cris ne sont plus les miens, les tremblements sont ces remords qui rongent toutes mes chairs. Le souvenir de Galway me permet de chasser l’horreur au profit de ce qui nous lia. Nous n’étions sans doute pas prêts à le savoir encore, nous n’étions que de passage, de passage. Il fallait terminer. Terminer le chemin qui nous fit perdurer. Perdurer jusqu’à toi. Attendre encore un peu, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Je ne dis plus grand chose, la peur de laisser s’évader une image, balancée-là, pleine de honte, implacable et trop rude. Je ne dis presque rien, hormis de ces balbutiements, si proches de ces troubles qui me traversent parfois, quand l’angoisse me saisit. Je ne sais plus si je souhaite qu’elle me voie, si je veux qu’elle me fuie. Si je souhaite qu’elle me sache, dans les errances ignominieuses, dans les contours les plus beaux de cette violence qui m’étreint. Mon visage ne bouge pas, je n’échappe guère à cette caresse qui m’apaise, tel un animal que l’on apprivoiserait. Non, je ne le dis pas, je ne peux pas le dire, je ne peux pas. Et elle ne me le demande pas, elle n’exige rien, elle ne veut que ce que je peux consentir pleinement. Je lui en suis reconnaissant, c’est comme une vague qui se retire après avoir menacé de me submerger. La légèreté peine à nous saisir, il y a dans l’habitacle de la douche trop de silences, trop d’appréhension. Je me débarrasse de la nuit, la grave pourtant en savonnant ma peau, respirant son odeur qui se mélange au gel douche, pas si désagréable que cela. C’est souvent exécrable dans les hôtels. Elle se fait plus farouche et je n’ose plus les gestes qui tracèrent d’autres évidences. Je comprends, je ferme les yeux, cherche à ravaler ce que je ne peux décemment prendre pour un rejet. Je comprends. C’est comme ça, c’est trop tôt, c’est trop brutal aussi. Attendre, attendre. Pourquoi est-ce si difficile, si délicat ? C’est cela qu’elle a dit. L’attendre. Ne pas crever, ne pas disparaître. Mais savoir également qu’il lui faudra savoir comment me rejoindre, comment me tolérer, dans ce présent, blessé de s’imaginer au futur. La liberté trompeuse de l’union nocturne devient fade, elle revêt ses véritables obligations. Mais il n’y en a pas, mon amour. Il n’y en a pas tu sais. Car je n’ai pas menti, je t’attendrai. Je t’attendrai. Je ne cesse de traquer et de lire, les expressions, les idées, les regrets peut-être. D'avoir trop dit, de n'être pas partie. Puis détourne les yeux, afin de ne pas inscrire sur ses traits ce que je saurais déformer, ce que je saurais lui prêter pour mieux la repousser plus tard. C'est une de mes mécaniques favorites, pousser l'absolu jusqu'à l'intolérable, et condamner le doute. Le juger avec toute la hauteur de mon orgueil blessé. Je t'attendrai, je comprends, je sais... Son geste aussi furtif qu'inattendu me fait relever un regard perçant, interdit, par dessus mon épaule. Sa bouche demande pardon, avant que sa silhouette ne s'évade.

La douche nous rend notre altérité, à deux nous sommes entrés, unis, poursuivis par nos peurs, nous en sortons dénaturés, presque fourbus. Je la regarde, je la regarde, entourée par la serviette éponge, tandis que je laisse retomber la mienne sur mes épaules, mes cheveux en bataille.
_ Je dois retourner au Mandarin.
Ne serait-ce que pour récupérer des frusques sèches. Ne serait-ce que pour y relever les messages sur l’ordinateur, que j’ai vu défiler sur mon téléphone tout à l’heure. Ne serait-ce que pour tous les supprimer, et oublier, tous les plannings, et cette foutue interview que j’ai calée demain, histoire de justifier mon escapade. Ne serait-ce que pour appeler tranquillement la radio et dire que oui, je me présenterai bien à 13h dans les locaux. Je songe au pass qu’elle évoque, à cette possibilité de jouer les voyeurs, sans que l’on ne puisse me surprendre, et une lueur s’allume dans mes prunelles. Je ne lui dis pas, ce que je choisirai, je ne le sais pas moi-même, cela pourrait changer, au gré du spectacle, des mouvements sur la scène. Mais l’intimité d’une solitude ainsi aménagée me sied en général. L’on me retrouve toujours planqué dans des lieux inaccessibles, à regarder au loin, la course du temps et des gens. Je prends mon temps pour la suivre, la laisse se parer, réapparaît difficilement claquemuré dans mon jean humide et mon t-shirt trempé. Quelle idée… J’aime sa tenue de sport, je ne l’ai jamais vue ainsi, et il y a cette sorte de professionnalisme qui retombe sur elle, peu à peu. Cette concentration que l’on doit adopter avant le combat qu’il nous faut toujours mener, au devant d’un public. C’est mieux que je ne sois pas là, j’aurais eu l’envie de la perturber. De la troubler. Je viendrai chercher le trouble au moment le plus terrible, au moment où elle ne pourra plus fuir, ni mes regards, ni mes pensées. Je murmure :
_ Oui je sais.
Je sais où cela se trouve, je sais tout par coeur pour avoir choisi mon propre hôtel à proximité. Je penche la tête sur mon épaule, observe sa sortie, et ajoute lentement, tandis que le pass, à mon attention, tournoie entre mes doigts agiles :
_ Je saurai te trouver.
Avant que la porte ne se ferme, donnant à mes mots, des atours prophétiques.
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Anonymous
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() message posté Mer 26 Sep 2018 - 17:36 par Invité
ET CE DÉTOUR
QUI N'EN FINIT PAS
james & eleah

« I'm gonna swing from the chandelier, I'm gonna live like tomorrow doesn't exist. Like it doesn't exist.  I'm gonna fly like a bird through the night, feel my tears as they dry, Keep my glass full until morning light, 'cause I'm just holding on for tonight. »
Comme avant … Comme avant. Si seulement cela pouvait être vrai. Si seulement elle pouvait lui glisser une assertion à l’affirmative. Espérer avec lui, y croire, sans l’ombre d’un doute. A la place, un silence se fraye jusqu’aux indistinctes lueurs vagabondes qui passent au-devant de ses regards. Obliques, les prunelles projetant des œillades, cherchant à deviner, à distinguer, Eleah songe.  Rien n’est jamais comme avant. Trop de mouvements, trop de changements. En soi, en ceux qui entourent. Elle tourne, tourne, la roue du temps qui passe, irrémédiablement incertaine à chaque seconde. Le bruit d’un décompte dans la tempe, pour rappeler que ce qui a filé ne peut plus jamais être rattrapé. On a beau vouloir réitérer les schémas, les reproduire en miroir, il y a toujours de ces imperfections qui se glissent et rendent unique l’instant tel qu’il se présente. Alors ce ne sera jamais plus pareil. Ni lui, ni elle. Ils ne revivront plus jamais un moment tel que celui qui les abrite en ce moment. La rencontre de leurs corps, même appris par cœur, même essoufflés, n’aura plus jamais la même saveur que celle à laquelle ils ont goûté cette nuit. Parce qu’entre temps il y aura d’autres élans, d’autres heurts, d’autres profanations et d’autres caresses sublimes.  Ferveur d’un instant qui n’existe qu’une fois, dont l’impact est plus grand parce que l’on sait, au fond de soi, qu’on ne le revivra jamais plus. Le déjà-vu existe, mais est rarement le même toutefois. Tout est dans la précision des détails. Et cette tournée, aux augures prophétiques, ne sera pas telle qu’il l’a imaginée. Elle n’aura rien à voir, parce qu’il n’est plus le même. Qu’il a changé, que l’extase et l’impatience d’y aller se sont enfuies. Elle la perçoit bien, cette envie absente, dont il poursuit le souvenir à reculons. Elle voudrait indexer quelque espoir dans les perspectives qu’il trace, l’aider à renouer avec son art. Ce qu’il a créé, ce qui le constitue aussi. Ne pas tout jeter en pâture, quand c’est lui qu’il éventre à l’unisson de ses compositions. Un sacrifice qu’elle ne tolère pas, même si elle ignore tout des raisons qui le poussent à agir ainsi. Peut-être est-ce légitime, peut-être est-ce une réaction naturelle. Mais elle craint qu’il aille trop loin, jusqu’au bout. Qu’en lacérant ses œuvres il s’anéantisse lui-même, et faillisse à la promesse qu’il lui a faite, scellée au gré des traces qui nimbent les pourtours de son corps. Cette tournée lui fait si peur, maintenant qu’elle y pense. Elle pourrait la libérer totalement de lui, ou la condamner à son image. L’un ou l’autre, l’un dans l’autre. L’évanescence d’une vision positive qui s’aveugle, le sourire qui s’affadit. Il lui coûte presque d’ajouter l’évidence à laquelle il a dû penser lui-même :
« Pourquoi avoir annulé des dates ? … Et puis tu sais que ça ne le sera pas n’est-ce pas ? Comme avant … On ne reproduit jamais les mêmes schémas, jamais tout à fait. Tu n’es plus le même que lors de ta dernière tournée. Rien n’est jamais plus comme avant. »
Il goûtera de nouveau à l’euphorie, à la fascination de se voir adulé, transporté au rang de divinité trompeuse. Mais ce ne sera qu’un leurre. Une échappée illusoire pour briser un peu plus l’équilibre qui se fane déjà, à l’intérieur. Maintenir le masque en place, quand les plaies suppurent, qu’il est déjà fendu et menace de voler en éclats, cela demande une force colossale. Une force qu’il n’aura peut-être pas. La saveur des perditions passées, celles dont il a encore le souvenir dans le cœur et sur la langue, en sera forcément chamboulée. Pour le meilleur, pour le pire. Elle ne saurait le dire. C’est peut-être pour cela qu’elle ira le trouver, dans les replis de la sphère au creux de laquelle il se sera dissimulé. Parce qu’Eleah, c’est ce qu’elle fait. Elle traque les êtres dans les pires recoins de leur laideur pour les en excaver. Les brutalités qu’elle doit imposer pour les tirer de là la fascinent, la détruisent. Elle s’en nourrit, bête s’abreuvant à la source des méfaits les plus immondes.
« Je suis presque jalouse tu sais, de toutes ces destinations. J’ai toujours aimé aller à droite et à gauche, voyager. Si je pouvais, je partirais un jour, comme ça. J’irais ici et là, sans savoir combien de temps j’y resterai. Juste pour le plaisir de me perdre quelque part … Ce serait un affront de te demander de m’envoyer des cartes postales ? »
Elle se réhausse, le menton lové dans sa paume, esquisse un sourire plus mutin parce qu’elle sait pertinemment que la demande est incongrue, très vieux jeu aussi. Légèreté en parure, habitudes épistolaires révolues lancées sur la table. Qui fait encore ce genre de choses ? Ecrire ? Se servir d’un stylo plutôt que d’un clavier, se détacher de l’instantanéité d’un échange virtuel pour s’ancrer dans une temporalité plus longue, qui prend son temps. C’est son oncle qu’elle a toujours vu écrire, donnant des nouvelles au gré de photographies envoyées ici et là, accompagnées de lettres manuscrites. Il a toujours boudé la technologie qui rend les gens plus succincts dans leurs rapports à l’écriture. Formuler des pensées qui nous traversent dans un instant, les coucher sur le papier, et se dire que lorsque le destinataire les lira, elles ne seront plus tout à fait les mêmes. Les choses auront déjà évolué, bouleversantes, incongrues, ou bien terriblement mornes. Cela oblige à consacrer du temps, un moment. Délaisser les échanges furtifs qu’imposent les textos, ou bien les mails instantanés, pour se poser et apprivoiser d’autres émotions intérieures. Vivre dans une ère où l’on ne communiquait qu’ainsi lui aurait sans doute plu. Dommage que tout change si vite, que l’on ne prenne plus le temps de rien.
« Je ne suis allée qu’une fois aux Etats-Unis, pour une représentation à New York. J’adore l’effervescence de cette ville … Plus encore que celle de Londres. Pourquoi n’y retournes-tu pas, si c’est ce dont tu as envie ? »
A rebours, elle réalise qu’elle n’a pas le réflexe d’imaginer le contraindre, ici, à Londres, pour seulement le garder auprès d’elle égoïstement. Elle ne craint pas qu’il s’en aille, parce qu’elle a toujours su qu’il le ferait. Il est libre, d’aller où bon lui semble, elle aussi. Le lien a beau tirer, lui faire mal. Elle relativise pourtant, parce qu’elle sait qu’il existe de ces liens que ni le temps, ni l’espace, ne viennent braver. La distance peut les malmener, mais il ne les anéanti jamais vraiment jusqu’à l’essence. Alors qu’il soit là, ou bien dans un ailleurs qu’il aura décidé de poursuivre, en la laissant en arrière, elle sait qu’elle s’est gravée quelque part, en lui. Partie peut-être infime, mais qui n’appartient à personne d’autre. Et l’inverse est réciproque. Elle l’a compris cette nuit, malgré l’ivresse, malgré toutes les menaces qui cisaillaient sa tête et martelaient son corps. Où qu’il aille, où qu’elle aspire à s’enfuir, il y aura toujours cette piqûre douloureuse sous les côtes, comme un rappel, pour les forcer à se souvenir, se rappeler de ce qui fut, de ce qui est. Présent qui s’enchâsse dans l’incertitude d’un futur effrayant parce qu’il n’a rien de semblable, inconnu jusqu’à ses recoins les plus torves.

L’échange se distille, la parenthèse de la douche se referme sur ses incertitudes à elle, ses peurs en étalages, et ses regards interdits à lui. | Ne m’en veut pas mon amour. D’ignorer, de ne pas savoir. Ces mécaniques évidentes pour tous, terrifiantes pour moi.  Elles n’ont jamais été naturelles dans l’écrin qui me renferme. Perverties, souillées elles aussi. Depuis la nuit des temps, depuis toujours. Tu le vois n’est-ce pas ? Oui bien sûr. Je te vois, aussi incertain que moi. Pas entièrement novice, mais qui doit tout réapprendre toutefois. |  Elle ignore, elle ne sait pas. C’est ainsi, c’est comme ça. Il lui faut le tolérer, le comprendre, ou bien la renier, tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard. Mais il l’est déjà. Même quand les corps se détachent tout à fait pour n’être plus un seul. Même quand les carcasses qui subissent encore les élans de la nuit se meuvent, se délient, retrouvent la candeur falsifiée de leur indépendance. En s’habillant, Eleah le guette, arbore lentement une concentration qui s’installe avec un peu plus d’aplomb à chaque vêtement qui vient recouvrir son corps. Après cela, elle n’est plus la même. Silhouette étrangère, familière en même temps. Monstre de professionnalisme qui respire, pense et bouge différemment. Un sourire furtif égaye malgré tout ses traits lorsqu’elle le croise, l’allure unique de ses frusques mouillées sur le dos. Autant dire qu’il risque d’avoir droit à quelques remarques à ce sujet, alors avant de partir, de disparaitre derrière la porte close, elle ajoute à la volée, complice :
« Prends l'un de mes tee-shirt si tu veux, ils sont dans ma valise. »

