**** ≈ Je refermai le carnet en même temps que mes paupières avec une appréhension soudaine, un brusque instant de vide, comme un loup, un loup sauvage sous ma peau et un loup qui voila mon visage, une tombe. Mes mains tremblèrent, l’océan de phalanges moussa sur la table et des vagues s’écrasèrent sur le récif albâtre sculpté dans mon esprit. Je vis une lumière à travers la fenêtre, un œil blanc, sans pupille, sans iris, et je me jetai sur les rideaux pour les fermer. C’était la couleur criarde et aveuglante d’un cheval spectral, un cheval blanc, un fantôme, laissant derrière lui la trace fauve et orgueilleuse d’une rose fanée. Il sentait le souffre. Je m’assis contre le mur, contre les écailles d’un serpent de pierre et je sentis son eau sanguine à travers les tuyaux, à travers ses os.
Le bâtiment vivait à travers moi. Il me tuait pour mieux s’éveiller.
≈≈≈
2000 ≈
« Papa est parti, River. » Je fronçai les sourcils. Maman était là, elle m’avait pris dans ses bras, je me blottissais contre elle, comme d’habitude, mais il n’y avait plus cette même chaleur, cette même sensation de sûreté que je ressentais à chaque fois que je la voyais. Elle était là, mais elle n’était pas là. Elle me regardait, mais elle regardait ailleurs.
« Où ça ? » demandai-je après quelques secondes. Papa ne pouvait pas être
parti. Il était parti
quelque part avec sa voiture d’occasion, et il reviendrait en se plaignant comme d’habitude de la difficulté qu’il avait pour la garer. Mais cette fois, quelque chose semblait avoir changé dans le regard de Maman, comme si l’éclat de ses cheveux et de ses yeux s’était terni brusquement. Pourtant, elle me souriait à travers le clair-obscur du petit matin. Je m’étais réveillé avant tout le monde. Gloria dormait encore, sa respiration toujours calme, non troublée par la nouvelle du départ de Papa.
« Il ne me l’a pas dit. Il a voulu te dire au revoir mais tu dormais profondément, il a préféré ne pas te réveiller. » Je soupirai calmement. Je ne savais pas quoi en penser. Il existait une frontière infime entre Papa et nous. Peut-être que Lou et Leo ne ressentaient pas ce fossé, mais moi oui. Nous étions trop jeunes, nous n’avions pas appris à le connaître, et quelque part je me souvenais des moments où il avait dit qu’il partait, mais pas de ceux où il avait dit qu’il restait. Ce n’était pas la première fois en quelques mois, peut-être quelques années que cette tension apparaissait sur les pommettes de Maman. Elle semblait fatiguée et je la pris par la main avant de me lever pour sortir de la chambre. Tout le monde dormait encore.
« Je serai toujours là, River. » J’acquiesçai pensivement et tirai son bras pour qu’elle me suive.
≈≈≈
2010 ≈ Le visage de Lou s’illumina en même temps que le mien lorsqu’elle ouvrit la porte de l’appartement en traînant presque vainement un vélo rutilant. Leo haussa les sourcils. Il devait probablement déjà se dire que c’était d’occasion, mais nous considérions son mépris comme une étrange preuve d’amour. On savait qu’il ne le pensait pas et qu’au fond, il se réjouissait déjà d’avoir un moyen d’échapper plus facilement à la police, en cas de besoin. Ce premier vélo fut suivi de quatre autres et chacun de nous sûmes immédiatement lequel nous appartenait dorénavant. Lou poussa un large soupir tandis que nous restions bouche bée, à l’exception de Leo qui alluma sa cigarette avec le cierge qu’il avait volé à l’église.
« Joyeux Noël ! » s’exclama-t-elle entre deux souffles et nous lui répondîmes tous en chœur. J’affichai un grand sourire et nous nous levâmes pour venir la remercier dans une accolade fraternelle générale. Noël était toujours considéré comme
la grande tradition familiale et nous la célébrions toujours avec entrain. C’était le moment de l’année où nous fermions les yeux sur l’argent qui nous manquait et où l’on cherchait à faire sourire les autres le plus possible, comme s’il s’était agi qu’un concours annuel de bonheur. Chacun se rassit ensuite à sa place et Leo souffla la fumée de sa cigarette avec ses gestes à la fois précieux et décalés, sortant un paquet de derrière un coussin.
« Mon cadeau maintenant. C’est mieux. » présenta-t-il avec emphase et Lou leva les yeux au ciel tandis que Gloria pouffa de rire. Il le tendit à son aînée et celle-ci l’ouvrit avec précaution car le contenu semblait fragile. A l’intérieur, une bouteille sans étiquette où s’agitait un liquide cuivré.
« Un grand cru de la maison. » conclut Leo en tirant sur sa cigarette, fier de lui. Il nous avait dit, ou plutôt, comme d’habitude, il avait fait courir une rumeur dans toute la ville, comme quoi il s’était lancé dans le trafic et la production illégale d’alcool. La preuve siégeait à présent sur les genoux de Lou et elle adressa un regard noir au responsable alors que celui-ci se redressait avec aisance, comme s’il ne voyait pas le problème.
« C’est bon. J’en ai bu. » Elle haussa les sourcils et afficha un air dédaigneux.
« Tu sais que tu vas finir en taule pour de bon, Leo ? » Il pencha la tête et lui accorda un mouvement d’épaules désinvolte. Il savait. Il s’en moquait. Le dernier paquet à être encore fermé était celui de Richie. Il nous avait envoyé un cadeau du Canada et Janis s’empressa de l’ouvrir avec ses petits doigts fins et pâles, armée de cette étrange précaution dont elle s’était dotée depuis que sa vision s’était détériorée. Elle eut un sourire en devinant de quoi il s’agissait et le brandit devant tout le monde en exclamant sa joie. Une bouteille de sirop d’érable. Et on était heureux comme tout.
