Emma + life isn't easy for those who dream

Le traditionnel brunch du dimanche matin : Emma avait appris à le détester. Pendant la semaine, ses parents, bien trop pris par leurs différentes activités, lui fichaient la paix et la plupart du temps, elle se contentait de manger un bout toute seule dans l’immense cuisine dans le non moins immense hôtel particulier que les Llewellyn occupaient dans Kensington. Mais le dimanche, aaah, c’était sacré aux yeux de ses parents. Le dimanche, on mettait sa plus belle toilette, on se rendait dans un des restaurants les plus en vue de Londres avec d’autres familles bien nées et on se racontait les derniers potins du Tout-Londres en avalant œufs brouillés, saumon fumé et champagne. D’ordinaire, Emma arrivait à se faire toute petite et se contentait de grignoter ce qu’elle avait dans son assiette sans se faire remarquer. Mais dernièrement, tout avait changé. Alors que d’habitude, elle écoutait d’une oreille distraite les commérages des uns et des autres, elle était devenue l’un des commérages. Emma était fiancée. Enfin, ça, c’était ce qu’ils croyaient. C’était ce qu’il fallait absolument ce qu’ils pensent. « Ma chérie … » La jeune femme fut tirée de ses pensées par la voix de sa mère et leva les yeux vers elle. « Pourquoi n’as-tu donc pas invité Lysander à venir bruncher avec nous ? » Emma plaqua un sourire sur son visage, mais n’eut pas le temps de réfléchir à une réponse car sa mère reprenait d’un ton qu’elle voulait badin : « Je présume qu’il est trop fatigué après sa nuit de travail. » Martha Llewellyn se pencha vers sa voisine de table et ajouta : « Voyez-vous, le fiancé de ma fille est veilleur de nuit dans un hôtel. » Les yeux de Carolyn Harper papillonnèrent un instant avant qu’elle ne reprenne ses esprits et s’exclame : « Comme c’est charmant ! » Emma serra fermement ses poings jusqu’à faire blanchir ses doigts avant de causer un scandale impliquant sa fourchette et le cœur de Carolyn Harper. Et celui de sa mère, par la même occasion. La jeune femme se contenta de replier sa serviette et de la poser sur la table à côté de sa tasse de café. « Excusez-moi, je dois aller me rafraîchir. » Emma se leva et se dirigea vers les toilettes. Elle était certaine que, profitant de son départ, les langues se déliaient derrière son dos.

Les toilettes pour femmes n’étaient que marbre et rutilance. Emma s’appuya contre un des lavabos en porcelaine, ferma les yeux et compta jusqu’à 10 mentalement, le temps de reprendre son calme. Mais alors qu’elle n’était rendue qu’à 7, la porte s’ouvrit en grand et Alana Ellinger pénétra dans la pièce. Emma soupira. Depuis son arrivée à Londres, quelques mois plus tôt, Alana s’était mise en tête d’en faire son amie. Alana n’était pas désagréable, elle était même plutôt aimable et pas trop guindée pour la fille de celui qui était douzième sur la liste de l’ordre de succession au trône britannique. Non, son seul défaut aux yeux d’Emma, c’était d’être née avec une cuiller dans la bouche. Comme elle, en sorte. Alana vérifia qu’elles étaient bien seules et attaqua. « Alors, comme ça, on s’encanaille avec le petit peuple ? » Emma soupira. « Je plaisante, ma belle, je plaisante… Il me semble que tes parents prennent plutôt bien la nouvelle, non ? » Oh, Emma savait bien ce que ses parents pensaient. Ils auraient préféré que son fiancé ne soit pas issu d’un milieu modeste. Peut-être même en venaient-ils à regretter d’être venus à Londres. « J’imagine si j’avais présenté un veilleur de nuit sans le sou à mes parents. Le scandale ! Heureusement, Nick est tout ce qu’il y a de plus riche. » Emma se retint de demander à Alana ce qu’il en était de ses sentiments. Peut-être cela n’entrait-il pas en compte, après tout. Peut-être que si Emma avait pensé comme elle, elle ne serait pas fourrée dans ce pétrin.