***
Je saurai te trouver.  L’assertion tambourine, bat une mesure à l’unisson de son cœur impatient, gronde et fait vibrer ses nerfs mis à rude épreuve. Le souvenir de l’alcool à outrance sur la langue, les tiraillements de ses membres qui se souviennent des morsures qu’il leur a imposé. Ses ongles, plantés dans sa chair pour la ravager. La détresse, le désarroi, le désir, la terreur. Vague terrible dont le souvenir l’étreint, venue se fracasser là, contre son corps, pour s’affranchir. Liberté aveuglante, gagnée au creux de ses reins, dans la brutalité d’une étreinte prophétique. Je saurai te trouver … L’abîme la tance, rit de tout ce qu’elle éprouve sans être capable de le dire. Pour la première fois depuis longtemps avant une représentation, Eleah est anxieuse. Une anxiété maligne et indomptable. Elle ne trouve pas les clefs pour se concentrer, pour calmer les battements de son cœur. Il y a du bruit alentour, bien trop de bruit. Une volière où trop de créatures versatiles se rencontrent, batifolent entre elles. Elle aimerait leur crier de se taire, de la fermer une bonne fois pour toute. Mais Eleah ne dit rien, les poings refermés sur ses hanches, faisant les cent pas dans les loges en préfabriqués aménagées temporairement pour les artistes du festival. Ce bruit si familier l’apaise en même temps d’une certaine façon. Il lui rappelle des mécaniques qu’elle connaît, qui ne sont pas étrangères. Des repères alentours, pour l’ancrer dans une réalité qu’elle a tendance à négliger depuis plusieurs semaines. La voix de Charlie se réverbère au creux de sa tempe. Il déploie des gestes, babille des mots. Des exigences, des recommandations, des encouragements pour ces petits êtres qu’ils ont décidé de mettre sur le devant de la scène. C’est bientôt leur tour. Bientôt. Mais ils courent, ils courent, depuis des heures déjà, voire des jours. Dans la brièveté des silences et des moments de troubles qui ont traversé l’après-midi, elle n’a pas pu s’empêcher de se perdre un peu plus dans le dénivelé de ses souvenirs. Trop de choses à tolérer, à comprendre. L’image de son père est revenue la hanter très vite. L’idée qu’il soit libre, quelque part, sans qu’elle ne puisse avoir aucune prise sur ses faits et gestes. Arthur a appelé juste au moment où elle imaginait recontacter l’avocat et tout lui dire. Évoquer les morceaux du puzzle, parler de ces visites nocturnes, de ces caresses souffreteuses qu’elle a cru pouvoir oublier totalement un jour. Mais elles font partie d’elle, tout comme ce froid qui l’a saisie sans qu’elle ne sache pourquoi, juste après qu’il ait raccroché. La culpabilité sous l’épiderme, partout, se répandant comme un odieux fiel pour mieux corrompre son cœur.  Elle aurait dû lui dire, tout de suite. Ne rien lui cacher, ne pas lui mentir. Peu à peu elle s’enlise, les pieds englués dans cette décision qu’elle a prise de se taire. La chute elle la voit, irrémédiable. Il n’y a plus de retour en arrière possible. Il est trop tard à présent, pour rattraper le fil de la vérité et s’affranchir des terreurs qu’elle nourrit à l’idée qu’il puisse s’anéantir de nouveau. Comme la dernière fois. Juste après Galway … Cet épisode marqué dans sa chair, à bien des égards.
« Eleah ? »
Elle l’entend à peine, les prunelles errantes, trop éteintes pour être seulement vagabondes. L’accent roule sur sa langue : il lui faut quelques secondes pour rassembler ses idées, le reconnaître, le voir enfin. Les images de la veille se percutent à l’image qu’il lui renvoie. Une sorte de gêne la saisit de part en part, se souvenant de l’incapacité maladive de son corps lorsqu’il s’agissait de le trouver, de le rejoindre. Parce que James était là, partout. Dans sa tête, sous la pulpe de ses doigts. Les désirs monstrueux, gangrénés par l’alcool et le désespoir. Son regard s’abaisse sur la lèvre tuméfiée d’Isaac. Celle-là même qu’elle a mordu, le punissant de n’être pas comme lui, de ne pas savoir la regarder comme il le fait, de le rendre unique de fait, et totalement irremplaçable.
« Isaac … Je suis désolée … Pour hier.
- Oublions ça tu veux ? Tu n’étais pas dans ton état normal …
Il aimerait tant s’en convaincre, pouvoir affirmer que c’est l’alcool qui l’a rendue ainsi, quand au fond il n’ignore pas totalement les élans de sa nature. Il les a subodorés tant de fois, dans la folie de leurs étreintes. Il les a brimés, peu prompt à lui laisser l’ascendant sur lui quand depuis le début, c’est toujours lui qui l’avait eu sur elle. |
- Veux-tu qu’on se voit … ce soir … Après la représentation ? Les autres ont prévu de sortir en ville. On pourrait boire un verre avec eux, puis partir … Tous les deux. Qu’est-ce que tu en penses ?
Son orgueil hurle. Il n’a pas ces attentions là d’habitude, se souciant peu des aléas des humeurs féminines. Mais Eleah, ce n’est pas pareil. Il n’a jamais eu l’impression de savoir l’apprivoiser. Il aimerait … Mais s’il y parvenait, sans doute n’aurait-elle plus aucun intérêt à ses yeux. C’est son indépendance qui l’attire. Le fait qu’il n’y ait rien de figé, que tout soit trouble. Jamais cependant elle ne l’a un jour repoussé ainsi. La veille, c’était une première. Une première troublante, qui lui laisse encore en bouche un arrière-goût amer. Ce même goût qui s’accentue un peu plus lorsqu’il distingue sur ses traits une expression qu’il ne connait pas encore : le doute, l’embarras … La gêne. De ces choses qu’il abjure, dont il la pensait dépourvue, et qui lui font subodorer le nouveau rejet dont elle l’accable sans tarder.
- Je … je suis désolée Isaac, mais ce soir … Je ne viendrais pas avec vous. Je dois voir quelqu’un d’autre … Il le faut. Une autre fois peut-être … Peut-être. Excuse-moi encore, pour hier. Tu as raison, je n’étais pas dans mon état normal. »
Il le faut parce qu’elle lui a promis qu’elle danserait pour lui. Et qu’elle n’a pas du tout l’intention de revenir sur cette parole-là, si éphémère soit-elle. Hommage à tous les troubles qui les ont vu naître tous deux, bête hybride et monstrueuse, magnifique en même temps dans l’onirisme qu’elle convoite, elle dansera pour lui, exhibant les marques, exposant les blessures, parce qu’il ne peut plus en être autrement, parce qu’il a su la trouver, la magnifier, l’accepter aussi, quand Isaac aurait rêvé de la brimer pour la modeler à une image idéale totalement illusoire. Il saura la trouver. C’est ce qu’il a dit. Alors elle attendra, elle attendra elle aussi. Qu’il la trouve, pour qu’elle puisse lui arracher toutes les impressions qu’elle aura su glisser à l’intérieur de lui. Ses airs ne semblent pas si désolés que cela lorsqu’elle le regarde, et par chance, l’heure de passage de toute leur petite troupe arrive. Charly s’épouvante, devient dirigiste. Il n’en est pas à leur demander à se ranger en ligne, dans une géométrie militaire, mais presque. Eleah s’excuse d’un regard auprès d’Isaac sans s’attarder, rejoint tous les autres. Le costume est agréable, comme une seconde peau légèrement miroitante, qui lui rappelle les écailles délicates des ondines, ou la réverbération polie des pièces de métal. Il fait nuit depuis longtemps, les tableaux défilent depuis des heures sur la scène nimbée de lumières changeantes. De l’éclectisme coloré des danses orientalisantes au camaïeu plus obscur des danses plus urbaines. La danse, lieu de tous les possibles, la seule barrière étant l’imaginaire qu’on lui impose. Avec Charly, ils ont voulu s’inscrire dans un univers aux nuances futuristes, privilégiant des harmonies abruptes et des lignes aériennes. Des algorithmes sans fins, des créatures renaissantes dans un univers lourd, qui n’a pourtant pas la force de les vaincre lorsqu’elles cherchent à se mouvoir dans la pénombre. Pour eux même, la première partie de leur tableau, ils l’ont appelé l’Eveil. L’éveil de ces innocentes entités, soyeuses, délicates, en comparaison de la brutalité du monde qui les entoure. La joie de celui qui façonne, face aux êtres auxquels il a su donner vie. Une histoire connue par cœur, à travers la littérature, sous d’autres formes aussi. Le créateur, sa créature, prenant vie l’un dans l’autre, l’un à travers l’autre, aux dépens de l’autre aussi. Les pas se précipitent, le rebours commence. Les jeunes sont anxieux eux aussi, mais l’excitation est bien plus grande dans leur corps envenimé par les rêves qui les parcourent. Eleah a un geste conciliant envers son jeune partenaire. Joshua. Elle sait que ce n’est pas évident, de devoir changer au dernier moment. D’accepter le corps de quelqu’un d’autre, d’avoir confiance en lui. La rigueur dont il a fait preuve tout au long de l’après-midi la rassure. Elle sait qu’il fera tout son possible pour ne pas la décevoir, pour être à la hauteur de ses exigences, d’autant plus maintenant qu’il sait qu’elle dansera à ses côtés. Alors elle le rassure, d’un regard, d’une attention, d’une caresse gracile sur sa main qui tremble. Le tableau précédent se désintègre, ils entendent depuis les coulisses la foule qui se soulève, les applaudissements qui se perdent dans le noir sans écho, parce qu’aucuns murs ne sont là pour retenir leurs ondes. Elle aime tant ces scènes de fortune qui se déploient en extérieur, qui n’ont aucune limite, dont l’espace autour est infini, et semble aller jusqu’au ciel lui-même. Ils ont de la chance qui plus est, la météo est plus que clémente. C’est une nuit douce, propice au développement de tous les univers.

Il est l’heure. Ils viennent de les annoncer, à l’extérieur. Son cœur bat plus vite. Elle a ce réflexe de chercher à glisser des œillades vers le public pour le traquer, pour le voir. Mais la vague l’emporte avant qu’elle n’ait pu distinguer quoique ce soit. Ils profitent du noir pour aller s’installer, dissimulés par la pénombre des réverbères éteints. Des corps en mouvement, placés en binôme, sur la scène endormie. Recroquevillée sur elle-même, hybride créature, aux atours d’androïde sans en être totalement un. Les premières notes de Reveries se glissent dans l’obscurité toujours entière, délicate. Des lueurs fragiles retentissent, par touches nébuleuses, se projettent sur les corps qui se meuvent avec lenteur. Un par un, tour à tour, des couples étranges, qui semblent s’éveiller d’une torpeur. Un éveil candide au monde qui les entoure, sur les accords doux d’une musique soyeuse, qui laisse encore place aux rêveries. L’enchaînement est terrien, parce qu’il ne quitte quasiment jamais l’ancrage du sol. Et chaque couple a sa propre dynamique, les uns prolongeant les autres, ensemble, sans vraiment l’être pourtant. Les bras s’étirent, tracent des arabesques. Les corps s’élèvent, sans brusqueries ni trivialité. L’étreinte est la même que celle des amants qui s’éveillent après avoir trop longtemps dormi, l’un contre l’autre, et ne savent plus à quelle réalité appartenir une fois les yeux ouverts. Tout réapprendre, tout reconstruire. Dans chaque binôme, l’un semble porter l’autre vers des destinations plus aériennes. Un créateur, pour chaque créature, contemplant sa venue au monde, la vivant avec lui. Ils n’ont pas scindé les couples de façon systématique, en déterminant que chaque femme serait une créature, et chaque homme un créateur. Il y a un doucereux mélange, pour semer la confusion, ne plus savoir qui appartient à qui, le vrai, du faux, l’humain de l’artificiel. L’Eveil s’achève en des notes plus troubles, le rythme s’alourdit, les ambiances feutrées se distillent dans des faisceaux de lumières plus vifs, toujours dans des nuances électriques, de bleu, de blanc. Couleurs métalliques, plus grinçantes maintenant que la musique les accompagne. La dynamique des couples change. Ils se rapprochent, les uns des autres, comme pour ne former qu’un corps. Polymorphe, monstrueux, et lourd, si lourd, bougeant tous ensemble, identité indistincte. Le rythme gagne en puissance, les rencontres sont plus rapides, plus aériennes. Jusqu’à la fracture, le retour au noir, l’implosion de l’être façonné par ces quatorze corps en mouvement. Un retour au noir assourdissant, à l’unisson d’une sorte de chute, et de la coupure de toute note pour se réverbérer quelque part. La fin de quelque chose, l’érosion des êtres qui s’essoufflent à force de courir, de crier, de grincer. Les silhouettes retombent vers l’endroit d’où elles sont venues : la terre, la terre encore. La terre et le noir, partout autour d’eux. Un tableau qu’ils ont choisi sans paroles, pour laisser les corps parler d’eux même, sur la musique, à travers elle aussi. Le cœur d’Eleah s’affole dans l’entre deux, parce qu’elle doit changer de costume, dans un intervalle éminemment rapide, à peine le temps que les plus jeunes quittent la scène pour laisser entrer Charly. L’artiste a consenti à ne pas être annoncé, pour ne pas briser une ambiance déjà installée. Eleah avait fortement insisté, pour que le présentateur et sa voix nasillarde ne l’annoncent pas en grande pompe entre deux tableaux, et éventre ainsi toute l’ambiance dans laquelle ils se seraient évertués de plonger les spectateurs. Il lui faut faire preuve d’agilité alors. Contorsionner son corps pour le modeler à une autre image. Rompue à l’exercice depuis des années, durant les représentations au Royal Opera, elle renoue avec la rapidité de gestes oubliés, parvient à se changer pour passer un ensemble plus fluide. Une sorte de body, couleur chair, donnant l’impression de la nudité de son buste, et une jupe quasiment transparente, pour laisser les lignes de son corps apparaître au gré de la lumière, en contre-jour.

Au milieu de la scène, dans le noir, un faisceau leur rend leur matérialité. A elle, à lui, l’un en face de l’autre, contre terre, encore. Parce que c’est toujours ainsi que tout commence. Les ongles fichés dans le sol, les pieds nus, le corps recroquevillé sur lui-même. Les premiers accords de Land of All se déploient tout autour d’eux, laissent à l’évanescente lumière le temps de les détourer. Le premier mouvement se fait à l’unisson de la première touche, de la première note du timbre qui s’élève, entre eux, contre eux. L’un en face de l’autre, comme séparés par un mur invisible qui les empêche de se toucher. Un miroir, qui les fait se réverbérer. L’un trace un geste, l’autre le prolonge. Le même sens, mais à l’inverse. Deux faces d’un même reflet. Cette partie-là, elle l’a conçue en pensant à Arthur, ce frère qui l’inspire, la laisse démunie et exsangue. Ce frère auquel elle a préféré mentir, de façon ignoble et égoïste, pour le préserver d’une chute qu’elle est seule à concevoir.  Charly est là, suivant des lignes, traçant des gestes. La perfection de mouvements qui apparaissent d’une légèreté troublante lorsqu’on les contemple, mais qui en réalité demandent au corps des contorsions terrifiantes. Les lignes de son torse, parfaitement dessinées, et nues, elles aussi, si nues. Toujours en miroir, couple maudit, couple céleste, qui ne peut se toucher et totalement se rejoindre. Séparés, l’un en face de l’autre. Des arabesques qui peignent des contours célestes, là, tout autour d’eux. Le rythme est lent, presque suave. L’intensité un crescendo, qui monte, monte, à l’unisson du refrain, appris par cœur. I came to break the wall that rose around you. Briser le mur, autour de lui, autour d’elle, autour d’eux. S’affranchir de tout ce qui les relie l’un à l’autre. C’est ce qu’elle est venue faire oui, c’est ce pourquoi elle demeure, encore, toujours. Avec lui, ce miroir. Ce miroir qu’elle aime, qu’elle hait. Ce reflet qu’elle adore, mais qui se décompose, à chaque pas qui l’éloigne un peu plus de la beauté de son image. Arthur est là, en filigrane. Elle le voit, elle le sent presque. Les expressions de son visage se cisèlent, invisibles pour qui ne sauraient voir, stupéfiantes dans ce qu’elles laissent transparaître. Douleur crue, douleur nue, dévalant sur la ligne de sa jambe qui s’incarne en des mouvements qui n’ont plus rien de terrien, qui font se prolonger la hanche, les reins, le dos, la nuque. Contre lui. Ils se touchent enfin. Ils se touchent, peut-être. Elle est tombée pour lui, il a sombré pour elle. L’amour cruel, qui les relie dans le noir. Le rythme change, les images s’étiolent. Arthur disparait, et dans un balayement aérien, que Charly réceptionne contre sa hanche, elle le laisse s’en aller. Partir, partir. Loin, si loin. Loin d’elle surtout. Libre enfin. La soie de la voix, ceux dont il parle, laissés derrière soi. Ils sont si nombreux en ce qui la concerne. Elle en a oublié beaucoup. Mais pas eux, non, pas eux. | Could I ever call this place home ? | Cet endroit, cette maison. Où est-elle ? Là-bas ? Elle l’a tant cherché, cet endroit où elle serait chez elle. Elle ne l’a jamais trouvé, sauf ce soir-là. Lovée, nichée, quelque part, entre ses bras, alors qu’il était là, qu’il ne partait pas. Je suis venue pour briser le mur qui s’élève, là, tout autour de toi. Cela a du sens n’est-ce pas. Surtout ce soir, surtout maintenant que chaque pas qu’elle trace, elle le lui destine. Du bout des ongles, à l’angle singulier des coudes, de l’arc-de-cercle dans lequel sa colonne s’incurve, jusqu’à la pointe de ses pieds nus. Jusqu’à lui, jusqu’à toi. To see the land of all. Tout voir, tout prendre. Ce que tu crois pouvoir cacher, ce que je crois pouvoir ignorer. La terre de toutes les possibilités, l’un contre l’autre. Ses doigts tremblent un peu lorsqu’ils se tendent vers le vide et allongent sa silhouette. Elle paraît plus grande, en équilibre. Fil ténu, dans le prolongement de ce corps qui l’accompagne, la rencontre, la transporte. Légèreté de parade, quand les rythmes changent encore. Une dynamique plus abrupte, qui marque une fracture. Brutalité en parade, mise en exergue. Les souffles erratiques de deux monstres qui se côtoient, s’apprivoisent. Elle l’a imaginé avant de le savoir. Elle a gravé là, quelque part, au gré de gestes imaginaires, quelqu’un qui saurait la voir. Une danse déjà façonnée, avant même de le revoir, ce soir là, cette nuit là. Espérer se fracasser à lui, et être libre, libre enfin, d’être ce monstre ailleurs que dans les mouvements triviaux et abruptes qu’elle ne mettait alors en exergue que sur scène. La danse comme échappatoire, révélatrice de ce qui se dissimulait. Elle a créé la distorsion du monstre, avant même de le connaître. Alors la danse prend des atours plus rudes. L’étreinte n’a plus rien de suave, les mouvements sont plus triviaux, plus abruptes. Fracas d’un corps, contre un autre. Une lutte, une lutte qui s’étouffe, qui plante ses ongles dans le sol et y appose sa marque. Les gestes s’enchaînent, plus rapides, plus dangereux aussi. Cela frôle la danse acrobatique, tant la force brute de Charly la projette et la contorsionne, saisissant les membres, les soulevant, les projetant loin de lui pour mieux les ramener. Elle n’a même pas eu le temps de s’effrayer, quand ils ont failli commettre une erreur. Elle a senti sa main légèrement moite sur sa cheville, menaçant de faire lâcher la prise. Mais il l’a retenue, envers et contre tout. Parce que Charly est ainsi, et elle le sait. Quelle que soit l’énergie qu’elle déploie, il parviendra toujours à la rattraper. Il sait qu’elle n’est pas entièrement là avec lui. Qu’elle danse pour quelqu’un d’autre ce soir. Plutôt que de s’en offusquer, tout au contraire, il l’aide, la façonne, la sublime. Toute l’énergie de sa nature la détoure, se projette contre elle pour devenir une extension indicible de celle dont elle fait preuve, avec la force d’un désespoir qu’il ne comprend pas tout à fait. La lutte se poursuit en saccades. Alliance moderne et désinvolte, crue et cruelle. Terrassement des chairs, terrassement des corps. Jusqu’à cet essoufflement, dès lors que le timbre s’élève de nouveau. Ténu, si beau, si fragile. Les corps renouent avec une douceur étrange, parcimonieuse. Ils s’apprivoisent, comme s’ils se voyaient de nouveau pour la première fois. Ses bras glissent autour des épaules de Charly, l’étreignent, l’enserrent, de la même façon qu’elle le fit avec lui, qu’elle le fera sans doute encore. I will fall for you, clame-t-il. c'est presque un cri. Et Eleah le murmure, au fond de sa tête, écho au creux de sa tempe. Leurs deux corps se replient, ensemble, l’un dans l’autre. Mais juste avant que le noir ne se fasse sur eux, elle relève les yeux vers la foule, et quelque part, là-bas, parmi les anonymes, elle le voit. Pas longtemps, à peine une seconde. Ce n’est peut-être pas lui, mais ça n’a pas d’importance. Elle l’a vu. Et ce soir, elle a dansé pour lui. Parce qu’elle le lui a promis, et que même si elle ne saurait le dire, elle restera. Elle viendra briser le mur, qui s’élève autour de lui … To see the land of all.