« Bon, River, tu te charges des pancakes demain. » Je tournai la tête vers Leo, défiant.
« Bordel, t’es toujours le premier levé. » ajouta-t-il en me lançant son paquet de cigarettes et son briquet. Je passai une main dans mes cheveux, soignant ma queue de cheval. Le pire, c’était qu’il avait raison et que sa logique avait le don de me convaincre.
≈≈≈
2005 ≈ La gare m’avait toujours fasciné. Les arcades qui cernaient le hall débordaient de monde aux heures de pointe et la nuit, les voyageurs assoupis ressemblaient à des ombres fantastiques parsemées aux quatre coins de la grande salle. Je longeai les briques pourpres et restai en retrait pour observer les vagabonds. Un jour nouveau se levait sur Londres et j’étais déjà debout à faire glisser mes prunelles encore enfantines partout. Je crus voir un cheval blanc dans la lumière morne du ciel qui tombait comme des rideaux au centre de la gare. Je clignai des yeux. Non, finalement, non. Je me baissai pour lasser ma chaussure pleine de poussière et m’engageai vers mon véritable but. Mais les vibrations me firent ralentir. Je cherchais le piano, cependant j’entendais déjà de la musique. J’en reconnaissais le son presque rauque qui me gênait à chaque fois mais que je réussissais à mesurer. Mes doigts glissèrent sur les escalators et je papillonnai des yeux en passant ma tête de l’autre côté de la paroi. Quelqu’un était assis derrière l’instrument et tentait quelques notes. Commençait une mélodie, tenait dix secondes puis s’interrompait. Je n’osai pas m’avancer. La mélodie était saccadée mais avait quelque chose d’étonnant. Comme les dernières secondes d’une minute qui ne reviendrait jamais. Je tendis le bras et me faufilai finalement vers le musicien. Il s’agissait en vérité d’une musicienne. Une fille aux cheveux blonds et aux yeux plissés, concentrés, intrigants. Je m’accoudai au piano et elle leva son regard vers moi en fronçant les sourcils. L’éclat furtif d’un sourire apparut sur mon visage, crispant vaguement mes lèvres puis il se refléta au fond de mes iris, au fond des siennes enfin. Ou peut-être l’imaginais-je, mais l’illusion était ainsi faite de la même matière que les Hommes ce matin. D’un signe de menton, je lui demandai de poursuivre et elle le fit, comme si je n’avais été qu’une plume virevoltant et chatouillant son épaule. Je posai ma tête sur mes bras croisés et tapotai le rythme de son morceau. Elle semblait improviser et pourtant je sentais cinq ou six influences au bout de ses dix doigts, créant de toute pièce une mélodie dont l’écho sur la voûte du plafond me rappelait de vieux morceaux que ma mère écoutait le soir avant d’aller dormir. Elle prit de l’assurance, comme si ma simple présence était encourageante. Cela me surprenait. D’habitude, c’était le contraire. L’attention des autres perturbait, on devenait un scandale, un monstre. Elle, non. Elle sembla enfin sentir le regard qui lui était dû rivé sur sa fine silhouette d’enfant, à tel point que je ne me posai pas la question de savoir pourquoi elle aussi, elle était si loin de chez elle à une heure pareille. Elle fit quelques fausses notes qui me firent frissonner puis finalement son morceau s’évanouit en quelques accords timides, puis elle me scruta de nouveau. Son visage ne voilait aucune interrogation : c’était étrange mais normal. Elle était habituée au scandale.
≈≈≈
2011 ≈ Gloria renifla bruyamment et je posai mon épaule contre l’encadrement de la porte. La chambre était plongée dans la pénombre et ma gorge était serrée d’un nœud sombre et froid : les remords. Je baissai les yeux. Mes doigts étaient enroulés autour du test comme s’il s’était agi d’une relique familiale. Mais ce n’était qu’un test. Un bout de plastique qui semblait avoir ruiné sa vie. Je secouai la tête.
« Pourquoi tu m’as pas dit ? » Elle soupira, exténuée, lasse, agacée par ce qu’elle considérait comme ma naïveté et ce que j’appelais mon ignorance. Elle enfouit sa tête dans le coussin et sanglota de nouveau. Je voulus m’avancer mais elle brandit sa paume en l’air pour que je m’immobilise, ce que je fis, comme si même sans me voir, elle pouvait deviner chacun de mes mouvements. Mais elle le pouvait, très probablement. Elle me reprochait justement de ne plus penser comme avant. De ne plus penser avec elle. De penser seul. J’ouvris la bouche pour parler mais son bras retomba sur le matelas à ce moment et je gardai mes mots au fond de ma gorge, au fond de mon estomac. Je l’écoutai pleurer, incapable de comprendre toute l’ambiguïté de son tourment. Je lui en voulais. Le test datait de plusieurs mois. Elle avait déjà avorté. Elle ne m’avait rien dit et ne voulait toujours rien me dire. Je soupirai et cela l’énerva. Elle releva la tête et me toisa, les yeux plissés, le regard noir. J’y décelai un dédain dont je ne comprenais pas l’origine.
« Parce que tu comprends rien. » Je haussai les sourcils, perplexe. Son ton froid était catégorique et je le connaissais bien. Elle parlait ainsi aux gens qui la décevaient, et il y en avait peu. Je clignai des paupières, lui demandant silencieusement de poursuivre.