Pour la curiosité Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 1935183664 Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 3719802171 Et ce détour qui n’en finit pas _ Eleah&James - Page 3 1935183664
Partie I & II du tableau :
https://www.youtube.com/watch?v=8oXsihAHLVU
https://www.youtube.com/watch?v=7qZNuWRHAnM
Dernière partie / Land of all :
https://www.youtube.com/watch?v=ZaADPWRoaDE




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James M. Wilde
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() message posté Dim 30 Sep 2018 - 21:09 par James M. Wilde

« Tu es mon toujours ou tu ne l'es pas
Tu es ce velours si doux sous mes doigts
Et ce détour qui n'en finit pas
Oui, ce détour qui n'en finit pas
Je voudrais que ce séjour dans tes bras
Que tes caresses ne s'arrêtent pas
Je voudrais compter les jours sur tes doigts
Ou tu es mon amour ou tu ne l'es pas »

Eleah
& James




Les émotions se distancent dans un passé qui vagabonde. Conditionnels arrimés aux faux espoirs, d’autres mensonges que l’on se murmure pour croire encore. Croire encore un peu avant de ne savoir sombrer dans les eaux grises de nos états d’âme trahis et falsifiés. Plus de saveurs, plus d’harmonie. Et plus de cri. L’envie périclite la tournée à peine évoquée et quelque chose en moi se brise, se brise un peu plus pour se retrouver dans le noir le plus abscons. Insondable. Insoluble. Partir pour courir après les échos d’une jeunesse enfuie, rire parce que ça fait moins mal en se forçant le temps d’une soirée, regarder les foules en croyant plaire, en croyant que ce sera suffisant. Et sans doute que ça le sera, le temps d’une euphorie malsaine qui saura s’insinuer dans ma tête au moment même où je monterai sur scène, et ce sera infâme, brutal, indécent. Une éternité indicible dans les sons qui satureront mon corps, et les hurlements tout autour, partout. Et la lumière aveuglante dans la rétine. Encore, et encore. Recommencer. Affronter la nuit d’après. Quand le noir parvient à grignoter un peu plus de terrain, à acculer les espoirs, les défigurer. La question qu’elle a posé s’est vue saluée d’une moue plus fermée, d’une oeillade plus triste, je n’y ai pas répondu. Je n’y réponds toujours pas tandis que je marche dans la rue, me repassant la scène, des mots décousus sur mes lèvres dorénavant closes, mes lunettes de soleil sur le nez. Pourquoi, hein ? Pourquoi… Pourquoi à ton avis, mon amour ? Pourquoi… Pour être encore un peu en toi, pour ne pas risquer de laisser avorter un projet en le négligeant dans des ailleurs complexes, détachés de tout, détachés de nous. Pour croire encore un peu, rendre invincible cet espoir dans ta bouche, ne pas retrouver les murs trop vite, ne pas risquer d’exploser toute ma douleur contre eux, à trop vouloir les rencontrer. Pourquoi, pourquoi. Ne le demande pas. Pour toi. Pour moi surtout. Parce que je ne peux pas… Je ne peux pas partir comme ça. Je n’y parviens pas. Je pourrais évoquer les arguments les plus fourbes et les plus creux, les décors excessifs, les salles inaccessibles, du retard sur les commandes des éléments de la scène, les retours très frileux sur notre scénographie agressive. C’est cela que j’aurais dû faire, te confier la scène, te confier les décors et l’ambiance. Je pourrais invoquer cette envie soudaine, subite, pour t’avoir à mes côtés, avoir les élans des plus lâches, pour retarder l’inéluctable. Mais je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas fait. Je ne t’ai rien dit, je n’ai fait qu’hocher distraitement la tête, sachant que tu disais vrai. Ça ne ressemblera à rien de ce que j’aimerais, et les espoirs seront trahis et fourbus. Rien, rien. Une nouveauté qui éreintera mes nerfs et mes songes. Une voiture me klaxonne parce que je marche sur la route, en dehors des trottoirs pour ne pas avoir à déambuler au milieu des passants, et je me fais d’autant plus remarquer. Quelqu’un me désigne du doigt, je ne sais pas si c’est parce que mon attitude le surprend ou si l’on me reconnaît et je n’attends pas d’avoir un dénouement quelconque à cette interrogation qui pourrait accoucher d’une flopée de fans hystériques. Je finis par traverser, en dehors des clous, tentant de me souvenir du chemin que j’ai emprunté pour venir à la nuit tombée. Les couleurs sont si criardes désormais. Les gens trop présents. Je marche plus vite, tente de fuir les résurgences de nos débats, même si je roule de nouveau des yeux en m’entendant lui dire :
_ Des cartes postales ? Tu veux des putains de cartes postales ? Comme au 19ème siècle ?
J’ai eu beau éructer, l’idée m’a immédiatement séduit et c’est bien armé de cette résolution fort incongrue que je continue de déambulé, comme si j’étais ivre, sans véritable direction. Ni conviction d’ailleurs quant à la route à prendre. La conversation se poursuit dans ma tête. Le regard en coin que j’ai porté me revient. Partir. Partir mon amour. Mes yeux disaient exactement ce qu’elle me répliqua ensuite, mes yeux lui assuraient : mais tu peux, tu peux partir, tout le monde le peut. Alors pourquoi personne ne le fait ? Je l’ai fait, je l’ai fait il y a longtemps. Et je les ai abandonnés. Je lui ai murmuré :
_ Tu pourrais. Tu pourrais oui… Mais tant qu’il reste quelqu’un, quelqu’un à qui penser, on ne part pas en réalité. On est toujours là.
Je l’ai compris en revenant ici. Je l’ai compris à chaque instant où j’allais récupérer Ella à l’aéroport, dans ses robes adolescentes et trop courtes, quand elle débarquait à LAX. Je l’ai su dans mon coeur blessé quand je lisais par hasard, dans un fil d’actualité, que la société de mon paternel fleurissait. Je l’ai appris jusqu’à en chialer, quand sur les trottoirs parfois, je me retournais subitement croyant croiser quelqu’un de mon passé.
_ Les yeux dans le vague, à traquer le passé qui nous rattrape.
Mais on ira ici et là, si tu veux, si tu veux. J’aimerais t’y emmener. C’est ce que je n’ai pas dit, ce que j’ai ravalé en étant trop tenté de le faire. J’ai tendu le bras vers le plateau pour chopper un autre morceau de brioche, à moins que ça n’ait été un bout de croissant cette fois-ci. Je ne sais déjà plus. J’ai l’estomac vide, à peine sustenté. Je ne pourrais rien avaler de plus. Pas après cet appel, pas après tous ces aveux qui m’ont échappés. Pourquoi ne pas repartir, des pourquoi, des encore, tu n’en as jamais assez, beauté ? Tu n’en as jamais assez, n’est-ce pas ? Amer, j’ai murmuré :
_ Parce qu’il est encore trop tôt pour ça.
Pour retrouver le chemin de mes errances dans ce paysage sans fin. J’aimerais retourner à Cork avant… Avant. Pour faire mes adieux peut-être.
_ Los Angeles c’est bien aussi. Il faut s’y perdre un peu, quitter la plage, et voir ses étendues désolées.
D’autres futurs. Le sous-entendu, peut-être irons-nous ensemble, peut-être, ça me plairait. Ou peut-être iras-tu sans moi et tu me raconteras ce que tu en as pensé. Partir, rester, à côté d’elle, ou en songeant à ces territoires qu’elle découvrira, ces autres gens qu’elle affranchira en les touchant du bout de ses doigts graciles. En les regardant. Je tire un peu sur le pan du t-shirt noir que je lui ai emprunté en partant, le portant à mon nez avant de le passer, espérant y trouver son odeur, son parfum, un stigmate à convoyer sur ma peau humide. Le pire c’est qu’il me va presque. J’ai pris un des plus lâches, mais quand même, Gregory doit avoir raison de détourner ses yeux de ma silhouette quand il aperçoit ma maigreur. Je pense que la prochaine fois que je daignerai répondre à Marco pour l’un de mes entraînements, je me ferai passer un savon quant à la masse musculaire perdue, qui me rend bien plus faiblard, parfois souffreteux, pas moins agressif pourtant quand je l’ai décidé. Je pourrais botter le train de ce grand type que je ne nomme pas coach, car il s’agit plus d’un ami de jeunesse qu’autre chose. Enfin… Disons que nous ne tombons jamais d’accord à ce sujet quand nous en débattons. Les séances sont interrompues depuis le désastre qu’ont frôlé mes mains. Il a eu la trouille, moi aussi, tout le monde croyait que ce serait plus grave quand les jointures étaient enflées. Je les fais jouer en cheminant, cherche une douleur résiduelle qui ne vient pas, pas cette fois-ci. Je me perds dans Paris, loupe ma rue, prend à revers un trottoir qui est dédié à une piste cyclable et me fais copieusement engueuler par un connard à chapeau. Je hausse mes deux sourcils sous mes lunettes puis m’engouffre dans le hall. L’on ne me regarde pas trop de travers car mon jean noir ne paraît plus sortir d’une piscine privée, où les décadents se jettent dans les bras de femmes nues, une coupe de champagne à la main. Le t-shirt d’Eleah est un peu court mais sous mon cuir, ça ne se voit pas, c’est peut-être la mode au fond. Je demande à la réception si l’on m’a laissé un message, une habitude que j’ai prise car il n’est pas rare que je ne consulte pas la messagerie de mon téléphone. Il n'y a rien. Rien. Juste le regard de la réceptionniste qui traîne sur ma drôle de dégaine à chercher des raisons que je ne lui donne pas. Mes airs se referment, camouflent les résurgences de la nuit pour offrir une neutralité de façade que vient embellir un sourire un peu charmeur.
_ Dis donc minette, si je fourgue mes fringues au service de nettoyage, j'ai une chance de les revoir un jour très proche ?
Elle m'assure que leurs services sont très professionnels avant de rire devant l'éclat moqueur qui s’invite dans mes prunelles quand je la zyeute par dessus la monture de mes lunettes. Elle me dit quand je pars vers le grand ascenseur :
_ Vous allez être en direct demain à la radio. J’écouterai.
Une énamourée. Damned. Je salue quelque peu avant de tourner les talons et de m’éclipser. Je me trompe d’étage. Deux fois je remonte le couloir en sens inverse avant de me souvenir du numéro de mon penthouse. Pourquoi donnent-ils maintenant des pass désespérément vierges ? Je sors par erreur en souhaitant déverrouiller la porte la carte plastifiée que m’a offert Eleah pour son spectacle et j'en suis les lignes du bout de mon pouce, songeur, absent. Je mets plusieurs minutes à me décider à franchir le seuil, et dans la clarté aveuglante de la suite, alors que les parois de verre se parent de lueurs chaudes, je cherche un autre reflet que le mien. C’est pourtant ma silhouette malingre qui se détache sur le fond de verdure luxuriante. Seule.

J'ai décidé d’aller directement à la station de radio plutôt que de leur téléphoner. Je m'énerve facilement à distance. Bon je m'énerve facilement tout court mais une fois entièrement changé j'ai voulu prendre l'air, retrouver l'émulation des rues, agressé par le silence de cette chambre immense. J'ai remis des fringues propres, sans fioriture. J'ai même choisi un t-shirt sans motif comme pour mieux me fondre dans le paysage de cette fin d'après-midi. Il n’est pas noir, il est bleu. Très sombre. Mais c’est bien une couleur non ? J'ai écrit à Gregory aussi. Plutôt que d'affronter une nouvelle fois sa voix, je lui ai dit que je n’oubliais pas mes rendez-vous, et que j’allais justement voir l'équipe qui souhaitait me recevoir. Il m’a demandé de ne pas tout foirer. Mais à sa façon à lui, celle que je connais depuis si longtemps et qui me fait encore légèrement rigoler. “Essaye de faire un effort. Souviens-toi. Le gars n’est pas méchant.” Je me souviens oui. Il est plutôt con d'ailleurs, avec un humour assez douteux. La dernière fois que nous nous sommes pointés, il avait pour second cette fille allumeuse comme pas deux, qui posait des questions avec un accent français à couper au couteau. Je ne sais pas par quel miracle mais je ne l'ai pas approchée. À moins que je ne m'en souvienne plus du tout. Le taxi longe une avenue qui me paraît immense et par la vitre arrière je regarde si je ne m’éloigne pas trop de la tour Eiffel. J'ai encore du temps. Encore. Trop de temps sans doute. À la radio, des sons familiers viennent caresser mon orgueil et soulever mes nerfs. Une révolte sourde déjà dans mon organisme et je joue sans innocence aucune avec le conducteur qui n’a pas cherché à me reconnaître.
_ Change mec. Ce titre est assez mauvais.
Vieux surtout. Ce n’est même pas l'un de nos titres récents. Je me demande pourquoi ils les passent ici… Le conducteur argumente :
“Elle est bien celle-là. C’est un groupe de chez vous d’ailleurs. Vous venez de Grande-Bretagne, hein ? Bah eux aussi. Et le chanteur c’est un vrai connard. C’est un peu dommage.”
Je manque de m’esclaffer et lance :
_ Un vrai connard. J'en connais un comme ça. Insupportable.
“Voilà. Le star système tout ça…”
_ Vous me déposerez là. J'ai rendez-vous ici.
“Ici ? A la radio ?”
Je lui glisse un pourboire en Euros ne sachant pas bien ce que ça représente. Et ajoute très doucement :
_ Oui à la radio… Pour jouer au connard.
Je n’attends pas de savoir si le type percute ou pas. Je suis dehors. Dans la foule et le bruit. Mes lunettes de nouveau sur le nez et mes mains dans les poches de ma veste. Ma barbe repousse un peu, je dois avoir l’air d'un clodo. Enfin d'un clodo de mon milieu social… Je m’engouffre dans le hall pour en sortir une demie heure plus tard. Un pass supplémentaire en poche. Ils ont éborgné mon patronyme. James Wild. Forcément. Le détail me fait sourire et je décide de le prendre en photo pour le poster sur un réseau social quelconque avec la légende “Demain. En direct à 15h.” Il ne se passe cinq minutes avant qu’elle ne commente en privé. La môme. La gosse. Ella. Qui appelle dans la foulée d'ailleurs et vu que j'ai mon smartphone dans les mains je me sens un peu obligé de décrocher.
_ Qu'est-ce qu'il y a le petit monstre ?
“Tu es à Paris ? Et pourquoi je ne l’apprends que sur Insta ? Tu pourrais au moins me ramener quelque chose.”
_ T’as quel âge ? Douze ans ? Tu veux une tour Eiffel en porte-clef ? Un t-shirt moche ?
“Les t-shirts moches sont en général dédiés à ta magnifique personne. Il fait beau ? Ici il fait un temps si tu savais. Tu as bien fait de t’enfuir. Je comprends mieux pourquoi Greg avait l’air dépressif au téléphone. Tu ne l’as pas emmené ?”
_ Nan. J'avais à faire ici.
“Jamie… Tu avais à faire à Paris ? Seul ? En voyage ? Pour une interview ? Je ne crois pas que ce soit arrivé depuis que je suis née. Autant dire jamais.”
_ Ne m’appelle pas Jamie.
“Tu préfères Jim ?”
Elle rit, ce méchant animal, sachant pertinemment que ce genre de surnom me tape sur le système.
_ Je préfère que tu ne m’appelles pas.
“Oh en plus tu es de mauvais poil. Comme toujours. Donc j'imagine que tu ne me diras pas pourquoi. Comme d'habitude.”
_ Je suis venu pour un festival de danse.
C’est sorti tout seul. Son exclamation hystérique suivie de :
“Quoi ?! J'ai dû mal comprendre. Mon frère sombre et torturé est à un festival de danse ?”
_ Arrête de rire en te foutant de ma gueule.
“Nan mais tu avoueras que comme blague à sortir au repas de Noël ça se place là…”
_ T’auras qu'à rappeler quand tu auras cessé d’être hystéro. Bye la naine.
“Je croyais qu’il ne fallait pas que j’appelle. Mais attends tu ne m’as pas expl…”
Je raccroche avant que la phrase ne parvienne à son terme, un sourire plus assuré sur les lèvres. Je consulte l'heure et décide de me rendre à pieds jusqu'aux lieux du festival. Si c’est bien ce que j'ai mémorisé c’est tout droit.