« Tu ne sais pas comment tu es, River. » Elle secoua la tête, s’asseyant sur le matelas et entourant ses jambes de ses bras, les membres tremblant.
« Tu ne sais pas qui tu es quand tu te laisses aller. » Je pinçai les lèvres : un euphémisme. Elle édulcorait ma maladie car elle n’avait toujours pas assimilé ma condition. Elle la refusait, l’occultait, comme si ainsi, celle-ci pouvait disparaître. Pour elle, je me
laissais aller. N’étions-nous pas les mêmes ? Voilà que j’étais différent. Voilà que j’étais devenu celui que l’on montrait, celui qui pointait du doigt nos différences.
« Tu ne sais pas combien de fois j’ai dû sécher mes larmes pour venir te chercher parce que tu ne savais plus où tu étais. Parce que tu ne savais plus qui tu étais. » Je me mordis la joue, pris d’une soudaine angoisse. Je voulus secouer la tête à mon tour et répliquer, mais elle avait la parole et je ne pouvais pas lui voler, pas cette fois.
« Une seule fois, je ne suis pas venue. Tu m’as appelée, délirant, et j’étais devant l’entrée de l’hôpital, prête à avorter. » Elle soupira.
« J’ai décidé de ne pas faire demi-tour, de ne pas te retrouver, et tu m’en veux encore. » Je fermai les yeux et une larme perla sur mes cils. Je n’avais rien à répondre. Je n’avais pas la force d’être désolé. Je n’avais pas la force de me rattraper, de me justifier. Elle méritait le silence à présent, ce silence que je ne lui avais plus offert depuis que Maman était partie. Je passai ma main sur mes lèvres tremblantes et hochai la tête d’un air entendu. Gloria était plus que ma jumelle, elle était ma muse et une partie de mon âme. J’étais censé ressentir ses maux comme elle ressentait les miens. Mais elle ne comprenait pas les miens et j’avais ignoré les siens pendant trop longtemps. Aujourd’hui, ils se permettaient de nous frapper de plein fouet.
≈≈≈
2015 ≈ A bout de souffle, je m’arrêtai en plein milieu de la chaussée, posant un pied à terre. J’avais hésité à brûler le feu rouge mais un reflet pourpre sur le capot d’une voiture m’avait indiqué l’arrivée d’un autre véhicule, alors j’avais freiné. Mes doigts se crispèrent autour du guidon. J’avais chaud. Les aubes d’août londoniennes n’étaient pas particulièrement arides mais l’annonce de la nouvelle me faisait bouillonner le sang. Graham avait prévenu tout le monde : la pâtisserie avait brûlé. J’avais commencé à adorer ça. Je m’étais senti comme un architecte étrange lorsque je montais la moindre religieuse avec toute l’application que Graham m’avait transmise. J’étais plus précis depuis que je travaillais pour lui, je le sentais même lorsque je jouais d’un instrument. La concentration extrême d’un pâtissier m’avait servi pour jouer plus juste encore. Quelques semaines seulement avant qu’il ne m’engage, je cherchais l’endroit exact où la baguette devait frapper la caisse afin d’obtenir le son et le rythme exact que je recherchais. Et puis, petit à petit, j’étais devenu un maçon culinaire et je m’étais détendu, je m’étais harmonisé avec mes phalanges capricieuses et mon regard juvénile pour obtenir ce que je recherchais musicalement. C’était une forme de synesthésie, quelque chose qui était arrivé avec la dissociation, mais que j’entretenais car cela me faisait voir le monde sous un œil nouveau, plus pur. Cependant, aujourd’hui, je ne pouvais contempler que les cendres qui s’échappaient encore du bâtiment où j’avais travaillé pendant plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois. Certains employés étaient déjà debout et regardaient les ruines avec ce même tourment peint sur leur visage. Le seul que je ne pus déchiffrer était celui de Graham, sa silhouette reculée par rapport à celles des autres. Je m’approchai à pas de loup tandis qu’il cherchait nerveusement son paquet de cigarettes dans son manteau. Peut-être qu’il s’était levé à la hâte et qu’il avait oublié de le prendre. Il était un peu plus de quatre heures du matin, ça ne m’étonnait pas. Je sortis le mien et lui tendis une cigarette : une lueur un peu plus chaude éclaira ses traits taciturnes et il l’alluma en silence. Je l’imitai. J’aimais beaucoup sa façon de faire les choses et j’avais pris l’habitude de l’observer attentivement. J’admirais cet homme. Il le savait probablement, malgré la désinvolture dont j’avais fait preuve à notre première rencontre, mettant une barrière entre « son » monde et le « mien ». Mais peut-être nous ressemblions plus que je ne le pensais. Peut-être, et voilà quelque chose de plus probable, que j’avais envie de lui ressembler plus que je ne le pensais.
« Bordel … » soupira-t-il, laissant échapper un épais nuage de fumée. Je me mordis la lèvre. C’était la première fois que je le voyais dans cet état-là. C’était ce qui m’avait fasciné dès le départ : son charisme étonnant qui mettait en confiance sans briser la frontière. Il m’avait rendu fier, moi qui ne jouais que dans des bars miteux, moi qui n’avais ni mon bac, ni l’audace de me lancer dans une carrière plus sérieuse. Il m’avait vu traîner plusieurs fois dans le coin et il avait fini par m’aborder pour me demander si je cherchais quelque chose.
Oui, un boulot avais-je répondu le plus naturellement du monde, et il m’avait souri, à la fois surpris et amusé par ma réponse. Je n’avais jamais cuisiné quoi que ce soit et pourtant il m’avait donné ma chance, me demandant si je me considérais comme quelqu’un de créatif. Et puis, dès que j’eus enfilé ce tablier farineux pour la première fois, je compris que j’entrais dans une nouvelle étape. Un maçon, oui. J’avais les mains rugueuses à force de les serrer autour de mes baguettes de batterie. Je venais à la pâtisserie avec des bandages autour des paumes, mais j’avais pris en maturité. Je soignais mes ongles au lieu de les ronger, je me coiffais mieux, j’appréciais le travail manuel, d’autant plus que j’y retrouvais la même sensation que lorsque je caressais les touches d’un piano ou que j'accordais le violon de Lou et la guitare de Leonard en cachette – il détestait que je touche à sa protégée.
« On va s’en sortir, hein ? » soufflai-je, mais je regrettai mes paroles sur l’instant. Je m’étais permis un
on qui n’avait pas lieu d’être. Graham posa ses yeux pétillants sur moi et je craignis un agacement soudain. Il me toisa pendant quelques secondes, de longues secondes que j’entendis passer dans ma tête. Puis il me sourit. Un sourire amical. Fraternel. Paternel. Un sourire que je n’avais pas eu la chance d’observer sur l’être qui aurait dû me l’adresser.
≈≈≈
2009 ≈
« RICHIE ! » Je lâchai mes clés qui firent un bruit sourd en tombant sur le sol. Mon sac les rejoignit vite alors que je m’élançai vers son corps étendu sur le parquet, immobile, comme mort. Je m’agenouillai. Une rapide vérification m’indiqua que son pouls battait encore, mais sa salive était mousseuse et un filet de sang s’échappait de ses narines. Je tendis le bras pour attraper le téléphone fixe et appelai les secours. Son corps bouillonnait d’héroïne et je suivis les indications de l’homme que j’eus au bout du fil, les mains et la voix tremblantes. Il m’en voudrait à son réveil, probablement, car celui-ci serait bien plus terrible que le sommeil dans lequel il s’était lui-même plongé, mais je ne pouvais pas accepter sa mort. Je ne pouvais pas accepter qu’il parte lui aussi. Je lui pris la main mais il ne la serra pas en retour, je dus le faire pour lui, lui chuchotant que tout allait bien se passer alors que la situation était manifestement critique et qu’il était pris de spasmes irréguliers, comme un épileptique. J’inspirai et expirai lentement mais mon souffle était saccadé, court, haché par la peur. Je me sentais paniquer. Je sentais mon esprit éclore comme un papillon écaille de tortue, une obscurité bigarrée et criarde remplacer le voile de lucidité que je maintenais lisse chaque jour. Les soubresauts de Richie gagnaient mes muscles et à chacun de ses mouvements incontrôlés, j’avais l’impression d’avaler une comète, l’empêchant ainsi de s’écraser à la surface de la planète, sa poussière astrale coulant à présent dans mon sang et l’épaississant, rendant mes veines trop étroites. Et toutes les écailles de ma peau s’écartèrent soudain pour laisser couler le venin du serpent que j’étais devenu : je me purifiais. Je tombais aux côtés de Richie et perdis connaissance en entendant la douce musique de l’ambulance, dans la rue.
Son état est stable, écrivis-je en bas de la page de mon journal. Ce fut la seule phrase dont je me souvins en m’éveillant à l’hôpital, prononcée par un médecin. Ce fut la seule phrase qui m’importait réellement.
≈≈≈
2013 ≈ Je m’adossai au mur et coinçai le filtre de ma cigarette entre mes lèvres, basculant ma tête en arrière pour observer le ciel. Celui-ci était d’un noir d’encre, comme à chaque fois que je me retrouvais ici. Trop de fois à mon goût, mais il y avait quelque chose de réconfortant à cela : Leo sortirait du commissariat puisque je venais le chercher. Toujours le même temps d’attente. Toujours la même exaspération sur le visage de Sam lorsqu’elle l’observait me rejoindre. Toujours la même expression désabusé sur celui de Leo, comme s’il justifiait encore ses actions véreuses et ses paroles acides envers les policiers. Il ne s’en rendait pas compte, mais Sam lui sauvait la mise régulièrement. Elle s’occupait de son cas et le laissait partir. Il s’était pris quelques mois de prison ferme pour son trafic d’alcool, ce breuvage infect qu’il avait qualifié de
home made lorsque Janis lui avait rétorqué qu’il aurait bien pu pisser à l’intérieur d’une bouteille, le résultat aurait été le même. Mais on ne vexait pas Leonard, sauf les rares fois où on lui rappelait son prénom. J’entendis le bruit d’une grille qui s’ouvrait et laissai tomber mon mégot sur le sol, décollant mon dos du mur pour pénétrer dans l’enceinte du bâtiment. La silhouette menue de Leo se découpait au milieu de la pièce, ses cheveux ébouriffés, de larges cernes sous les yeux. Il arqua un sourcil lorsqu’il me vit. Sam le dépassa sans peine pour se diriger vers la sortie, m’adressant un sourire au passage.
« A la prochaine Oswald-Bower. » grinça Leo sur un ton plaisantin et amer. Il fronça les sourcils et releva le menton.
« Fais pas style que t’as un autre rencard après moi. » Je tournai la tête vers Sam, perplexe, mais aperçus ce que mon frère observait : elle avait rejoint quelqu’un qui l’attendait sous le porche. C’était une femme, plus grande que Sam mais qui paraissait plus jeune, des cheveux d’un blond cendré ondulant et retombant sur ses fines épaules, un regard à la fois distant et perçant.
« C’est ma sœur, ducon. » rétorqua Sam sans même le regarder et Leo porta sa main à son cœur.