Bien. Ça ne l’était pas tout à fait. Quelques virages supplémentaires dans une ligne très très courbe. La foule est déjà dense et le bruit qui s’en échappe ne parvient pas totalement à me relier à l’euphorie du public. L’ombre sur mon front s’est accentuée, je porte une très étrange angoisse au cœur, les battements alourdis et le souffle trop court. Je me fraye un passage ralenti par les gens qui me bousculent. J'engueule un anonyme dont le visage s’efface aussitôt qu'il ne comprend ni mon agacement ni ma langue. C’est comme me retrouver au milieu d'une masse dense et braillarde que je peine à appréhender. Je ne suis jamais dans cette posture là, en bas d'une scène qui me paraît immense et squelettique, encore illuminée par la lumière trop crue du jour qui tombe à peine. Couleurs mordorées qui glissent sur des silhouettes, formes étrangères que je ne prends même plus la peine de houspiller. Je me fonds dans un mouvement alangui, cherche à échapper à ces corps qui me bousculent, parfois me frôlent, déclenchant de désagréables frissons de dégoût dans ma chair. J'aimerais qu’elle soit là. J'aimerais saisir l’écho de sa personnalité débridée au loin, telle une balise qui me ramènerait à bon port, sans risquer le naufrage. Je tasse mes épaules, réajuste mes lunettes mais personne ici ne me reconnaît, ne me cherche ou encore ne fait attention à cet être en noir qui rôde, faisant tache aux côtés des coloris qu’arbore Paris dans son automne timide. Il fait un peu chaud sous le cuir de ma veste, l’angoisse frôle une très brève seconde la panique lorsqu'il me faut franchir un groupe bien plus compact désormais que les planches se rapprochent de mes déambulations. Je brutalise ma posture pour braver la houle de membres et de rires, pousse une fille de mon chemin sans demander pardon en évitant ainsi que la masse ne m'enferme et ne manque de m’étouffer. J'aimerais le calme. Le calme le plus plat avant la tempête que je m'apprête à affronter. Pouvoir songer encore à des réminiscences et les peindre dans ma tête dans de nouvelles textures qui les rendraient plus uniques encore qu’elles ne le sont déjà. Je m’arrête à un stand au hasard. Que des jus de fruits, de l'eau et de ces boissons ridicules de sportif qui survendent de l’énergie dans des tons qui ne se trouvent nulle part dans la nature. Je demande un jus de pêche. Je n'aime pas particulièrement ça. C’est juste un réflexe que j’hérite de ses habitudes à elle, parce que c’est apaisant et doux, trop sirupeux, trop sucré. Ça sature tout. Les papilles et les nerfs qui ne retombent pas. La tension au contraire grimpe un cran et mes yeux qui caressent le vide de la scène anticipent la cruauté de ces quelques instants avant le combat. Ce qu'il faut déployer de courage quand tout, les pensées et les sensations, indique qu'il faut partir au plus vite. Fuir fuir, fuir encore sans se retourner. Plus jamais. Est-elle dans cet état proche de l’agonie ? Est-elle perdue au milieu de cette excitation qui bruisse tout autour ? Ou bien éminemment calme et concentrée ? Alors que je montre mon pass au vigile, pass que je refuse pertinemment de porter autour du cou tel une bête de foire que l'on irait vendre au marché, j'imagine la raideur de ses épaules, la contraction dans sa respiration, courte. Si courte. Comme avant un saut. Une chute. Une chute ce serait bien plus juste. Une chute au milieu de ces faciès grimaçants, ces griffes prêtes à vous arracher ce que vous planquez avec la jalousie des fauves. Les coulisses ressemblent à toutes les coulisses du monde dès lors que l'on s'invite dans une escapade éphémère au sein d’un champ d'herbe ou de béton. Des structures presque trop fragiles, des tubes de métal qui portent les panneaux, les écrans, des tissus trop fins, pourtant opaques, qui dérobent à la vue des plus curieux le passage des artistes. Mon souffle se comprime un peu plus, j'ai une sorte de vertige dès lors que je pénètre les secrets d'une installation qui n’est pas la mienne et qui me compte tel un parasite. Un invité. C’est bien pareil quand l'indiscrétion de mes yeux tombent sur des visages trop échauffés, des silhouettes raides et concentrées. Des habits que l'on rajuste du bout de ses doigts tremblants. Je m'efface, trouve rapidement un escalier qui résonne sous mes pas pour trouver un perchoir quelconque qui me donne une vue à la fois sur la déambulation des danseurs avant leur entrée et la scène en vue plongeante. Une fille me voit, interloquée, et je pose doucement un doigt sur mes lèvres pour lui intimer de se taire, avant de lui faire un très léger clin d’oeil. Sans doute trop préoccupée par le spectacle et le jour qui s'étanche dans la nuit qui s’annonce par le brouhaha plus soutenu au dehors, elle opine avant de me laisser à mon observatoire. Je m'assieds sur l'échafaudage, les pieds dans le vide, ma présence dissimulée derrière l’armature d'un projo. Un type concentré passe juste derrière moi pour vérifier qu'il est bien orienté et si j'aurais salué ce professionnalisme en temps normal, ma voix absente lui indique juste :
_ On m’a dit que je pouvais être ici. Je ne toucherai à rien.
Et vu que je demeure stoïque, ma main accrochée à un tube métallique, il ne semble pas craindre une quelconque malveillance de ma part. Peut-être est-ce le ton un brin stressé qui sort de ma bouche. Peut-être est-ce cette discrétion qui ne me ressemble pas un seul instant. Mes iris se fixent. Sur les visages au loin, la foule parfois qui dessine ce mouvement toujours très oppressant, lorsqu'il s’agit de se tasser dans un grand mouvement monstrueux vers l’avant. Comme si les gens fusionnaient d'une façon dérangeante, presque impropre à l'humanité devenant une entité troublante. Je crois reconnaître les inflexions de Charly, plus aiguës parce que son perfectionnisme se distille dans l’air. Je cherche. Cherche encore. Crois un instant reconnaître son port de tête mais l’image est bientôt arrachée par un groupe de danseurs qui obstrue mes déductions. Ma frustration me fait froncer des sourcils et je sors nerveusement mon paquet de clopes tandis que mon compagnon silencieux jusqu'alors marmonne :
“Ah, je veux bien que tu restes là mais tu clopes pas sous mon nez.”
Avec une sorte de lassitude, je range mon paquet dans la poche intérieure de ma veste, repoussant les envies de conflit qui me narguent, plus encore dorénavant que l’attente est palpable dans l’atmosphère. Si ça lui fait plaisir, je peux bien frustrer plus encore mon essence pour la verser brutalement dans le spectacle qui m’attend. Je croise les bras après avoir gratté sans y songer mes avants bras, reprenant des réflexes maladifs qui me possèdent en général lorsqu'il me faut paraître au milieu des spots crus. Dissection de l’être dans les cris et les sifflements qui soulèvent la foule. Je hérisse nerveusement mes cheveux et le type décidément bavard, ou croyant que mon élégance quand il s’est agi de ne pas lui enfumer la gueule fait de nous les meilleurs amis du monde, demande, occupé à son calibrage :
“T’es venu voir quelqu'un en particulier ? C'est ta copine qui danse ? T’as l'air en stress. Ton mec peut-être ?”
Je lui balance un sourire ironique par dessus mon épaule :
_ Qu'est-ce que ça peut te foutre ? T’as peur que je détourne le tien au passage ?
Il ricane distraitement.
“Moi c’est une fille que j'aime bien. Nadia qu’elle s’appelle. Mais elle me regarde jamais. Ça fait des jours entiers que j’essaye de la faire rire. Mais y a rien à faire. Elle s’en tape.”
Il me raconte sa vie maintenant. Merveilleux. Sublime. J'ai presque envie de lui dire de se la fermer. Mais de nouveau le calme dans ma voix, ce calme traître et parasite, vient lui répondre :
_ Peut-être qu’elle s'en tape. Mais tu devrais lui parler quand même. Ils partiront bientôt. Et ce sera trop tard. Et trop con.
JamesWilde.com à votre écoute pour tout conseil matrimonial. Tapez * pour savoir comment mieux consommer votre came sans vous tuer dans l'heure. Bisous. Le type hausse ses épaules et s'il me répond je ne l’entends pas car les applaudissements de la foule m'arrachent à cette si charmante conversation. Des minutes se transforment en heures et je la traque. Je la cherche d'abord convaincu de ne trouver d’intérêt à son art que si elle le porte en personne. Mais c’est bientôt une autre imprégnation qui se joue de mes certitudes. Le jour flanche avec lenteur et c’est moi qui tombe avec lui. Dans les lumières qui jouent à mes côtés, les mouvements qui m’attirent inlassablement. Les tableaux composites se moirent de différentes influences. J'aime cette scène disparate, pourtant très minutée. Mes songes suivent les mouvements, s'accélèrent en suivant la musique. Il y a dans ces choix des harmonies séduisantes. Presque tentatrices. Je comprends que l'on puisse avoir l’idée de prêter ses compositions à ce genre de jeux, histoires éphémères qui se rencontrent dans la brutalité des corps, dans la souplesse des muscles. J'oublie l’angoisse, je la laisse s’ancrer dans mon ventre impatient, les éclats futuristes m’embarquent et c’est bientôt un regard plus professionnel que je pose sur les divers tableaux qui défilent, puisant des idées ou des influences sans même que je ne m'en aperçoive. L'ambiance froide et métallique ressemble à celle du Viper. Les lignes de codes et les monstres à certains écrans de notre future tournée. Il y a des créatures qui semblent ancestrales. Aussi terrifiantes que fascinantes. Nous aurions dû inscrire quelques unes de ces entités mythologiques dans nos mises en scène. Les idées fusent, se mélangent aux visuels qui portent leurs ondes jusque dans mes rétines parfois émerveillées. Je ne l’avouerais pas si l’on me sondait, mais il y a une part de l’enfance ressurgie dans certains entrechats, les souvenirs et les rêves se déroulent autour des poignets cassés d’un geste féminin, masculin, une valse d’émotions contrariées, car l’adulte ne sait réellement comment les appréhender désormais. Je demeure donc assis, dans l’ombre de ce projecteur qui brûle et construit les ombres d’un univers en mouvement. Je suis presque surpris de la voir apparaître, là, sous le feu de mes regards émus (je nie en bloc cette image, je n’ai jamais de regard ému, voyons…), recroquevillée auprès de son partenaire. Je ne devrais pas la reconnaître, je ne devrais pas ainsi sentir mon angoisse reparaître, sous les côtes, battant, battant, jusque dans mes tempes assiégées, je ne devrais pas ainsi la découvrir par la ligne de son dos exhibé par son habit élégant et très simple. Mais… Tout la trahit, ma respiration, mes instincts qui se dirigent sur elle, comme si la bête reconnaissait une autre partie d’elle-même, là, libre et affranchie de toute chaîne. Comme la chaîne tire, et mord, et griffe, comme l’envie de rejoindre ses errances qui semblent millénaires, est grande, oppressante. Dans le corps, dans le corps. Dans la tête, crever une seconde, qui paraît éternelle, d’appartenir enfin à cette créature. Un tout conscient, qui prend forme et s’ébat dans une harmonie dérangeante. La pulsation est là, au coeur du monstre, au coeur de l’androïde qui débute une existence fragile, balbutiante. Comme nous peut-être, comme nous, tu crois ? L’idée me séduit aussitôt, la modernité d’un ensemble pour une sensation éminemment humaine, qui fascine chacun depuis l’aube du temps. Why ? Why ? Why ? C’est ce cri qui renaît en mon sein, c’est cet éveil qui ressurgit avec la brutalité d’une renaissance et je ne lutte pas, je ne lutte plus. Arrimé à elle, à ses pas, à l’ensemble qu’elle prolonge, je suis l’éveil, j’imagine la rupture, je me glisse dans les tonalités de la révolte. Ma nuque est raide, au bout d’un préambule existentiel, je crains la mort, elle me fascine aussi, je l’appelle et je la crie à l’intérieur, et les battements s’accélèrent, se taisent lorsque toute cette jeunesse retombe, reflue. Le mythe d’une naissance, il se grave quelque part, vient nourrir d’autres idéaux, d’autres fresques. Je le laisse s’enfermer quand l’émotion est partout, dans mes mains qui sont moites sur le tissu de mon jean, dans la rigidité de mes muscles rompus dans l’attention viscérale. Me remettre debout tient du prodige, j’abandonne mon comparse sans le voir, descends avec la rapidité d’un animal, dans le noir, l’obscurité dont il s’est détaché, je la retrouve et la bois avec une insistance farouche. J’inspire l’air nocturne à grandes bouffées, soulève un rideau, manque de bousculer quelqu’un, et disparais à rebours avec le goût de l’inachevé sur les lèvres. Sur la langue. Ça n’était pas assez. Ça n’était pas complet. De la voir ainsi, fondue dans un ensemble, c’était l’imaginer disparaître, se diluer. Et tous mes fantasmes aspirent à la voir se délivrer désormais d’une foule informe, la voir brûler au milieu d’une scène que je veux scruter dans une autre perspective. Je prends le large, je contourne les fanatiques assemblés tout en bas de la rampe, je me mets à l’orée de la vie, demeure en dehors des projecteurs qui tamisent leur lumière, reste à la frontière de l’extase générale pour pouvoir me consumer seul, adossé à un pylône, embrassant une vue d’ensemble plus agréable que celle qui me fut offerte depuis l'échafaudage.

Puis j’attends. J’attends. Des minutes qui paraissent des heures, des secondes seulement. Rien, juste le temps de ce déplacement dans la sobriété d’un silence qui n’a pas su être perturbé. La foule à côté est conquise, des messes basses bruissent, personne n’ose déranger ce qui semble être la fin de l’ascension qui les laissa ainsi essoufflés. Ou c’est moi qui le suis. Je renonce à masquer mon visage de mes lunettes qui assombriraient tout, personne ne me regarde, personne ne fait attention, et je croise les bras. Je reste là. Je suis là. Je suis là. C’est comme un appel dans le ventre, sourd, la bête qui la convoque, lui ordonne de se montrer. Que je puisse la voir, que je puisse te voir, te revoir, te dévorer. Car c’est ce que tu m’as promis, c’est ce que tu as dit. Et elle reparaît, au bout de l’éternité d’une frustration qui durcit ma mâchoire, elle est. Elle est enfin, comme je l’ai toujours imaginée, rêvée. Rêvée depuis longtemps, nudité de théâtre, corruption du corps, liberté de tout son être. En face de Charleston, dans une lumière ténue, deux existences qui ne cherchent qu’à brûler quand tout le leur interdit. La posture, foetale, impossible repli, qui ne protège en rien, qui se grave pourtant, en chacun. Depuis l’aube des Temps une fois encore. Depuis l’aube, mon amour. Mon amour. La musique joue ses premières notes, préambule plein de fragilité, et je crois que j’oublie de respirer. La construction d’un tout, de ce miroir, impossible reflet d’un autre que l’on ne peut rejoindre, que l’on ne sait briser, me captive et me broie. Il y a tant d’elle dans ce face-à-face parfait, mouvements en symbiose, symétrie abyssale. Nudités contraires, et contraintes. Appartenance inique. Depuis l’aube du Temps. Depuis l’aube de ton temps, mon amour. Je le reconnais ce frère, pour l’avoir surpris à narrer cette vision grotesque, qui consistera à l’emmener dans les limbes qu’il souhaite braver. Je le reconnais et dans l’émotion que dégage le tableau, je ressens de nouveau ce mélange de pitié et d’admiration emmêlées. Une envie, une envie qui gronde, insatiable, qui conjure le lien, et qui le souhaite entier. L’un et l’autre. L’un et l’autre toujours. Reflets déformés à la surface de l’existence. Pile, tu survis. Face, tu crèves avec moi. La liberté impossible, étouffée. Je l’entends de nouveau, parler de la rupture, la toute première, cet exil dans le cadre rigide de l’école de danse. Rupture, l’harmonie qui se décompose sur les traits de son visage que j’aperçois, que je détaille avec la ferveur des idolâtres. Et l’envie gronde plus, elle devient hurlement. Le cri toujours, le cri du monstre, la sommation virulente de trouver l’exutoire qui saura la délivrer. Illusion de puissance, narration pleine d’effroi, et cette chaîne encore, qui mord, et qui déchire. Les reflets et les âmes contraires. La mienne, la mienne qui geint, qui cherche, l’issue, la faille, n’importe quoi. Qui prolonge la douleur que son corps exploite, met en exergue d’une façon si crue. Si nue encore une fois. Si nue. Bien plus nue que lorsqu’on la tient entre ses doigts. Parce qu’elle est libre, elle est ici incarnée dans toute la splendeur de sa dualité. La respiration se retient, au bord du gouffre, au moment où les deux reflets se touchent enfin. Et c’est comme une délivrance. Effroyable. Tout mon corps s’anime, la vie pulse, réveille la peau blafarde, ressuscite les inflexions mortifères, détoure d’autres chemins. Et le cri, son cri à elle cette fois est si pur. Si beau. L’émotion devient parjure, elle atteint des irrésolus inavouables, frôle les meurtrissures, réveille toutes les plaies. Appartenir enfin, c’est ce que la mélodie quémande, et les doutes se morcellent, pour épancher les espoirs, les délivrer aussi. Appartenir. T’appartenir enfin, est-ce vrai, est-ce déjà le cas ? L’illusion éphémère, ou bien l’impulsion qui nous meut est-elle là, sous tes pas, ce soir. Pour moi ? La croyance séductrice se verse dans mes veines, c’est pire qu’une ivresse facile, c’est une assassine conviction qui cherche à la suivre, à la voir. Les mouvements, préambule des aveux, prolongement des murmures de la nuit éclose en cette matinée où j’ai offert tout ce qu’elle a su voir. Prendre. Vouloir aussi, car dans son corps, dans leurs corps, il y a de ce qui est. Il y a de ce qui fut. Et tout ce qui pourrait être. Devrait être. Sera. C’est ce que le cri grave, un futur qu’elle a voulu, avant moi, à l’aube de son existence, ce qui sera pour qu’elle soit libre, libre, véritablement libre. Achevée. Dans la bestialité qu’elle montre sans pudeur, devant tous ces yeux inconscients. Mais je te vois, car je suis là. Je suis venu pour toi, je viendrai toujours pour toi. Je saurai te trouver. Où que tu sois, où que tu cherches à disparaître, dans le fracas de tes créations, dans l’apathie de jours où tu compteras fuir, dans des rires factices, et des parades farouches. Dans la fureur de cette danse. Je saurai te trouver. Car tu es là. Tu es là, à chaque saccade, à chaque violence, à chaque souffle exhalé dans la puissance du mouvement. La fresque est si somptueuse, si déchirante, et Charly manipule celle qui la narre dans un duel aussi splendide que cruel. Je ne sais s’il se perd comme elle, dans sa nature qui suinte toutes les impostures pour savoir enfin les enterrer. Je ne sais si la personnalité du danseur se peint, s’applique dans les creux quand elle dessine chaque sillon du combat. Ou s’il sait la suivre, la parfaire, la soutenir dans l’envol auquel elle aspire. Encore, encore, et encore. Jusqu’à l’érosion du tumulte, quand la douceur renoue pour camoufler toutes les chairs blessées. Je me suspends à l’étreinte, et s’il était permis jusqu’alors de porter le fantasme au rang des fantaisies, des illusions que l’on oublie aussitôt le spectacle refermé, quand les bras d’Eleah glissent avec langueur autour de son partenaire, c’est tout mon corps qui réagit, possédé par le souvenir qui s’exalte sur l’épiderme confondu. Le cri, son cri me répond, et les mots que j’y trouve achèvent de bouleverser toutes mes constructions qui flanchent et s’écroulent au moment où ils disparaissent. Il ne reste plus rien, plus rien des murs, plus rien de ces renoncements qui cherchent à protéger ce qui hurle en retour. Plus rien au moment où ses yeux trouvent les miens. Je ne comprends pas, je ne comprends plus. Pourtant je sais, je sais. Et le noir se fait, le noir m’étreint dans la solitude implacable d’une foule immense qui applaudit, qui tonne, qui fait bien trop de bruit pour le recueillement que je cherche. Une fois encore à contre-courant, je remonte l’allée, les jambes moins assurées qu’elles ne le furent quand je suis arrivé. La nuit est lourde, j’ai chaud, j’ai si chaud, j’ai si froid en même temps. Je me sens atteint par ses mouvements, harmoniques chamarrées qui ne cessent de s’inviter en moi pour tout dévaster. Je bouscule quelqu’un, je m’excuse à moitié, le vigile ne me demande plus le pass, reconnaissant le maigrichon qui ne cesse de faire des aller-retours depuis quatre bonnes heures. Il y a des rires de filles, je n’ai même pas la tête à glisser une oeillade mais mon attention se réveille lorsque j’entends un prénom. Nadia. Nadia. C’était pas la fille qui… Je retiens son bras, avec une douceur qui ne me ressemble pas, ma voix ne m’appartient pas non plus. J’ai l’impression de regarder la scène de très loin :
_ C’est toi Nadia ? Le mec sur l’échafaudage juste derrière, le grand avec sa casquette. Il est dingue de toi, et il est trop con pour te le dire. Il croit que c’est trop tard, alors si tu as envie de lui dire qu’il a tort, l’escalier est juste là.
Je pointe le colimaçon en métal que j’ai gravi tout à l’heure, puis passe mon chemin sur ses joues empourprées, un souvenir qui ne reste pas, entièrement consumé par tant d’autres qui se bousculent. Le premier tableau où elle fut a fêlé tous les murs que mon âge adulte a appris à dresser, le dénouement en a arraché toutes les pierres, ne demeurent que des lambeaux suintants, blessés. Une passion brutale en dessous qui ne cesse de sourder. Encore, encore. Le cri qui ne s’étanche pas, qui ne se brise pas. Où peut-elle être, où peut-elle être ? Je fais un pas, je rattrape Nadia au dernier moment, alors qu’elle semblait rejoindre Jeff, Jim, ou John (je ne me souviens plus de son badge) :
_ Elle est où ?
Je me reprends voyant que la fille peine à comprendre la question qui semble m’arracher un tremblement :
_ Eleah.
Le prénom quitte mes lèvres comme une psalmodie, et la petite m’indique la direction que j’empruntais déjà. Je continue, et lorsque je le croise, de désagréables picotements parcourent mon échine. Je sais que c’est lui. Si je ne reconnais pas son visage pour l’avoir fui la veille, je reconnais son parfum. L’animal a retenu ce qu’il croyait être un rival. Mais ça n’a aucune importance. Ça en a encore moins désormais. Après… Après… Je n’ai qu’un signe de tête à son égard, discret, presque désolé en vérité, avant d’oublier aussitôt son existence même, tandis que la petite troupe devient plus nourrie, babillant des félicitations d’usage en ces circonstances. Et je me demande même ce que je fais-là, au milieu de ses collègues, de certains de ses amis sans doute, qui la félicitent, lui parlent. Je ne fais que la regarder pourtant. Je ne fais que la voir, et lui apporter ce que j’ai promis à mon tour. Tous les ravages qui s’invitent dans mes yeux, tous les outrages qu’elle porta, et qui gisent là. Juste là. À l’intérieur. Et sur mes traits. Je ne maquille rien, car c’est ce que je lui ai assuré alors. Que je lui dirai tout. Absolument tout. Tout ce qu’elle déclenche, tout ce qu’elle fait ressurgir, tout ce pouvoir que je lui abandonne pour mieux rêver dans le plus déchirant des hurlements. Ce hurlement qui nous permettra tout. Tout, Eleah. De briser tous les murs, et de boire jusqu’à l’écoeurement cette liberté que l’on traque. Pour voir enfin. Pour voir enfin, mon amour. To see the land of all.
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Anonymous
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() message posté Lun 1 Oct 2018 - 18:35 par Invité
ET CE DÉTOUR
QUI N'EN FINIT PAS
james & eleah