« Tu me blesses par tant de vulgarité. Tu es si douce d’habitude. » Mais je ne l’écoutais plus vraiment. J’observais la nouvelle venue avec un sentiment désagréable de déjà-vu. Non pas parce que le souvenir que je cherchais était désagréable, mais ne pas le trouver me paniquait, puisque de son côté, elle semblait être dans le même dilemme. Néanmoins, elle fut plus rapide.
« On se connait, hein ? » s’enquit-elle avec un sourire et Sam tourna la tête, étonnée, croyant probablement qu’elle s’adressait à Leo. Je hochai la tête et souris.
« Ouais mais clairement, ça m’arrangerait si tu pouvais me rappeler d’où exactement. » répondis-je avec malice et franchise. Elle soupira.
« Tu la connais ? » me demanda Leo d’un ton plus mesuré et je hochai la tête. Elle finit par claquer des doigts puis, avant de pouvoir me répondre plus clairement, elle fut prise d’un rire léger et cristallin, très enfantin, contrastant avec sa voix grave et féminine.
« On a joué au piano à St Pancras ensemble. » Je haussai les sourcils alors que les images délavées d’une scène échouée sur les plages stériles de ma mémoire se coloraient de nouveau et apparaissaient devant mes yeux. Elle avait raison. Elle avait les traits particuliers de cette petite fille que j’avais surprise à plusieurs reprises, levée aux aurores pour venir s’entraîner sur ce piano usé au milieu de la gare internationale de Londres. Je jetai un regard à Sam qui avait l’air surprise et peut-être un peu émerveillée – un soupçon d’émerveillement, disons, car nous préférions rester modestes.
« Je suis même pas sûre de connaître ton nom, c’est pour dire. » poursuivit-elle et je secouai la tête pour revenir à la réalité.
« River. Et voilà Leonard, mon frère. » dis-je en le désignant, mais il attrapa ma nuque et m’entraîna vers la sortie avant qu’elle ne puisse se présenter en retour.
« Nous sommes ravis mesdames, ces retrouvailles sont particulièrement touchantes, mais j’ai vraiment besoin d’aller bouffer, je crève la dalle parce que tu me séquestres, Sam. » Il me poussa à l’extérieur et je manquai de trébucher sur les marches.
« T’es obligé d’avoir une touche avec la sœur de la flic qui peut pas me blairer ? » marmonna-t-il en me rattrapant.
« T’appelles ça une touche ? J’appelle ça un cameo. » rétorquai-je en haussant les épaules et il s’esclaffa en me donnant une tape légère et vive derrière le crâne.
« File-moi une clope, cameo. » Je lui tendis le paquet et le laissai avancer. Je tournai la tête vers le commissariat qui disparaissait dans la brume vespérale lorsqu’il fut un peu plus loin, mais les deux sœurs étaient déjà hors de mon champ de vision.
≈≈≈
2015 ≈ Le sol vibra sous les roues de mon skateboard et je me ramassai tel un chat prêt à bondir. Je pris mon élan et sautai une fois arrivé à l’extrémité de la rampe. Mes semelles quittèrent la planche l’espace d’un instant et j’eus cette adrénaline propre à celle des oiseaux qui écartaient leurs ailes pour prendre leur envol. Je fis ma figure avec grâce puis regagnai la planche avec souplesse, me dirigeant à l’opposé de la rampe pour venir m’y installer. Je roulai un joint et l’allumai calmement. Je fus pris d’un sentiment étrange de tendresse et de plénitude que je connaissais rarement : je n’avais besoin de rien d’autre que de ça : ma ville, ma planche et mon herbe. Je passai mes doigts dans mes cheveux et ne regardai même pas l’heure alors que Lou m’avait explicitement demandé de ne pas être en retard. J’avais bien évidemment oublié pourquoi. Peut-être fêtait-on l’énième sortie de prison de Leo – nous avions arrêtés d’acheter une bouteille de champagne lorsqu’une fois il avait passé la nuit au poste simplement dans l’optique d’en boire une coupe lorsqu’il rentrerait à la maison. Non, je m’en souvenais à présent : Lou quittait la maison. Elle avait un appartement. Avec Gloria, nous étions les plus jeunes et, à vingt-deux ans, elle considérait que nous étions capables de nous débrouiller sans elle. Il n’y avait plus que Janis et nous deux chez Maman mais nous n’avions pas les moyens de vivre autre part. Nous avions été si heureux pour Lou que nous en avions oublié d’être tristes. Elle quittait la famille, ces gamins en crise perpétuelle sur lesquels elle s’était promis de veiller six ou sept ans auparavant, lorsque Maman avait été hospitalisée. Je baillai et hésitai à m’allonger sur le sol, me laissant bercer par le son des roues sur le béton, partout autour de moi, mais on claqua des doigts et cela me sortit immédiatement de ma torpeur. Je tournai la tête : une femme brune aux grands yeux félins m’observait.
« Au lieu de rêvasser, tu peux m’apprendre à faire du skateboard ? » Je haussai les sourcils, pas tout à fait conscient de ce qu’elle me demandait.
« Je veux impressionner mon coloc. » ajouta-t-elle comme seule justification.
« Et tu me payes combien pour ça ? » réussis-je à prononcer dans un soupir las. Elle arqua un sourcil avant d’afficher une moue approbatrice. Après tout, pourquoi pas.
« La bière gratuite dans mon bar ? Il va ouvrir bientôt. » Je pesai le pour et le contre sans être en état de le faire, mais cela me parut juste et amusant.
« Y’a une scène dans ton bar ? » demandais-je. Elle hocha la tête en souriant malicieusement.