« I'm gonna swing from the chandelier, I'm gonna live like tomorrow doesn't exist. Like it doesn't exist. I'm gonna fly like a bird through the night, feel my tears as they dry, Keep my glass full until morning light, 'cause I'm just holding on for tonight. »
Rester là, pour lui, pour toi. Tant qu’il y a toujours quelqu’un, que demeure ce lien-là. L’écho d’une vérité brumeuse et ancestrale, qu’elle connaît par cœur pour se l’être murmurée jusqu’à l’imprimer au creux de sa conscience perdue. Si perdue. Elle n’ira nulle part, pas de son plein gré en tout cas. Parce qu’il y a cet être auquel elle se sent irrémédiablement reliée, impossible à renier, ou seulement oublier. Dans les heures les plus sombres, elle imagine parfois ce que cela ferait, de le regarder s’évanouir, de traquer son image tandis qu’il disparaîtrait, ombre aux évanescents pourtours qui se confondent. Aurait-elle mal ? Aussi mal que cette nuit ? Que ce soir ? Que ces jours passés dans le noir ? Serait-ce une agonie terrible de le voir partir ? De savoir qu’il ne sera plus là pour dériver à la lueur de ses jours ? Qu’elle sera entièrement libre, affranchie de tout, et surtout de lui ? Une torture, un soulagement. Comme elle rêve parfois, avec la cruauté des monstres, de savoir qu’il ne sera plus là pour entraver la liberté à laquelle elle aspire. Imaginer une existence rythmée par ses propres envies, sans les siennes pour venir entraver les rêves d’angoisses furibondes. Le sang, tatoué sur sa peau blanche, fil conducteur de sa silhouette ambiguë et boitillante. La pureté de la haine qu’elle lui voue est le plus bel hommage qu’elle pourrait rendre à l’imperfection de leur nature. La haine, nourrie par la peur, par l’empathie et l’amour. L’amour, sentiment aussi abscons que destructeur à ses yeux, si proche de la détestation et de l’obsession que les frontières se brouillent souvent dans sa tête. Il lui arrive de déconstruire, pierre après pierre, les murs où elle aurait su projeter des images de lui, sanguinolent et putride, à ses côtés, à sa place. Avec elle, contre elle, puisqu’il n’a jamais su quitter son sein, qu’il s’y raccroche avec ferveur depuis l’aube de son existence. Cela aurait été si simple qu’il demeure là-bas, contre son corps sans vie, cadavre à son tour. Cadavre qui lui ressemble, dont elle portera à jamais l’héritage dans l’histoire de ses traits qui changent, se durcissent contre la douceur modelée. Arthur … Arthur. Il n’est pas de jour où elle ne pense pas à lui. Il la hante, il la poursuit. Malédiction d’une âme sœur greffée autour de son cœur, prompte à l’oppresser pour le faire éclater dans sa paume. Serrer, serrer. Serrer si fort. Mais pas lorsqu’il est là. Pas lorsque l’absence le nargue, et qu’il est là pour envahir tous les territoires déjà profanés, souillés jusqu’à l’essence. Lui qui reste là, qui ne part pas non plus. Qui ne peut pas. Pas encore, en tout cas. L’éloignement approche toutefois, et le lien tire, tire si fort. C’est semblable, cela n’a rien à voir. Elle le hait, elle l’aime. Lui aussi. D’une autre manière, d’une façon étrange, qu’elle ne comprend pas, qu’elle n’explique pas, contre laquelle elle ne cherche pas à lutter non plus. Parce que c’est comme ça, qu’elle y voit le moyen de s’affranchir de ce frère, qu’elle distingue au creux de ses doigts longilignes les marques de destinations où elle pourrait être entière, là, contre lui, là, en lui. Entière, solitaire. Désentravée. Portée par ce cri qu’elle continue de poursuivre, de vouloir transcender. Une autre obsession, digne des fous, digne des hérétiques. Elle ne croit plus en la fraternité, rêve de se greffer à d’autres harmonies. Moins factices, plus crues … Entièrement nues. Alors il a raison, tant qu’il reste quelqu’un, on ne peut pas partir … Pas vraiment. Sauf lorsqu’il n’y a plus rien pour nous retenir, que la fuite nous porte vers des ailleurs solitaires, que l’on acquiert suffisamment de troubles et de désespoirs pour consentir à laisser derrière soi, égoïstement, ce qui un jour compta. Et pendant une indicible seconde, suspendue à la fine ligne de ses lèvres closes, elle sait que s’il lui avait demandé de la suivre, là-bas, dans ces ailleurs sans fin ni contours, au gré de la frénésie de ses humeurs, elle aurait probablement refusé d’y aller. Elle n’aurait rien dit, mais il aurait compris. Qu’il y a un temps pour chaque départ et chaque chose. Et que le leur n’est pas venu, qu’il y a encore trop de ces liens pour les raccrocher, qu’il y a encore du chemin à parcourir, avant de pouvoir choisir. Choisir de rester, ou de partir. Choisir sans remords de s’abandonner à un futur qui ne lui fait plus aussi peur, parce qu’il a la saveur des rêves qu’ils ont su porter, l’un contre l’autre. Mais ce choix-là n’est ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Il est trop tôt encore, pour seulement y songer. Il le sait. Elle aussi. C’est peut-être pour cela qu’elle ne dit rien, ne cherche pas à le retenir, le pousse vers ces envolées dont elle ne fera forcément pas partie, mais dont il reviendra, elle l’espère, pour venir la chercher, quelque part. Ou peut-être ne reviendra-t-il pas, emportant avec lui cette partie de son âme qui lui appartient, tribut offert pour arracher un lambeau de la sienne, et la garder dans l’écrin de son être. La protéger, la cajoler, la sublimer, la malmener. La préserver en elle, faire de sa présence une forme d’habitude au point de se sentir démunie lorsqu’elle n’en éprouve plus la morsure. Elle s’entend encore lui avoir répondu, n’osant briser la bulle d’intimité qui les reliait l’un à l’autre :
« Oui … Il est trop tôt … Je crois que j’aimerais Los Angeles. Oui … J’aimerais cette ville … »
Elle pourrait … Elle pourrait tant. Elle le peut déjà, imagine sans peine l’effervescence de ces villes insomniaques en clair-obscur, ou s’alignent les architectures d’acier dont les hauteurs culminent avec le ciel. Des recoins sombres pour se dissimuler, des lumières vacillantes auxquelles s’aveugler. Partout, en permanence. Une danse incessante, aux désirs erratiques, aux promesses inépuisables, aux rêves infinis qui s’étendent sur des territoires déjà dévastés. Partir, partir. Ne pas revenir. Se dire qu’il n’y a rien d’autre, rien d’autre que cette effervescence-là. Ou bien la quiétude silencieuse qui la succède, quand les corps trop essoufflés pour seulement se mouvoir, s’aperçoivent dans l’épuisement, émus, lucides, de la beauté aphone qui les entoure. Celle-là même qui périclite, qu’il faut poursuivre davantage pour la mener ailleurs qu’à sa ruine. Mais il est trop tôt pour y songer, pour y croire. Eleah ne peut pas tout à fait, pas encore. Parce qu’il y a encore tant à faire, et qu’elle n’est pas totalement prête à le regarder partir, sans savoir s’il reviendra ou non. Cette incertitude là la ronge, rend la perspective de la tournée plus brutale qu’elle n’y songeait jusqu’alors. Pourquoi ne pas le retenir dans ce cas ? Avoir cet élan égoïste, qui lui ferait renier tout ce qu’il a su créer pour le dévoyer à ses côtés ? Parce que cela n’aurait plus aucun sens. Parce qu’elle tronquerait son essence et broierait cette liberté qu’elle aspire à lui offrir, et non à briser. Qu’elle veut porter, juste à ses côtés. Elle ne doit pas jouer un rôle actif dans cette étape là de son existence. Elle doit demeurer parmi ces adjuvants, qui aident, qui influent, retiennent et permettent d’avancer. Jusqu’à la résolution, et l’épilogue, quel qu’il soit, quel que sera celui qu’il aura choisi de poursuivre. Avec elle, ou bien sans. L’un comme l’autre, elle sera là. Figure fictive, à l’intérieur de lui si elle n’est pas à ses côtés, présente en pensées, en songes, en murmures, si elle ne peut s’incarner en des caresses furtives contre sa peau qui tremble. Figée, fichée, en dedans, ou en dehors. L’un comme l’autre, quelle importance ? Il est trop tôt … Trop tôt encore.

Elle y songe, elle y pense. Tapie dans les coulisses, mutique, les bruits au fond de ses oreilles assourdis comme après l’impact d’une balle venue perforer la cage thoracique, ou le craquement d’un os lorsqu’il reçoit un coup trop puissant pour seulement lui résister. Sur le seuil, en équilibre. La voix de Charly pour la retenir, à cette réalité qui chavire, bascule, l’entraîne avec elle dans un tourbillon incessant dont elle ne sait si elle pourra se relever tête haute. Le laisser partir … Le laisser partir. Elle le doit, il le faut. Viendra-t-il ? Achèvera-t-il cet autre serment conclut dans la chair ? Viendra-t-il prendre pour mieux ravager tout ce qu’elle aura su lui donner ? Danser pour lui … Promesse insensée, s’il n’est pas là pour la voir, la prendre. Chaque mouvement, destiné à lui. Pourquoi ? Dans quel but ? Que pourchassent-ils, à l’orée du désespoir qui les cisaille tous deux ? Êtres fracturés, êtres monstrueux. Un vertige la saisit lorsque la salve d’applaudissements salue le talent et la maîtrise d’une compagnie bulgare, aux harmonies aussi gutturales que les tonalités slaves de leur langue. Elle ne voit rien, n’entend pas grand-chose non plus. Le vide est partout, dans son corps, dans sa tête. Elle ne croit pas tenir debout. Peut-être est-elle assise, juste au bord du précipice. A regarder les yeux grands ouverts le cloaque qui l’attend pour l’ensevelir. Ou peut-être se maintient-elle irrémédiablement debout, tête haute. Le regard qui suit la ligne du cou, porté vers des horizons sans fins, des futurs sans honte. Elle a toujours été formée ainsi, à regarder au loin, à étirer chaque muscle de son corps jusqu’à la douleur pour seulement aspirer à toucher du bout des doigts cet ailleurs qui s’élève, là-bas, si loin. Camaïeu de couleurs sublimes, qui l’attirent, dont elle s’inspire encore et encore, imaginant d’autres teintes en nuances mordorées pour s’ajouter à la toile dont elle a su se revêtir pour préserver la souillure des indiscrets regards. Tous les duper, y croire à son tour. Elle est le vide, le cloaque, le camaïeu et l’ailleurs. Elle est tout cela, dans un miroitement indistinct qu’elle ne comprend pas elle-même. Elle voudrait qu’il sache saisir chaque note, chaque touche, chaque teinte. Le plus beau, le plus laid. Les deux, mis en exergue contre les lignes sinueuses et travaillées de son corps en mouvement, contre la brutalité d’un autre pour le transcender un peu plus. Qu’il la voit, qu’il la prenne. Sans détours, sans artifices, sans honte. Sans demi-mesure, parce qu’elle n’a plus envie d’être l’un ou bien l’autre. Elle ne veut plus avoir à choisir, entre l’exaltation et la peur, entre l’impériosité et la douceur, entre la vie et la mort. L’un dans l’autre, l’un après l’autre. Elle veut être tout sans le parti prix d’un seul. Entité unique et multiple à la fois. N’être rien, ni personne, et tout en même temps. Le feu qui dévore. Le froid qui consume. Balancer les carcans des rêves oubliés dans l’opprobre pour n’en façonner qu’un seul, à leur image, celle qu’ils auront décidé de choisir.

La chamade dans le cœur, l’assurance enfuie dans le souffle qui tremble, ses regards pourchassent les reflets de son image dans le public qu’elle distingue dans les brèches des coulisses factices. Le temps d’une danse. D’ici quelques jours, quelques heures, il n’y aura plus rien pour témoigner de leur passage. Une étendue vague, le bruit de la ville alentour. Des anonymes de passages. Illusoire représentation que celle-ci, qu’elle espère pouvoir immanquablement graver quelque part pourtant. En lui … En lui. C’est tout ce qui compte. Tous les autres pourraient être absents, n’être qu’un tas d’immondices informes qui s’agglutinent dans un charnier immonde, elle ne les verrait pas, aucun d’eux. Parce qu’elle est là pour lui. Depuis ce cri, depuis l’invitation mutique glissée dans une enveloppe sans fioritures pour lui parvenir. Depuis Galway. Depuis le prologue sans doute. Elle croit le reconnaître au loin, dans les lignes sinueuses de la foule. Mais ce n’est pas lui. Elle ne l’imagine pas se mélanger à eux totalement, même pour elle. Réaction instinctive, épidermique. Elle commence à le connaître, ne serait-ce qu’un peu. Les pensées assassinent, perdurent. L’une des gamines qu’elle a prise sous son aile tente d’exprimer quelque chose. Une interrogation, un encouragement, un remerciement. Elle n’entend rien, le sourire affadi, le réflexe d’un geste approximatif de tête pour toute réponse. En équilibre, toujours. La main de Charly se presse sur son épaule avant qu’ils n’entrent en scène. A moins que ce ne soit celle d’Isaac, venu pour la soutenir malgré sa manière singulière de l’éconduire, encore et encore, depuis plusieurs jours. Elle ne sait pas, elle ne sait plus. En Eleah, rien ne compte jamais plus dès les premiers pas de danse, dès que ses pieds nus frôlent les planches pour lui appartenir. Elle se plaît à croire que sa vie est un cercle qui a du sens. Elle a commencé en des harmonies brutales, drôle de personnage, sur une scène étrange. Son conte s’achèvera sans doute de la même manière. Ce serait beau, ce serait onirique. De se dire que la boucle est enfin bouclée, et qu’il n’y a plus rien à regretter. Ses mains sont légèrement moites lorsqu’elle va se placer. Après cela, tout se délie, telle une évidence.

La danse, vecteur de son âme tremblotante, des éclats d’un être à l’avidité grandissante, empreinte de ces futurs d’une clarté obscure qui offrent autant qu’ils anéantissent. Elle est la douceur, la caresse, le murmure. Le fracas, la griffure et le désespoir qui sourde à l’intérieur. Tout ensemble, au rythme d’harmonies conquises, apprises par cœur, jetées en pâture à ces regards spectateurs qui s’abreuvent des images que leur esprit retient. Sa vision, déformée par tous ces êtres qui y verront ce dont ils ont envie, en fonction de leurs humeurs, de leurs espérances, de leurs croyances aussi. Il y a toujours dans le public les entités qui se laissent transporter en grand nombre, comme une vague. Et il y a les autres. Ceux qui traquent les failles, aspirent aux imperfections pour les moquer, qui ne savent faire autrement que de demeurer dans la placidité et l’objectivité d’une humeur qui les empêche de voir, et de se laisser bouleverser par l’imaginaire qui les cueille. Eleah sait que James n’est pas de ces êtres-là. Qu’ils sont faits de cette même matière, qui aspire avec une avidité sauvage à toutes les harmonies, toutes les images, pour peu qu’elles sachent bouleverser le corps et trembler l’âme. Lorsqu’elle compose ses tableaux, Eleah songe à l’amertume de ces regards scientifiques, cartésiens. Elle s’imagine les corrompre à leur tour, braver la rigidité de leurs défenses pour les fracasser plus encore que tous les autres. Elle ignore si elle y est parvenue ce soir, si elle a su les emporter, main dans la main, au gré de son univers. Une chose est sûre : elle a senti son regard se poser sur les contours de sa silhouette. Sans le voir, sans le distinguer, elle a su. Qu’il était là, dans un repli torturé de la foule, loin sans doute … Si près pourtant. A l’intérieur d’elle. Il n’est pas parti, il est resté. Il est venu briser le mur qu’elle a su façonner, tout autour d’elle. La musique s’est éteinte, le noir est retombé. Mais elle l’a vu, la certitude dans ses membres rompus par l’effort, l’euphorie et la crainte.

Tu es là mon amour, si monstrueux amour, si bel amour. On ne peut le dire. On ne peut y croire sans trembler un peu, sans imaginer le leurre qui viendra éventrer le lien, le crucifier sur la voie de ceux qui y ont un jour cru. Je te vois, dans l’obscurité où tu te perds, dans les limbes où tu t’enlises, dans les cruautés dont tu te pares. Je vois tout, lucide et entière, la vague d’un corps qui souffre en étalage. Parce que savoir que tu m’as vue, toi aussi, c’est une souffrance sans mesure, cruciale, qui creuse jusqu’à l’intérieur, qui décharne les os, fait s’éroder tous les murmures impies, ne laisse que les saveurs abruptes et sans fards sur la langue. Tu es venu me voir, tu es venu me trouver. Et je n’ai pas menti mon amour. Je ne te mentirais jamais je crois. Le plus beau, le plus laid. Tu sauras tout, parce que tu as déjà tout vu, tout pris, qu’il n’y a plus rien à préserver de toi ou de moi. Je ne t’ai pas menti. Et je danserais encore, pour toi, à travers toi. Tant que tu seras là, à excaver des harmonies que tu auras enfouies, tout au fond de toi. Tant que tu en créeras d’autres, que je ne connaîtrais. Alors viens … Viens. Viens me trouver. Tiens ta promesse à ton tour. Tout dévoyer, tout prendre. Le fracas de tes impressions contre les miennes, la textures de tes troubles, versés dans l’épiderme qui danse, et danse encore. Les ravages, portés jusqu’aux firmaments pour mieux te voir, et savoir t’incarner, là, sur les planches. Harmonies en partage. Harmonies outrages.

Les applaudissements retentissent, portent les battements de son cœur jusqu’à des sursauts incontrôlables, si bien qu’elle croit étouffer. Les silhouettes exaltées par l’euphorie d’une réussite s’accumulent en nombre dans les coulisses. Les épidermes se rencontrent, les doigts se touchent, se pressent, s’enchantent. Transportée par la vague d’émotions à l’unisson de tous les autres, Eleah dispense de ces sourires irrépressibles qui trahissent la fierté qu’elle éprouve. Elle est émue, elle est heureuse. Tous ces êtres en devenir, qui ont su mener à bien ce projet qu’ils ont façonné depuis l’essence. Elle ne peut maquiller le contentement qu’elle éprouve, la joie que leur réussite leur inspire. Parce que la réussite vient d’eux, de leur travail, de leur acharnement. Elle n’a été qu’une pièce de rechange du puzzle du premier acte. Ses yeux brillent. Elle ne pleure pas, mais l’émotion transparaît dans tous les pores de sa peau, de ses joues encore rouges. Charly a de ces rires qui frôlent l’hystérie. Il déploie de grands gestes aériens autour de lui, ne retient rien de la ferveur enthousiaste de ses élans. Il apparaît auprès d’elle, la serre dans ses bras en la soulevant légèrement du sol au passage, avec une aisance déconcertante. Il écrase ses lèvres contre sa joue, le sourire victorieux au bord des lèvres, le regard rieur quand il prononce sur le ton de la fausse réprimande :
« Je ne sais pas ce qui s’est passé ce soir, mais t’étais sublime trésor. Sublime et incontrôlable. Tu sais que tu m’as fait peur, à quelques moments ? Tu déployais une telle énergie que je peinais à te contenir et te recevoir … J’aurais pu te lâcher à cause de ça tu sais. Jamais je ne t’ai vue danser de cette manière … et puis avec ta gueule de bois de ce matin je craignais le pire …
- C’est parce qu’une telle énergie, il ne faut pas la contenir … Jamais. Pour qui était-elle, d’ailleurs ?
Le timbre d’Isaac, qui roule, qui s’assèche, qui tranche. Son regard ébène se percute à l’image qu’elle renvoie, l’amertume transparaît au coin de sa bouche qui s’incurve en un drôle de sourire presque narquois. Charly ignore totalement la remarque, a d’autres chats à fouetter qu’Isaac. D’ailleurs il disparaît, laissant ses convoitises s’arrimer à celles d’un jeune danseur bulgare qui lui fait du gringue depuis au moins deux jours. Eleah glisse une œillade prudente jusqu’à Isaac et reconnaît les airs sévères de celui qui fut un temps une sorte de mentor à ses yeux. A tous point de vu. Elle se raidit un peu, ne peut se soustraire à l’examen dont il la tance.
- Il faut forcément quelqu’un ? Qu’aurais-tu fait de cette énergie toi ?
- Je l’aurais sublimée. Je ne l’aurais jamais contenue. Jamais … Tu le sais n’est-ce pas ?
- Oui … Bien sûr que oui.
- Danse avec moi dans ce cas. Rejoins le projet … Rejoins ma troupe. Il n’y aurait aucune limite à ce qu’on pourrait créer tous les deux. Et même si on ne se voit plus dans d’autres … circonstances … Tu sais aussi bien que moi que sur scène, on serait indéchiffrables.
Il dit vrai, elle ne peut pas le nier. Et là, tout de suite, brûlée par toutes les émotions qui la consument, elle pourrait dire oui. Accepter de le rejoindre. Accepter tout. Se fourvoyer un peu plus, brûler l’ossature de ses ailes en plus de leurs membranes en oubliant toutes les réserves qu’elle éprouve, et cette confiance qui lui manque. Elle peut tout oublier, mais pas ce qu’elle a promis. Cela elle ne le peut pas, c’est impossible, invinciblement gravé dans sa chair.
- Peut-être bien. Mais pas tout de suite. Il y a un projet que je dois mener à bien avant cela. Un projet qui compte pour moi. Alors je ne dis pas non, ni oui non plus. C’est un peut-être. »
Il n’est pas vexé, comme s’il s’y attendait déjà. Le projet qu’elle évoque l’intrigue, parce qu’il revêt de ces intensités, qui transparaissent dans ses regards lorsqu’elle en parle, qui ne peuvent lui échapper totalement tant il la connaît depuis longtemps. Jamais il ne l’a vue s’enliser dans un projet à la fois, ne pas s’éparpiller. Il faut que le projet soit d’une envergure telle qu’il ne lui permet pas de goûter à d’autres choses. Encore moins à ses exigences à lui, qui la plupart du temps sont assez exclusives. Alors il consent, tête haute. Il glisse un sourire jusqu’à elle, esquisse un signe de tête pour lui intimer qu’il s’en va. Puis il tire simplement sa révérence, pivote gracieusement sur lui-même, et disparaît dans une allure féline. Au passage, il croise une silhouette qui lui est étrangère. Un visage qui happe une fraction de secondes son attention, à laquelle il s’aimante. Il hoche succinctement la tête par politesse, parce qu’il l’a dévisagé de façon trop insistante, et puis il s’éloigne, rejoignant les quartiers de sa propre troupe, bien plus calmes que celle qu’il vient de laisser derrière lui.

Eleah est aux prises avec Joshua, dont l’exaltation déborde tant qu’il en devient éminemment tactile. Elle n’est pas choquée, ne remarque même pas. Elle a tendance à être semblable, lorsqu’elle ne parvient plus à contenir les émotions qui la taraudent. Ce soir pourtant, rien n’a la même saveur que d’habitude. L’euphorie retombe dans son ventre, l’emplit d’une chaleur diffuse, comme du coton duveteux. Le poids de ses aigreurs, enfouies, parce qu’elle sait qu’il est là, qu’il l’a vue, qu’il est venu. Inconsciemment alors, presque soucieuse, ses regards dévient. Des œillades sont lancées à droite et à gauche, en cas où elle verrait ses traits apparaître en filigrane de ceux de quelqu’un d’autre. Au bout de quelques minutes sans rien voir, l’inquiétude grimpe peu à peu. Et si elle s’était trompée ? Et si ce n’était qu’un leurre immonde, auquel elle aurait cru ? La pensée s’installe, sinueuse. Elle rend moins spontanés ses sourires qui s’essoufflent peu à peu. Puis elle jette un ultime regard, vers la silhouette de la petite (pas si petite en réalité) Nadia qui la pointe du doigt, un peu plus loin. Elle le voit alors. Elle ne bouge pas, comme si le temps s’était subitement arrêté pour la laisser y croire. Joshua continue de babiller en face d’elle, sans même s’apercevoir que toute son attention est happée par la silhouette inconnue venue troubler l’euphorie pleine et entière de la volière. Eleah ne dit rien, continue de le regarder. Mélange de trouble et de délicatesse, magnifiés par une distance trop longue, trop grande. Avec lenteur, elle plonge dans l’obscurité de ses yeux clairs, cherche à y lire tous les ravages inconnus portés jusqu’à lui. Il ne maquille rien, dévoile tout. Elle en perd totalement le fil de sa discussion, et silencieuse, esquisse doucement de ces sourires complices, perceptibles seulement par ceux à qui ils sont destinés.
« Tu m’écoutes ? la convoque Joshua qui vient de s’apercevoir qu’elle ne l’écoute pas, qu’elle n’est plus vraiment là. D’instinct il glisse d’ailleurs un regard dans la direction qu’elle convoite. - Qui c’est ? ajoute-t-il, en plissant les yeux, sur cette silhouette qui ne lui est en réalité pas si inconnue que cela, sans qu’il ne sache d’où lui vient ce sentiment.
- On en reparlera plus tard d’accord ? Tu étais parfait. » répond-elle distraitement, oubliant au passage les questions qu’il lui pose.
Sans même guetter sa réaction, elle le congédie, s’éloigne du moins. Dans l’assemblée, elle n’est pas la seule à avoir remarqué sa présence, malgré le brouhaha ambiant et l’euphorie générale. Il y a quelques demoiselles, qui murmurent à voix basse en jetant des regards dans sa direction. Des élucubrations sans doute. Des inepties aussi. Le chanteur des Wild, à Paris, dans leurs coulisses. C’est insensé. Impensable. Incongru. L’une d’entre elle a le réflexe de dégainer son téléphone, pour vérifier par le biais d’une photographie si elle se trompe. Il faut dire qu’elles font partie de cette tranche d’âge de la jeunesse anglaise qui connaît forcément le groupe. Surtout à l’approche de leur tournée mondiale, avec leurs visages placardés partout sous la terre et au-dessus, dans les rues de Londres, il ne peut pas espérer passer inaperçu. Cependant le lieu est trop surprenant, trop étrange. Il insinue le doute dans leur esprit juvénile. Doute dont Eleah n’a cure, s’empare inconsciemment pour s’approcher à pas feutrés, le calme en parade, le flamboiement dans ses prunelles qui ne le quittent plus, qui le traquent, ne lui accordent aucun répit.
« Je t’ai vu … Au loin, dans la foule. Tu étais partout … Tout autour … A l’intérieur de moi aussi. Je t'ai vu. »
Le murmure l’appelle, devient plus suave, oscille avec la discrétion pour créer une intimité dans un espace où l’effervescence est entière, et peu prompte à leur accorder un moment de répit. Toute sa silhouette, à l’orée de la sienne, le revers de ses phalanges venant caresser son avant-bras dissimulé sous sa veste en cuir. Elle souffle légèrement sur la ligne de sa mâchoire, entend son cœur qui martèle des appels contre sa cage thoracique. Elle sait les troubles, elle sait les ravages. L’envie de lui est suffocante, malmenée plus encore par les éclats de voix qui se poursuivent autour, et l’oppressent, quand elle rêve de les voir tous disparaître, pour qu’il ne reste que lui, et lui seul.
« Alors … Ça t’a plu ? » le nargue-t-elle en ronronnant presque, haussant un sourcil désinvolte, jouant des sursauts de son orgueil.
Parce que même si elle sait, il n’est rien de plus délectable que de pousser à le dire. Le dire encore, le murmurer, le crier, le psalmodier, le gémir ou bien le geindre. Le dire, dans tous les langages qui existent, ou rêvent de naître pour se mouvoir à leur tour. Le dire, parce que c’est tout ce qui compte au fond. Tout ce qui a du sens.




(c) DΛNDELION
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James M. Wilde
James M. Wilde
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() message posté Jeu 4 Oct 2018 - 9:37 par James M. Wilde

« Tu es mon toujours ou tu ne l'es pas
Tu es ce velours si doux sous mes doigts
Et ce détour qui n'en finit pas
Oui, ce détour qui n'en finit pas
Je voudrais que ce séjour dans tes bras
Que tes caresses ne s'arrêtent pas
Je voudrais compter les jours sur tes doigts
Ou tu es mon amour ou tu ne l'es pas »