« Deal, alors. » conclus-je en me levant et balançant mon mégot hors de la rampe.
« Moi, c’est River. » Je lui tendis une main qu’elle serra et je remarquai sa poigne.
« Danny. » répondit-elle, déterminée.
≈≈≈
2008 ≈ Ma gorge se serra alors que je refermai la porte de ma chambre derrière moi. Je ne parvenais pas à respirer. Je revis le visage pâle et lugubre de ma mère nous annonçant la nouvelle, ce ton d’enterrement qu’elle avait pris, incapable de le masquer, les larmes qui montèrent à ses yeux lorsqu’elle prononça le nom de la maladie.
J’ai une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. Voilà quelques minutes que le mouvement hésitant et vacillant de ses lèvres était la seule chose à laquelle je pouvais penser. Je m’allongeai sur mon lit et attendis. Attendis que la douleur passe mais elle de passa pas. Elle resta entière, comme si l’on m’avait enfermé dans un bloc de glace et qu’il refroidissait mes membres un à un, faisait coaguler mon sang pour que mon cœur explose.
Je tenais à vous l’annoncer, je sais … je … je sais que c’est difficile à entendre. Je revis ses hésitations et les fausses notes dans sa voix. Je frappai le matelas d’un coup sec, puis d’un autre et encore d’un autre, et je me mis à hurler dans ma couverture. Ma rage se transforma en profonde tristesse et je fus incapable de penser, de réfléchir. Je devenais un être insensé.
Mon cas va s’aggraver, même si j’essaye d’entretenir ma mémoire au maximum. Je vais probablement devoir être hospitalisée d’ici quelques mois, peut-être un an ou deux. Elle n’avait pas le droit. Je refusai qu’elle nous laisse elle aussi, après tant de promesses. Je hoquetai puis me mordis la joue jusqu’au sang pour garder le silence.
C’est une maladie héréditaire. Je n’osais pas croire à la portée de sa conclusion. Je posai mes paumes contre mes tempes et enfonçai mes doigts dans mes cheveux, comme pour emprisonner mon crâne et empêcher ma mémoire de s’enfuir. Mais à présent, je la voyais s’échapper de chaque pore de ma peau, comme des filets de sang coulant de plaies invisibles. J’avais véritablement peur pour la première fois.
≈≈≈
2015 ≈ J’enfilai mon tablier avec appréhension. Graham n’était plus là pour me superviser. Je savais qu’il était
là, quelque part, et sa présence me rassurait même si je ne le voyais pas, mais je savais que c’était différent. Il avait rejoint les cuisines de ce grand restaurant et il savait pertinemment que s’il ne m’aidait pas cette fois, j’allais finir au fond du gouffre, au chômage jusqu’à trouver la nouvelle âme charitable ou le succès soudain. Il m’avait présenté à son collègue :
Peter Montgomery, avais-je lu sur sa carte. Graham me trouvait bon en pâtisserie. J’avais encore beaucoup d’efforts à fournir, mais il m’avait toujours encouragé, restant franc lorsqu’il le fallait mais n’hésitant pas à me complimenter lorsqu’il considérait que je le méritais.
Pas de place pour des cuistos en herbe, avait semblé me dire le visage de Peter lorsque je m’étais présenté devant lui. Cependant, la parole de Graham avait compté, assurant au chef que j’avais été un atout jusqu’à l’incendie qui avait réduit à néant la pâtisserie. Je postulai pour le poste de plongeur et l’obtins. La fierté avait gonflé ma poitrine lorsque j’étais rentré à la maison pour l’annoncer à Janis et Gloria. Mon second vrai métier.
Le troisième, avait rectifié Janis,
tu es un Kipling avant tout. Elle avait raison et cela m’avait réchauffé le cœur. Aujourd’hui je commençai. J’étais arrivé cinq minutes en avance, comme à mon habitude, et à présent j’observais tous ces collègues au visage inconnu, comme lorsque l’on lisait la didascalie initiale d’une pièce de théâtre, nous indiquant le nom et le rôle de chaque personnage. Peter apparut à l’extrémité de la pièce et acquiesça avec satisfaction en m’apercevant : j’étais à l’heure. Toujours levé avant les autres, toujours en avance par crainte d’oublier où je devais me rendre.
≈≈≈
2014 ≈
« Lou est en train de chercher un appart, Leo est … oh, tu sais comment il est. » Malgré moi je ne pus m’empêcher de baisser les yeux vers le regard vitreux de ma mère, toujours assise sur cette même chaise.
Non, elle ne savait pas, elle ne savait plus. Je déglutis avec difficulté et poursuivis :
« Janis s’est fait une couleur. Elle continue, même si l’achromatopsie la rend triste. Elle passera te voir bientôt. Gloria a grimpé d’un niveau à sa chorale. En même temps elle a vraiment la plus belle des voix, elle s’adapte à tous les styles, c’est dingue. » Je me frottai le front, soucieux.
« Et puis moi, moi … ça va. Tu me manques toujours beaucoup, j’ai écrit une chanson pour toi l’autre jour. On te la chantera avec Gloria, elle viendra dès que possible elle aussi. » Je me levai et embrassai ma mère sur ses deux joues froides, la serrai dans mes bras et imaginai qu’elle me répondait par une étreinte chaleureuse. Je versai de l’eau dans son verre.
« N’oublie pas de t’hydrater, Mam an. » conclus-je avant de tourner les talons et de refermer la porte derrière moi après être sorti. J’éprouvai encore ce mal-être constant qui m’accompagnait jusqu’au jour suivant lorsque je traversais ce long couloir blanc aux lumières aveuglantes. Je débouchai sur une salle d’attente et me dirigeai vers la machine à café, m’empressant de sortir quelques pièces. Dans ma hâte, j’en fis tomber quelques-unes. On m’aida à les ramasser et on les mit dans le creux de ma main. On me sourit.
« Moi c’est Alexandra. » Un ton rieur que je reconnus mais qui me surprit, assez pour que je recule d’un pas, ce qui ne fit qu’accentuer son hilarité.
« River, c’est ça ? Le frère du type qui emmerde ma sœur au poste tous les quatre matins ? » J’acquiesçai sans répondre. Elle avait une étrange facilité à venir m’aborder, connaître ma vie, mon frère, savoir que j’étais là, à l’hôpital.
« Dé … désolé. » Je me sentis obligé d’excuser le comportement puéril de mon frère, même si cela n’arrangerait pas son cas. Elle haussa les épaules et fit un geste du menton pour m’indiquer la machine à café.
« Oh ! … Euh, ouais. Merci du rappel. » J’insérai mes pièces et lui en proposai un, qu’elle refusa poliment. Elle appuya son épaule contre le distributeur, regarda sa montre, hocha discrètement la tête et but deux gorgées d’eau.
« Je carbure aux minéraux naturels. » plaisanta-t-elle en imitant la voix de ces femmes au bonheur en silicone dans les publicités. Je répondis par un sourire puis nous allâmes nous asseoir sur deux fauteuils, côte à côte.
« Alors, qui commence ? Il va bien falloir qu’on trouve une excuse pour expliquer notre présence ici. » Je haussai les sourcils avec malice.
« Tu as déjà cramé que j’étais un peu taré, c’est mort pour moi. » L’ironie dissimulait les véritables secrets. Ma réponse l’amusa.
« Alors je commence. » Cela signifiait que j’allais suivre. Elle baissa la tête, posa sa bouteille d’eau sur le sol et ouvrit ses mains en grand. Ses cheveux retombèrent de part et d’autre de son visage et je ne pus observer la fresque d’expression qui habilla ses traits alors qu’elle gardait les yeux rivés vers ses paumes. Elle inspira finalement en relevant la tête, fixa le plafond puis se lança :
« J’ai une insuffisance rénale et je ne viens pas assez à l’hôpital. Je ne fais pas toutes mes dialyses. Parfois j’arrive devant l’entrée mais je ne parviens pas à pénétrer dans le bâtiment. Ma sœur s’inquiète pour moi, et moi … » Elle détourna le regard et le posa sur les rayons du soleil derrière la vitre de la fenêtre. Elle haussa les épaules. Elle en avait assez dit après tout. Je m’humectai les lèvres, la laissant soupirer lentement comme pour évacuer cette dernière phrase qu’elle ne voulait pas dire. Je clignai des paupières puis enchaînai à mon tour.
« Ma mère a un Alzheimer précoce. » Elle reporta son attention sur moi et je poursuivis :
« Cela fait plusieurs années qu’elle est ici, il n’y a pas de meilleurs lieux pour elle et nous venons la voir régulièrement. » Je me grattai l’arrière de la nuque avant de remettre une mèche folle derrière mon oreille.
« C’est une maladie héréditaire mais je n’ai pas fait le test. En vérité j’ai peur de savoir si moi aussi, un jour, je vais finir comme elle. Je ne trouve pas ma décision particulièrement excessive. » Elle pencha la tête, l’air ailleurs, puis un doux sourire étira ses lèvres.
« Je crois que ce qu’il nous manque, c’est de la compagnie. Histoire de nous faire souffler un peu une fois le mauvais moment passé. » Je hochai la tête, incapable d’empêcher un sourire semblable au sien de venir s’installer sur mon propre visage. Elle avait raison. J’allais sûrement être plus apte à traverser le long couloir si quelqu’un marchait à mes côtés. Mais qu’en serait-il d’elle le jour où elle m’appellerait et qu’elle verrait mon étrange secret ? Qu’en serait-il d’elle le jour où elle m’appellerait mais qu’elle resterait seule ?
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2015 ≈ Ma main caressa la surface à la fois rugueuse et douce de l’instrument et celui-ci chanta une mélodie rauque et agréable. Je fis tourner mes baguettes autour de mes doigts. Presque flambant neufs, même si Leo s’amusait à me rappeler que mon
tambour était d’occasion. Les sphères enrobées de coton au bout de mes baguettes ne demandaient qu’à frapper la moindre surface. Cela me démangeait. Lexie essayait quelques accords au piano, suivie par Gloria.
« C’est grave chiant votre truc. » La remarque valut à Leo un regard noir de la part des deux filles.
« C’est pas un truc. On tente de trouver l’inspiration. » expliqua Gloria avec exaspération. Janis poussa le dernier fauteuil pour que nous ayons un maximum de place au centre du séjour. Je me décidai à taper un rythme lent, simple et souple que chacun assimila. Finalement, Leo se leva du canapé et accorda sa guitare, écrasant ensuite sa cigarette dans le cendrier à ses pieds.
« Faut tout faire soi-même dans cette famille. » On leva tous les yeux au ciel et j’envoyai un regard complice à Lexie.
« Tu devrais venir passer Noël ici avec Sam. » glissai-je, mais Leo se racla la gorge pour m’intimer le silence.
« Si c’est pour dire des conneries pareilles, River, contente-toi de les penser. » Son ton cassant était faux. J’étais certain qu’il voudrait voir la tête de
Oswald-Bower si celle-ci venait à se retrouver en face de lui le soir de Noël. Il joua un premier accord, nous indiquant la tonalité. Puis un deuxième, un troisième et un quatrième. Enfin il se mit à chanter, de sa voix rauque et fascinante qui se mariait parfaitement avec la musique.