Eleah
& James




Et les images qui perdurent dans le creux du souffle alangui, dans l’air nocturne, où la fraîcheur retombe sur les épaules droites. Et les images qui s’accrochent, aux yeux et au corps, à glisser des échos délectables, puis infâmes, pour intimer d’autres certitudes et les rendre éternelles. Invaincues. Si brutales, qu’elles dévoient les mécaniques finement apposées sur une existence pleine de trouble. Dans le noir, dans le noir, il n’y a plus que toi, touche de lumière aveuglante, et tout le bruissement de la foule disparaît pour te voir danser sur les planches, ployer la taille, dessiner tous les muscles. Mes doigts s’agitent et je finis par croiser mes bras dans une posture de défense, impropre à me protéger tant tu sais pénétrer mes sens, mes chairs, les rendant douloureuses. Tu es partout oui, avec moi, à l’intérieur, et tout autour. Mon attention se resserre, animale, vient chercher les contours, cherche à les caresser pour s’y blesser, nacrer sur la peau des irrésolus que je ne souhaite pas dénouer. J’aimerais que tout se suspende, que tout s’arrête, que le temps même retienne son souffle pour m’accorder ne serait-ce qu’une once de répit. Le temps… Toujours le temps. Invariable courroux qui frappe, qui tue, qui hante le présent, vient déformer les avenirs, les destituer parfois avant même qu’ils n’aient vécus. J’aimerais vivre pourtant, vivre pour toi, en cet instant précis, vivre dans tes harmonies trompeuses, vivre dans la virulence de tes pas, vivre, juste vivre en toi. Montrer que les secondes qui dévalent ma peau, la couvrant de frissons, ne contredisent en rien l’inspiration indélicate que tu fais naître dans toutes mes pensées. Prouver que la vie perdure, persiste, éclate même, dorénavant que tu la paves, que tu la brimes, la retiens dans chaque mouvement, chaque arabesque que tu traces. Suspendu à toi, dans l’équilibre imparfait d’une distance inique, je te cherche, dans le noir, dans le noir. Plus que toi à frôler, à vivre et à croire. Plus que toi. Mon Amour… Le mot qui jure dans ma tête me peine et me fait plus mal encore que lorsque je te le murmurais cette nuit, parce qu’ici dans la cruauté du vide, je sais ce qu’il coûtera de cette alliance à laquelle je suis bien incapable de renoncer. Ce qu’il coûtera à la destruction orchestrée, qui continue de tirer sur les chaînes, de manquer de les briser. Ce qu’il faudra payer aussi pour approcher les sensations viscérales que tu renfermes, ce qu’il faudra subir, porter. Ce qu’il te faudra combattre à ton tour, à promettre d’abattre les murs, ces murs qui m’ont enfermé et qui m’enferment encore. Encore, dans le noir. J’y suis encore, tu sais, j’y suis encore. Mais quand tu danses, je m’échappe, j’étreins le vide pour le faire mien, je redeviens entier. Quand tu danses, les murs chancellent, et tout m’effraie. La peur gronde dans mon ventre, l’envie d’Eleah n’a jamais été aussi prégnante, aussi entière. C’est bien pire qu’une appétence charnelle, c’est comme le besoin de la faire disparaître, de la verser entièrement dans les limbes de la folie et de la déraison qui m’habitent, qu’elle devienne moi, que je devienne elle à mon tour, et que le lien soit tel qu’il ne puisse se rompre sans dériver jusqu’à la mort, l’extinction. L’absolu de nos ténèbres qui s’ouvrent et nous avalent. Entiers, entiers. Dans le noir, j’ai froid, j’ai froid, parce qu’elle est loin, parce qu’elle est là, et qu’elle ne m’est jamais apparue aussi indécemment palpable. Je demeure à l’orée de ses charmes, comme Tantale dans ses Enfers, à voir, sentir, sans jamais être capable de l’étreindre. Mon animalité transfigure ma posture, mes bras sont plus fermement serrés, les jointures de mes mains sont blêmes, mon visage est méconnaissable, les yeux brillent, percent la nuit jusqu’à peupler les imaginaires de rencontres oniriques, qui ne sont pas toutes chastes. La liberté brûle, se disperse dans un inconscient devenu indéchiffrable, la seconde s’exsangue et s’expérimente torture. Faudra-t-il continuer à tout détruire, tout défaire, tout renier. Faudra-t-il qu’elle ronge jusqu’aux certitudes de la mort, qu’elle se substitue à la condamnation ? Faudra-t-il que je rêve pour mieux les voir mourir sous mes pas, meurtris sous mes doigts ? Faudra-t-il que les vérités deviennent toutes des mensonges. En cette seconde pleine de douleur, les muscles aussi tendus que les siens, le doute s’invite dans la danse, parce que je sais, je sens. La folie de cette déloyale envie, qui cherche à la graver quelque part. La fureur semble indélébile, grimper toutes les strates de mon être, et je suis soulagé que personne ne puisse me voir, ainsi corrompu par une bestialité que je renferme, que je ne sais plus totalement contenir toutefois. L’envie qu’elle soit à moi, pour des éternités troublantes, l’envie de lui appartenir quitte à ce qu’elle me tue, jusqu’à l’aube d’un monde qui nous oubliera. Il n’y a plus rien de pur, plus rien de doux, il n’y a même plus ces promesses tremblantes mais bien de ces serments sulfureux et enflammés, je la maudis autant que je la convoite. Et je hais plus encore tout le reste pour m’entraver, m’empêcher d’entièrement me vouer à elle. Folie, folie, folie plurielle. Dans le noir, dans le noir. Cet amour je le sais, peut construire, peut détruire, peut tout emporter. Ôter tous les carcans qui me pèsent, libérer l’horreur, dépeindre enfin la plus vive des tourmentes. Rappeler ce que je suis à la vie. La vie qui pulse et qui déjoue les heures pour mieux les enfermer. Un futur sans elle, une promesse sans l’appuyer sur sa bouche. En cette seconde qui me dévore, c’est impossible. Tout simplement impossible. Car elle devient tout. Tout. La liberté et l’enfermement. Et mes doigts griffent le cuir de ma veste, car la contradiction est implacable. Je sombre, je sombre. Dans le noir. Comment pourrais-tu être libre à mes côtés, comment ? Comment pourrais-tu être suffisamment libre pour t’affranchir de cet amour qui dévorera tout ? Comment ? Implacable dichotomie, je flanche, et si le pilier froid, qui me rentre dans le dos, ne soutenait pas ma silhouette, je crois que je m’effondrerais. J’ai envie de hurler. C’est tout ce que tu déclenches. Ce cri, ce cri. Il emporte tout avec lui. Et les rêves deviennent déchaînés, car l’irréel me grise, je pourrais promettre de m’abstenir, de me freiner, mais quand tu danses, quand tu danses ainsi pour moi, tu sais toi même que ce ne sera pas possible. Il faudra boire, jusqu’à l’écoeurement, il faudra subir, jusqu’à l’insupportable. La croyance peint des couleurs dérangeantes, la musique se déforme, se distend, c’est presque laid, c’est effroyablement beau. L’obsession. C’est cela, exactement. C’est l’obsession que je n’enterre pas, que je suis incapable d’oublier. Qui me constitue et qui se greffe à elle, si virulente qu’elle m’affole entièrement, après des semaines à régir mon existence dans la placidité mortifère. L’avidité qui m’étreint me rend sourd, presque honteux, parce qu’elle reparaît avec les mêmes crocs acérés. Rien n’a pu les éroder. Dans le noir, je suis monstrueux. Monstrueux à ses côtés. C’est cela qu’elle appelle, à côté du reste, des idéaux que je berce, des quelques sensibilités que je tente de préserver. C’est cela aussi, ce nous qui se crée, ce nous qui ne saurait se dire entièrement sans fièvre, sans angoisse. L’emmener avec moi en tournée, c'eût été pure folie, il ne faut pas, il ne faut jamais que je m’y risque, ce serait pire que tout. Corrompre ainsi entièrement son existence, jeter les traits de mes infamies dans notre sillage, sous couvert de délivrance, ce serait pire que ce qu’elle a déjà subi. L’envie gronde, et je l’enchaîne plus encore. Mes épaules ploient, j’ai mal, j’ai mal, de ne pouvoir céder, de ne savoir être autrement. Partir, partir, c’est ce que je ferai. Il faut partir, je le sais plus encore en cette nuit dramatique qui se déroule sous sa nudité de spectacle. Je sais qu’il faut partir, peut-être ne jamais revenir d’ailleurs. Pour que jamais cette frénésie ne puisse s’étendre sur son corps, ne puisse venir s’insinuer dans sa tête. Plutôt devenir un écho de ce qui aurait pu être que de lui faire porter les mêmes fers que moi. Je ne suis pas prêt, je ne suis pas prêt. Pas lorsque toute l’hérésie est palpable, la folie entière, la rupture si proche. Que j’ai été ridicule de prétendre qu’elle ne m’atteindrait pas quand elle rappelle à moi le plus laid qui puisse s’être construit en moi. Le besoin viscéral de détruire tout ce qui fut pour mieux renfermer en mon corps la blessure qu’elle appose est indiscutable. Alors que je me fascine à son essence, c’est toute la mienne que je corromps au passage, reniant tout ce que j’ai su créer en dehors d’elle. Quelle importance au fond, si tout flanche, si j’estropie mon art pour rêver dans ses yeux une folie duelle ? Quelque chose meurt irrémédiablement ce soir. Je ne sais pas encore qui est le plus coupable. Elle. Ou moi. Il est trop tôt pour fuir, il est trop tard pour partir. Elle me suivra partout. Si j’interdis sa présence et les obligations que je pourrais crever de susurrer à son oreille pour partager un peu de cette douleur qui tourbillonne dans mon ventre, je sais qu’elle sera là, dans mes songes, à chaque seconde. Chaque seconde, je serai capable de rappeler celle que je vis à l’instant, celle qui me dévore, me dévoie. Je serai à jamais capable de la souffrir ainsi, dans les replis les plus secrets de mes frénésies. Quelque part, elle n’est plus libre, elle ne le sera plus jamais. Pas entièrement, car ce soir, cette nuit, elle a abandonné d’elle quelque chose et ce qu’elle vient d’offrir est si plein de violence que je me promets de ne jamais oublier qu’elle y a consenti. Nos libertés impossibles se confondent. Je partirai et ça ne changera rien. Je suis piégé. Piégé en toi. Et toi aussi à l'intérieur de ma tête. Elle aurait pu repousser ma demande, renier le lien que je ne m’empêche pas de tisser, sur lequel je l’entraîne, encore et encore, chaque fois que les ombres nous embrassent et nous caressent, elle aurait pu dire non. M’interdire de paraître, me rappeler ma place, me dire que je n’étais qu’un spectateur comme un autre, donner d’elle à toute la foule sans qu’il ne reste rien pour mes appétits monstrueux. Elle aurait pu m’affirmer la rupture, ou encore se contenter d’un de ses sourires pour repousser avec élégance la promesse que j’étais venue arracher. Elle aurait pu s’efforcer de me déplaire, pour que la fuite soit plus noble, plus assurée. Mais elle ne l’a pas fait. Et tandis que ses mouvements prolongent tous mes fantasmes les plus indéchiffrables, ma respiration saccadée trahit tout l’impact de ce qu’elle insinue. Indicible parjure qui se verse dans mes veines, elle sait, elle sait bien sûr. Que la liberté promise porte un masque effrayant, et que donner de soi ce que l’on a promis, ne se cède qu’une fois, ne se reprend jamais. Viendrais-je reprendre tout ce que j’ai offert en retour, viendrais-je lui remettre ce dont je ne veux pas, ce qui corrompt, dévore, détruit ? Viendrais-je lui reprocher un jour ce qu’elle a déchaîné ? Dans le noir, dans le noir, encore une fois.

Mes questionnements se noient dans la valse des sensations qui reprend, éternelle convoitise que je ravale très difficilement. Le précipice est immense, la chute irrésistible. Quelle importance, n’est-ce pas ? Un jour, c’est loin. Un jour, ça n’existe pas. Il n’y a qu’elle. Il n’y a que toi. Je cesse de me défendre, décroise avec lenteur mes bras, et la laisse m’envahir tout entier. Après cela, je me sens étranger à moi-même, la salve des applaudissements me soulève le coeur et je ne parviens pas à me joindre à eux, la vague retombe sur ma gueule et je sursaute presque, arraché à ma contemplation qui frôle le malsain. Elle a disparu dans les ombres, bien sûr. Bien sûr. J’y disparais à mon tour, recouvre une allure qui demeure fracturée. Ce qu’elle a su atteindre, ce qu’elle a su dévoiler demeure dans mes yeux qui brillent de feux dévorants. Je comprends à peine qui je croise, et si j’arrange le coup à ce pauvre projectionniste, c’est plus pour frustrer plus encore mon attente, différer notre rencontre, plutôt que par aménité. La seconde où elle s’est insinuée en moi semble se suspendre une nouvelle fois, et mon coeur tonne sa déraison contre mes côtes qui ne savent plus se soulever correctement. Les gens m’agacent à se masser dans mon passage et il me faut parfois une retenue de façade pour ne pas bousculer qui vient entraver ma route, perturber mon chemin. J’ai la tête pleine de frénésie, du bruit autour, du bruit dedans, j’entends crisser l’appel animal que je projette partout, je la traque, je la convie, la convoite. Je distingue à peine ces filles qui doutent, de me reconnaître dans ces lieux, parce qu’à la fois c’est inimaginable, et que la vue que j’offre est éminemment dérangeante. Je ne suis pas dans mes postures faciles, mes factices mimiques qui savent tenir à distance, braver la turpitude d’une foule pour mieux la repousser. Je suis trop présent, trop démuni aussi. J’aimerais qu’ils disparaissent, tous. D’un seul coup ne plus que la compter dans un décor moribond, la seule touche de couleur dans le noir et le blanc d’un présent qui s’enfuit. Il y a l’éternité sous chaque pas. L’éternité à la vouloir. L’éternité à crever de l’étreindre. J’ai si froid, si froid. J’aimerais tant qu’elle soit là. La route est sinueuse, Isaac perturbe mes résolutions une très piètre seconde, une autre seconde, inutile temporalité qui ne peut prendre l’ascendant sur celle qui continue de s’étendre. Je t’ai promis, je t’ai promis à mon tour de tout voir, de tout dire. Quelle folie, quelle folie, Eleah. Je tremble que tu puisses seulement admirer la monstruosité de ce qui gît, là, à l’intérieur, dans la cruelle lueur des coulisses, quand le spectacle s’érode, quand l’existence reparaît, imparfaite, presque désuète. Je tremble, je tremble. Les mots que je prononce sont d’autres saccades, d’autres courses, le langage me paraît impossible à manoeuvrer, moi qui aime tant les mots, l’ironie, et tout ce que l’on peut y verser pour enterrer sa proie. Mais qui est le chasseur ce soir, hein ? Qui a peur, qui tombe dans l’impiété de tes faveurs ? As-tu eu mal toi aussi, à me voir recevoir ce qu’il a fallu arracher à ta chair, secrets que l’on ne peut exhiber que dans un élan ou une fièvre. As-tu eu mal, mon amour ? As-tu souffert mille morts de te savoir ainsi possédée, enferrée dans tout l’étalage de ma convoitise ? La regardes-tu déjà, est-ce que tu sais comment la voir, la saisir, la manipuler ? Sauras-tu la prendre à ton tour, sauras-tu la comprendre pour ce qu’elle est ? Je rêve les outrages qui pourraient posséder tout ton corps, et je tremble, je tremble. Les accords deviennent diffus, ténus, dans ma tête se décompose ma musique, elle devient ovation infernale. Et ces gens, ces gens autour, qui cherchent à voir, à savoir. Il l’a vue, lui, ce qu’il y avait sur mon visage, sinon il ne se serait jamais interrompu dans sa course. Isaac a saisi quelques soupçons de cette éternité brutale, qui chante, qui chante, qui joue des peurs et des angoisses. Je ne la trouve pas, je ne la trouve pas encore, et je pourrais, je pourrais tourner les talons. Être lâche et me dédire, reprendre le serment, le renfermer dans mes entrailles, là où elle a su s’insinuer, et rendre la laideur plus franche, plus commune. Je ne serais qu’un homme, et un homme est lâche. Il refuse la contrition, il refuse d’être idolâtre. Il ne veut que le corps, l’abandon simple, et puis ne rien laisser. Ne rien donner. Ne rien laisser voir, laisser croire. Mais je ne suis pas un homme. J’ai cessé d’en être un il y a trop longtemps. Les instincts animaux, la dévoration bestiale, la liberté assassine. Assassine. C’est là que je la vois enfin. La seconde éclate et le temps reparaît dans toute sa tyrannie. Mes narines palpitent sous ma respiration perturbée par le spectacle qu'elle offre. Elle me cherchait aussi. Je le sais à l'instant même où nos regards se rencontrent et aucun sourire ne vient rendre à mon visage de ces accents humains qui le rendraient moins trivial. Je ne planque ni mes joues qui se creusent sous l’assaut de la convoitise, ni ces flammes qui s’ébattent dans mes iris depuis qu’elle y a versé les inflexions de la folie. J’apparais dans toute la splendeur de ma difformité et si les piailleuses continuent de s’interroger, un seul regard de ma part qui devie dans leur direction les fait se taire sous le poids d'un commandement silencieux. L'une continue ses recherches sur le compte Instagram du groupe pour découvrir la contribution que je fis dans la journée mais lorsqu’elle surprend la scène elle n’ose dire aux autres que c’est sans doute James Wilde réincarné car il est à Paris. Car qui suis-je ce soir ? Qui suis-je ? Si ce n’est l'homme avili par ses instincts, l’artiste décharné par ses errances, la bête que tu as choisie d'élire dans le préambule d'une danse qui n'en finit pas. Car ça ne finira pas, Eleah. Ça ne finira pas. Le sourire délicat qui trahit son triomphe cisèle mes traits dans cette douleur qui continue de me posséder. Je n'entends pas Joshua la questionner, je ne le vois même pas. Le flou s’applique en corolle autour de sa silhouette. La conscience d’elle est abyssale et je la rejoins, dessinant les derniers pas d'une marche qu’elle a entamée. Possédée elle aussi. J'en suis sûr. J'en suis persuadé. Je lis ses yeux, y cherche le tiraillement qui menace de me démunir tout à fait devant un parterre que j’ignore royalement. La froideur en paravent. La fureur dans les prunelles qui tremblent. Le murmure qu’elle glisse me fait inspirer brusquement et je ne cherche pas une seule seconde à dérober le trouble qu’elle a su façonner en moi. Elle m'avoue sans renâcler ce que j'ai souhaité surprendre chez elle tout au long de ses exactions mais les mots m'abandonnent et je ne réponds rien. Tout se dit dans mes yeux qui la déshabillent sans pudeur. La dévisage avec lenteur. Je sais. Oui je sais. Je réplique tout bas, la voix rauque :
_ Alors regarde-moi à présent…
Et vois toute l’étendue de ton pouvoir. Tout ce que tu possèdes déjà. Tout ce que tu m'infliges. Tout ce que je viens quémander avec la ferveur des vaincus qui n’espèrent que la libération dans la mort, la délivrance dans la vengeance. L'un ou l'autre. L'un et l'autre. Mon regard est plus dur, il tombe en elle avec les accents de l’infamie qui me constitue et la suavité dans son timbre déchaîne les flammes et les frissons qui m'animent. La fièvre perle sur mon front. Prédateur je la toise, animal je la supplie. Dans la contrition de l'amour qui me dévisage, je l’appelle. Encore et encore. Plus rien n’a d'importance. L’existence se délite, les voix se referment et le bruit sourd qui m’envahit me fait serrer les poings. Parce que j’aimerais la toucher. Parce que je crève de l'étreindre. L'intime repli où nous nous trouvons ne me le permet pas et si je brûle d’arracher à tout autre la jouissance d'un triomphe dont elle fut l'apogée, j’attends qu’elle consente au jugement avant de m'y précipiter. La lame s’aiguise dans la profondeur assombrie de mes iris. Mes pupilles sont dilatées comme sous l’effet de la came. Je n'ai pourtant rien consommé aujourd'hui. Elle, juste elle. Toi. Juste toi. Sa caresse me blesse à travers le cuir épais de ma veste. Le muscle de mon bras lui répond. Palpitation. Regarde. Regarde encore. Et ressens. Tout ce que tu déclenches. Et elle en est consciente, pire encore elle en joue, son souffle sur ma peau, prolonge mon agonie. S'il n'y avait pas autant de monde elle entendrait ma respiration plus sifflante réagir à sa foutue proximité. Je ne la touche toujours pas, la litanie de mon obsession ne fait que gronder tant et plus. Elle est si proche de moi, si proche. J’en déraisonne mais ça ne lui suffit pas. Ça ne suffit pas n'est-ce-pas ? Ça ne te suffit jamais. Il t'en faut toujours plus et la dureté de l’affront me fait un instant plisser le regard. J'ai un mouvement félin, qui rapproche plus qu'ils ne le sont déjà nos deux corps qui se frôlent. Ils pourraient paraître embrassés, d'un point de vue différent, tant nous semblons prêts à nous enlacer. Mon souffle cajole sa joue que mes lèvres rêvent d’honorer. Je sais qu'un seul contact pourrait m’ôter toute maîtrise tant ses parfums me grisent. J'ai un murmure qui roule sur ma langue :
_ L’image que je renvoie n’est pas assez éloquente, peut-être ? Je ne savais plus où j'étais. Hormis avec toi. Ça ne me plaît pas. C’est bien pire. Bien pire.
Mon nez caresse son oreille, ma voix est plus lente, plus languissante :
_ Viens avec moi. Dans la nuit. Loin d’ici.
Je me retire, l’onde reflue, les saveurs entêtantes dessinent un geste un seul, ma main vient délicatement se poser sur la sienne, nos doigts s'entremêlent, je serre avec prégnance. Pulsation encore, cet appel frénétique, comme un écho immémorial, atemporel. Je suis encore là-bas, perdu avec elle, perdu dans sa danse et dans mes envies. Qu’elle ait à honorer des engagements vis à vis de la troupe ne me traverse même pas, entièrement possédé par cette folie qui appose sur elle d’autres preuves de cette emprise que je ne dispute pas. Je ne lâche pas sa main. Je ne lâche pas ta main. Mes regards entièrement consacrés à son visage que je continue de déchiffrer. Car le voyage entrepris continue sur le fil acéré des émotions contraintes, qui joutent en elle. Et en moi.
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Anonymous
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() message posté Dim 7 Oct 2018 - 11:48 par Invité
ET CE DÉTOUR
QUI N'EN FINIT PAS
james & eleah

« I'm gonna swing from the chandelier, I'm gonna live like tomorrow doesn't exist. Like it doesn't exist.  I'm gonna fly like a bird through the night, feel my tears as they dry, Keep my glass full until morning light, 'cause I'm just holding on for tonight. »
L’euphorie chevillée au corps, l’impatience fébrile de l’âme se délite, s’effrite dans la poursuite acharnée de ses lueurs furibondes, dissimulées quelque part, là-bas, dans le noir. Les bruits, les mots, les conversations. Les compliments, les ravissements, les félicitations. Tout cela est superflu. Tout cela est insensé. Du bruit, du bruit seulement. Un bourdonnement au fond de l’oreille qui grimpe jusque dans la tempe pour assourdir toutes les émotions connues par cœur. Eleah adore d’habitude la sensation abyssale qui se love dans le ventre et tord les entrailles, juste avant l’entrée sur scène. Lorsqu’il faut attendre, patiemment, dans le noir. La musique, la lumière, les premiers mouvements et l’impatience de la foule qui gonfle et se répand sur la scène, huileuse et silencieuse, jusqu’aux silhouettes qui commencent tout juste à se mouvoir. Le reste n’est plus qu’une ascension, le déploiement d’une entité qui n’a jamais trouvé d’autres refuges que la scène, que la danse. C’est ce qu’elle est. Depuis toujours. Même avant les rigueurs de la discipline, même avant l’aigreur des chorégraphies acariâtres orchestrées par des âmes étriquées de principes illusoires. Elle dansait déjà depuis l’aube, échappée rêveuse prompte à se perdre sur les rivages de pensées confuses, pour oublier l’indécence d’un quotidien trop lourd et trop rude à porter. Danser pour elle, danser pour échapper à lui. En dehors du corps, transcendée et intouchable. La souillure absente, indolore, parce que chaque mouvement lui donnait l’impression fugace d’atteindre des au-delàs inatteignables, la pureté d’enchaînement sans fard et sans honte. Le corps, libéré de ses outrages. Les pensées, suffisamment confuses pour n’avoir plus aucun sens. Danser, c’est tout ce qui comptait, tout ce qu’elle était. C’est le seul langage qu’elle possédait au même niveau qu’une langue maternelle. Le seul qui lui permettait de dire, de révéler, ce que des mots étaient incapables de seulement exprimer. Silencieuse et éphémère petite fille, éteinte depuis la nuit des temps, sauf quand elle danse. Sauf quand il est là pour la regarder. Cela aussi, c’est inédit et insensé. Exister à travers quelqu’un d’autre. Ressentir la morsure de l’être qui tremble autrement. Ne pas savoir se dissimuler. Nue, entièrement nue, et limpide. Façonnée à la candeur brutale, cisaillée dans un marbre impur et poreux. Déficiente mais magnifique lorsqu’elle sent ce regard qui s’impose, s’insinue, s’acharne. Poison liquoreux, venu polir les veines pour mieux s’y infiltrer. Elle n’a pas eu besoin de le distinguer pour savoir qu’il était là, la virulence de son regard, cramponnée à son cœur qui battait une mesure frénétique, dissonante par rapport au rythme inégal de la musique. Danser alors n’était pas la seule échappatoire, la seule chose qui ait du sens. Il y en avait d’autres, nébuleuses autour de lui. De ces langages qu’il connaitrait par cœur et dont elle ignorerait tout. Qu’elle viendrait boire sur sa langue jusqu’à tous les apprendre et les regarder s’éteindre. Voir en eux une autre échappatoire, la seule, la vraie. La clef dangereuse d’une liberté toujours frôlée, jamais embrassée toutefois. Avec lui, en lui, lorsqu’elle danse et qu’il est là pour la voir, la dévoyer dans le noir, imaginer qu’elle pourrait être entre ses mains d’artiste maudit cette créature magnifique, façonnée à la puissance de ses lueurs, et libre, intimement libre, tant qu’il serait là pour la transporter, la haïr, l’adorer, la renier, l’aimer ou bien l’affranchir. Tout ensemble, dans un tourbillon incessant qui l’entraîne, la subjugue, rend tous les gestes plus éloquents et invulnérables. Et l’euphorie encore, arrimée à sa silhouette qui pourtant ne dénote pas de ces frivolités incandescentes qui l’animent d’habitude. Assourdie par eux, par lui. Les membres douloureux, les souvenirs de sa chair enfouie à l’intérieur. C’est cela qui fait mal, si mal, et qui interdit la convoitise illusoire d’autres entités que la sienne. C’est à cause d’elle que sans amertume sur les papilles, elle suit à peine les contours de la silhouette d’Isaac qui s’éloigne dans le noir, jusqu’à disparaître entièrement. Il l’a compris, elle le croit intimement. Il a compris tout de suite, qu’il y avait quelqu’un d’autre. Ancré là, quelque part. A l’intérieur d’elle, dans ces replis qu’il n’avait jamais su distinguer sans en craindre les irrémédiables revers. Et qu’il n’avait jamais voulu traquer, de fait, par peur de ce à quoi il devrait se confronter s’il y parvenait tout à fait. C’est surement pour cela qu’il a tiré sa révérence, sans insistance. Sans se retourner, pour l’heure, parce qu’il a de cette patience qui lui intime qu’il vaut parfois mieux attendre. Se retirer, attendre la faille, la blessure inéluctable. Celle dans laquelle il faudra s’engouffrer pour l’écarteler, ou au contraire passer un baume, pour en atténuer la douleur. Il sera sans doute là à ce moment-là, lorsqu’elle finira par revenir le trouver. Même dans le désespoir, même pour se prouver quelque chose qui n’existe pas, même pour affronter des illusions perdues ou des rêves décomposés. Il la connaît. Il sera là, inébranlable entité qui ne requiert pas l’absolu d’une émotion, mais qui en recueille volontiers toutes les imperfections, projetées de façon inégales, qu’il se plaît ensuite à utiliser pour les mettre en exergue dans les rêves que lui-même se plaît à façonner. Alors Isaac s’arrête sur l’image que cet inconnu qu’il croise renvoie. Il voit son regard, le trouble dans ses yeux, la décomposition d’émotions parasites sur ses traits blafards. Sa tête oscille, s’affranchit d’une possessivité jalouse ou maladive dont il est de toute façon dépourvu. Sans avoir besoin de demander, il sait pertinemment que c’est pour elle qu’il est venu s’aventurer sur des territoires qui ne lui appartiennent pas. Parfait étranger, à la silhouette vaguement familière toutefois. Venu se brûler, s’irradier à elle. A moins que ce ne soit elle, qui ait consciencieusement décidé d’aller se perdre en lui, dans cette violence qui se déploie en filigrane de ses membres contractés, qu’il imagine sans avoir besoin de plisser les yeux derrière ses fringues sombres. Tout est dans la posture, dans l’équilibre et le balancement. Il ne veut ni savoir son nom, ni qui il est. Ce qui les relie l’un à l’autre, ce qui l’empêche de venir braver ses territoires parce que malgré lui, cet homme la retient. Alors Isaac disparaît, esquisse de ces sourires nébuleux, presque narquois, qui le caractérisent. Il disparaît dans l’écrin de toutes les frivolités qui le consument, rejoignant les travers de sa troupe en faisant claquer l’accent suave de ses origines sur sa langue.

En équilibre, Eleah se sent chavirer vers un univers aux indistincts contours. Les bruits, les mots. Rien n’a de sens, rien ne compte, si ce n’est cette image qu’il renvoie lorsqu’il apparaît dans le champ de sa vision composite. Elle oublie l’avant, l’après. La douleur s’achemine jusqu’à frôler les accents de la névrose, et sous la pulpe de sa chair, elle sent ses nerfs qui crissent, qui tremblent. A cause de lui, pour lui. Appel silencieux, de sa silhouette trop lointaine, dans laquelle elle voudrait se frayer encore jusqu’à y disparaître. Comme cette nuit, dans les élans irrépressibles d’une possessivité qui la fit disparaître à l’intérieur de lui. Ses prunelles dérivent jusqu’aux stigmates qu’arborent les traits de son visage. Elle se sent basculer après cela. Être cette innocente Alice qui tombe, tombe et tombe encore au fond du terrier du lapin blanc, qui ne peut s’empêcher de poursuivre des rêves prompts à la déformer. Ce même rêve qui revêt d’autres aspects, une autre tessiture lorsqu’elle l’observe ainsi. Bouleversante image, greffée contre sa peau blanche, ses pommettes saillantes, et ses prunelles bleues pétrole. Temps d’arrêt. Temps de pause. Sa mémoire photographique le capture, cherche à le graver quelque part à l’intérieur de sa conscience. L’abîme se rouvre pour l’y enfermer, le recevoir, le recueillir. Son si monstrueux amour, splendide et magistral, lorsqu’elle le voit ainsi, qu’elle crève de le toucher sans pour autant oser. Parce que le toucher devant tous ces autres, ces familiers devenus d’un coup anonymes à la lueur de ce qu’il incarne, ce serait prendre le risque de déformer l’image, de les laisser l’entrevoir à leur tour, quand la possessivité se déploie autour de sa sphère pour qu’il n’appartienne qu’à elle. Ce serait gratter la perfection d’une image pour la rendre laide et méconnaissable. Elle ne veut pas qu’ils sachent, qu’ils devinent, qu’ils malmènent par leur présence la perfection des émotions à l’orée de sa peau. Le souffle court, quasiment coupé, devenue mutique. De son image elle ne peut plus détacher le regard, nourrit de ces obsessions qui aveuglent et rendent totalement sourd. L’éloquence de son sourire s’érode lorsqu’elle s’avance, frôle les contours de sa silhouette sans braver les limites que l’espace leur impose. Elle le regarde alors. Parce qu’il le demande, parce qu’elle ne peut pas faire autrement. Partir est impossible, reculer une incongruité qui ne lui effleure même pas l’esprit. Ses regards tracent un sillage, suivent une ligne invisible sur son front, le long de l’arête du nez, le long des pommettes,  de la mâchoire, des lèvres. Ils disparaissent tout autour, l’un après l’autre. Les rires adulescents, les piaillements d’excitation, l’exaltation erratique. Tous autant qu’ils sont, ils n’existent plus. Ne reste que cette image, ce visage, ses mains qui tremble, ses lèvres qui s’essoufflent. Le trouble retombe au fond de son ventre comme une braise qui calcine tout sur son passage. Cela fait mal, si mal, de recueillir ainsi les cruelles émotions qu’elle a su infiltrer à l’intérieur de ses os, dont elle éprouve toute l’étendue des morsures à son tour, en partage. Tout se brise à l’intérieur. Une fracture lente et soigneuse, qui fait craqueler toutes les défenses de sa nature qui aspire à retrouver la sienne pour s’y mirer. Tant de cruauté, tant de beauté. Tant de violence et d’impiété. C’est majestueux, c’est irréel. Jamais elle n’a éprouvé une émotion aussi crue, aussi pure. Une fascination sans fard, qui ne cherche même pas à se dissimuler derrière un orgueil quelconque. L’orgueil est mort, réduit en cendres. Ses phalanges se déploie près de sa joue, aspirent à effleurer, à distinguer sensiblement les contours. Elle rêve d’y apposer ses ongles, mais l’intimité violée par tous ces autres qui les observe l’empêchent de le toucher tout à fait. Elle ne les voit pas, aveuglée. Mais elle les sent. Elle les sent, et chaque seconde, ils l’oppressent un peu plus. Pas assez cependant pour l’empêcher de murmurer, sur le ton de ces confidences que l’on souhaite garder en soi comme le plus terrible des secrets :
« Montre-moi … Tout ce que cela fait. Montre-moi … »
La supplique est entière, lancinante. C’est une plaie ouverte qui s’élance, tambourine, danse un rythme indécent au-dedans de la chair à vif. Elle ne peut plus rien dire après cela, les mots, placardés sur ses traits silencieux qui parlent davantage que toutes les assertions du monde qu’elle pourrait glisser jusqu’à son oreille. L’euphorie habituelle, celle qu’elle éprouve chaque fois que la scène la chasse de son sein après qu’elle en ait bravé toutes les harmonies, n’a plus rien à voir. C’est différent ce soir. Cela n’a plus rien à voir. Danser pour lui, le laisser pénétrer à l’intérieur d’elle, c’est un dessein qui a ensorcelé toutes les résolutions qu’elle aurait pu raisonnablement prendre et les a étouffées tour à tour. Ce soir, il n’y a plus rien de cette raison qui la ramène toujours sur les sillages de la peur, des envies de fuites et des rires factices. Les faussetés faciles, fragiles, se fracassent pour aspirer à la dangerosité d’aspirations inavouables. Elle ne se détourne pas de lui lorsqu’il la regarde, lorsqu’il révèle tout ce qu’elle aspirait à entrevoir en lui, sans un instant songer sur les intensités seraient si puissantes que cela. Le narguer était si simple, si frivole, si inconscient aussi. Le convoquer, imaginer être capable de le recevoir dans l’entièreté de sa nature ? L’est-elle seulement ? Ne s’est-elle pas brûlé les ailes avant même d’avoir su apprendre à voler ? Elle ne sait pas, elle l’ignore. Cela lui est égal, dans l’indicible seconde où le rythme alangui de sa voix lui quémande la perspective d’autres ailleurs. Des ailleurs dont elle se saisit, sans réfléchir, sans reculer, lorsque sa paume se plaque contre la sienne, et que ses doigts étreignent avec force l’image des chemins à parcourir pour le voir un peu plus, pour toucher enfin ce portrait sans l’indélicatesse de ces autres regards pour le bafouer. Lui, seulement lui. Et elle, quelque part. Dans le noir, dans le noir. Le noir pavé de ces lueurs qui n’appartiennent à personne d’autre. Qui sont à eux, en eux, et nulle part ailleurs.
« Allons-y. »
Murmure qui tranche, découpe les rires des petits oiseaux enfermés, entassés. Elle ne voit plus personne. Les gestes se délient, se précipitent. C’est elle qui amorce la fuite, ignorant les regards qui l’interrogent au passage. Elle n’a pas quitté son habit de scène, n’a même pas pris le temps de récupérer ses affaires, de se changer, d’ôter ce maquillage qui la fait appartenir à des idéaux fantasmés plutôt qu’à une réalité plus blême. Ils se frayent un chemin entre les corps, en poussent certains, s’aventurent dans les allées tortueuses et labyrinthiques des coulisses factices. Jusqu’au dehors. Ce dehors dont la fraicheur mord son épiderme encore brûlant, parcoure sa peau nue sous la finesse de l’étoffe fluide de son costume. Elle sent la pulsation de sa paume contre la sienne, la précipitation des regards anonymes absents qui les croisent, au passage. Sans les reconnaître, sans même les distinguer. La foule s’est un peu dispersée. Il y a autour de la scène de ces étendues, de ces vides, où les silences s’installent peu à peu, après l’euphorie, après l’émerveillement et le trouble. Bientôt il n’y aura plus personne. La nuit pour toute parure, les réverbères éteints et les paupières closes. L’euphorie reprendra à l’aube, quand il faudra réajuster les faisceaux de lumière, accueillir d’autres euphories, mettre en exergue d’autres élans. Demain, demain. Ce jour qui n’est pas encore, ce jour qui est si loin, si étranger, qu’elle ne veut pas voir venir. Noctambule plus que funambule, à le tirer dans le sillage de ses exaltations qui grimpent à l’unisson de ses impatiences avides. Elle rit, elle rit presque. Peut-être, surement. Ce n’est peut-être pas elle. A l’idée d’être comme ces enfants qui fuient les regards courroucés de ces adultes mécontents, de ces anonymes qu’elle ne veut plus voir. Qui disparaissent peu à peu, dans le noir. Qui n’ont plus d’importance bientôt, parce qu’elle ne voit plus aucun d’eux, qu’il n’y a que lui, que lui. Ses pas sont moins rapides, s’essoufflent sur l’herbe, s’arrêtent dans le détour d’une rangée d’arbres où d’autres ont sans doute dû s’arrimer avant eux. Incongruité d’une nature qui s’installe et perdure même dans l’urbanisation aux lignes parfois carcérales. S’accouder pour mieux voir, la scène, au loin, presque éteinte. Presque endormie. Elle entend des rires un peu plus loin, étouffés par la nuit. Des éclats de voix. Un fond sonore, qui se délie peu à peu, rejoint les harmonies de la ville qui ne s’endort jamais tout à fait. Dans la pénombre elle finit par s’arrêter, lui fait face, ne dit rien. Elle glisse ses phalanges contre sa joue, à l’endroit même où elle n’osait le faire tout à l’heure. Il n’y a plus personne à présent pour dérober cette image. Plus personne à part elle. Voleuse, voleuse. Ses ongles caressent à rebours, ne cherchent pas à faire mal, mais griffent légèrement malgré tout. Ils gravent, l’absolu de ses regards, cette image qu’elle ne peut pas oublier, qu’elle gardera là, quelque part. Parce que cela ferait trop mal de la lui enlever. Si mal, si mal.
« Où veux-tu aller ? Montre-moi …James. »
Ici. Là. Jusqu’où. Quelque part, à l’intérieur de toi. De lui. D’elle. En lieu, en pensée. Le voir, le prendre. Tout saisir, dans le sillage qu’il aura décidé de tracer. Dans le noir, ou bien ailleurs. Clairvoyant ou trompeur. Ce qu’il voudra bien lui montrer, ce qu’elle doit voir. C’est déjà tant, tant de choses. Presque trop. Trop peut-être. Ou pas assez. Comment savoir ? Comment savoir, avant de le voir ? Mais cela n’a pas d’importance. Parce que ce soir, elle le suit. Partout, où qu’il aille, où qu’il l’emporte. Elle le suit parce qu’elle a promis, en dansant pour lui, en signant ce pacte-là, qu’elle viendrait le trouver. Qu’elle irait recueillir toutes les émotions qu’elle aurait su ficher, à l’intérieur. Elle ne recule pas parce que ce soir, à ses yeux, dans son cœur, c’est la seule chose qui ait du sens. La seule.





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