I’m up in the woods, I’m down on my mind
I’m building a still to slow down the time
Gloria avait immédiatement suivi au piano, accompagnée de Lexie, et elle reprit le chant, mêlant sa voix à celle de Leo.
I’m lost in the world, been down my whole life
I’m building a city, and I’m down for the night
Down for the night, down for the night
Said she’s down for the night… down the time.
Je ne rejoignis la danse qu’à cet instant précis, me lançant dans leur acoustique sans y réfléchir, me laissant simplement aller comme parfois j’osais le faire lorsqu’une brèche monstrueuse s’ouvrait dans mon esprit. Nous devenions scandale. Janis ne tarda pas à faire de même, jouant dans des tonalités profondes, mariant ses doigts avec les cordes pour atteindre une forme inouïe de grâce. Les traits du visage de Leo s’étaient détendus et ses yeux étaient fermés, perdus dans la mélodie, entraînés par les paroles qu’il ne put s’empêcher de chanter. Et pourtant ce fut Gloria qui s’avança, laissant Lexie seule au piano, s’agitant de manière effrénée mais si chorégraphiée au milieu de nous tous et entamant le couplet d’une voix qu’on lui découvrait à chaque fois qu’elle chantait.
You’re my devil, you’re my angel
You’re my heaven, you’re my hell
You’re my now, you’re my forever
You’re my freedom, you’re my jail
You’re my lies, you’re my truth
You’re my war, you’re my truce
You’re my questions, you’re my proof
You’re my stress and you’re my masseuse
Mama Say Mama Sa Mama Coosa
Lost in this plastic life
Let’s break out of this fake-ass party
Turn this into a classic night
If we die in each other’s arms, still get laid in our afterlife
If we die in each other’s arms, still get laid, yeah
Je ris, mais ils ne m’entendirent pas. J’avais l’impression d’être la chaîne qui les tenait tous ensemble, incapable de chanter tant mon esprit était concentré sur mes percussions et la vitesse des battements de mes baguettes. Des battements de mon cœur. Je levai les yeux pour me libérer, comme eux, et ce fut le regard de Lexie que je rencontrai alors. Elle me sourit, heureuse comme si elle l’avait été pour la première fois. Comme si l’été continuait à jamais en cette fin de mois de septembre et que quelque chose en elle se dénouait enfin. Des fossettes se creusèrent sur son visage et je sus à cet instant précis que j’étais tombé amoureux, même avant de la connaître. Je lus sur ses lèvres alors qu’elle parvenait à garder la mélodie intacte au piano, malgré la vitesse à laquelle Leo et Gloria avaient décidé d’aller pour une reprise improvisée. Car oui, Lexie chantait. Elle chantait un hymne qu’elle avait gardé au fond d’elle toutes ses années, et même si elle le chantait au monde entier, j’en capturais l’essence aujourd’hui, puisqu’elle semblait me l’offrir. Je n’étais pas amoureux de ses fossettes ou de ses cheveux ondulés, ni de sa voix sombre et chaude, encore moins de ses yeux sauvages et luisant d’un éclat vif. Non, au contraire, j’étais amoureux d’un tout, d’un être, d’un esprit, de cette essence qu’elle libérait aujourd’hui et qui avait un parfum de liberté qu’elle ne se privait plus de chanter.
Run from the lights, run from the night, run for your life
I’m new in the city
Down for the night, down for the night, down for the night
I’m lost in the world, been down my whole life
I’m new in the city, but I’m down for the night
Down for the night, down for the night.
Je n’entendis pas la porte d’entrée s’ouvrir, concluant le morceau en mêlant mon rythme aux notes de Lexie et aux vocalises de Gloria. Janis se leva et Leo abandonna sa guitare sur le canapé. Ce ne fut qu’à la fin que nous tournâmes la tête. Lou se trouvait dans l’encadrement de la porte.
« Vous savez qu’on vous entend depuis King’s Cross ? » Je me figeai instantanément, des frissons de joie me parcourant l’échine jusqu’à la nuque. Je lâchai mes baguettes et une seconde silhouette se glissa aux côtés de Lou. Le teint blafard, les cheveux longs, les mêmes yeux que moi, un large sourire moqueur plaqué sur le visage : Richie. Richie après six ans passés au Canada, loin de nous. D’un mouvement synchronisé, Gloria et moi nous jetâmes sur lui pour le prendre dans nos bras. Janis ne tarda pas à suivre, puis Leo et enfin Lou. Après quelques secondes, nous nous écartâmes tous et le regard de Richie se posa sur Alexandra, qui s’était approchée mais qui était tout de même restée en retrait.
« C’est qui elle ? Elle est adoptée ? » demanda-t-il en riant. Je voulus lui répondre mais Leo me devança.
« Non, c’est Lexie. C’est le cameo de River. » Richie et Lexie froncèrent les sourcils et je jetai un regard noir à Leo qui m’ignora et s’avança au milieu de la pièce, coinçant une nouvelle cigarette entre ses lèvres.
« Super, on a récupéré notre bassiste. On va pouvoir enfin jouer des trucs qui tiennent la route sans que je sois obligé de jouer la partie de tout le monde. » Un vague brouhaha désapprobateur se fit entendre dans l’assemblée et chacun reprit sa position initiale, derrière les instruments. Je frottai mes baguettes sur l’instrument et tambourinai doucement la surface.
« Bon. » Leo se laissa retomber sur le canapé dans un bruit sourd.
« On joue quoi maintenant ? »