Car dans la pétrin, Emma y était bien. Et elle s’y était mise toute seule, comme une grande. Si seulement ses parents n’avaient pas insisté pour organiser cette grande fête. Si seulement ils n’avaient pas dans l’intention de lui présenter ce Henry Wentworth. Si seulement Emma leur avait avoué à quel point ça lui déplaisait. Eh bien, si seulement, tout ça ne serait jamais arrivé. « Dernière valse de Sissi à Vienne ». Emma avait soupiré quand elle avait découvert le thème de la fête que sa mère avait concocté pour elle pour son 23ème anniversaire. Car tout, dans cette soirée, portait la patte de Martha Llewellyn. La jeune fille se demandait ce qu’une personne extérieure pouvait en penser, privatiser un hôtel pour fêter un anniversaire ! Sans doute qu’elle n’était qu’une fille à papa pleine aux as, dépensant l’argent de ses parents à tout va, sans se soucier de l’avenir. Ses amies avaient passé la soirée à l’entourer alors qu’elle ne souhaitait qu’une chose : rentrer chez elle, prendre un bon livre sous la couette. Emma se demandait quand elle pourrait décemment s’éclipser, elle, la reine de la soirée, quand elle vit ses parents approcher avec des mines de conspirateurs. « Ma chérie. » Peter Llewellyn enveloppa les épaules de sa fille de ses bras costauds. « Il faut que nous te présentions quelqu’un qui, à notre avis, pourrait bien te plaire. » Martha lui prit les mains. « Il s’appelle Henry Wentworth, son père est le principal actionnaire de la plus grosse banque de Londres et il est tout à fait charmant. Laisse-moi donc te recoiffer un peu ! » Emma sentit un vent de panique lui atterrir dessus. Elle se détacha des mains de sa mère et parcourut rapidement la vaste salle des yeux. C’est alors qu’elle l’aperçut. À vrai dire, elle l’avait déjà remarqué plus tôt dans la soirée, mais pour être honnête, son regard avait glissé sur lui sans s’y attarder. Maintenant, elle avait besoin de lui. Désespérément. Il était sa dernière chance. « Maman, papa, il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit… » Les Llewellyn se figèrent et attendirent la révélation de leur fille. « J’ai rencontré quelqu’un il y a quelques semaines et… en fait… il est là ce soir… » Avant que ses parents aient eu le temps de réagir, elle traversa la salle vers l’homme blond qui se tenait derrière un comptoir. « Il faut que vous m'aidiez. »  La suite, elle le vécut dans un certain brouillard. Elle pouvait mettre au crédit de Lysander – tel était son prénom – qu’il n’avait pas failli. Quand elle l’avait présenté comme son fiancé, elle avait vu la stupéfaction envahir son visage mais il s’était vite repris et avait tenu son rôle à la perfection devant ses parents. Si bien que ces derniers l’avaient présenté par la suite à toute l’assemblée et que tout s’était mis en branle. Depuis un mois, donc, ils jouaient la comédie. Emma ne savait pas comment arrêter toute cette folie et elle se demandait parfois pour Lysander ne prenait pas simplement ses jambes à son cou. Peut-être avait-il besoin de l’argent qu’elle lui avait proposé ? Quoiqu’il en soit, elle était coincée.

Emma se rendait compte qu’elle faisait ça pour ne pas décevoir ses parents. Elle, la petite fille trop sage, la petite fille dont les parents étaient souvent absents, la petite fille élevée par sa nanny. Elle voulait juste qu’ils soient fiers d’elle. Quand elle avait choisi ses études de lettres classiques, ce n’était en aucun cas pour un quelconque goût pour le latin et le grec, mais parce qu’elle savait que ça plairait à Peter et Martha Llewellyn. Quand ils avaient déménagé à Londres quelques mois plus tôt, dans le cadre d’un rachat de plusieurs groupes de presse, Emma les avait suivis. Elle aurait pu rester à New York, mais non, elle avait emménagé avec eux. Ses parents avaient envahi sa vie, petit à petit. Alors, pour s’en sortir, elle n’avait eu qu’une seconde de réflexion et le choix d’un faux fiancé s’était présenté à elle. Pathétique, pensait-elle.

« Tu sais ce qu’on dit, j’espère ? » Emma revint au temps présent à la voix d’Alana. Le brunch. Ah oui. Elle se retourna vers le lavabo et s’aspergea le visage d’eau. « Non, qu’est-ce qu’on dit, au juste ? » « Qu’il n’en a que pour ton argent, bien sûr. » Bien sûr. Comme si Emma ne pouvait être aimée que pour la fortune des Llewellyn. « Un veilleur de nuit, quand même, tu as fait fort ! » Emma releva la tête et répliqua d’un ton aigre : « Il est écrivain. Un très bon écrivain. » Elle n’avait jamais lu un seul de ses écrits, mais ce n’était pas la peine de le préciser à Alana. « Je ne disais ça que dans ton intérêt, tu sais. » Emma leva les yeux au ciel. « Je me débrouille très bien toute seule, merci. Maintenant, excuse-moi, je dois aller rejoindre la fosse aux lions. » Et elle sortit avec tout le courage qui lui restait.

Tout le monde avait à cœur son intérêt. Mais quand Emma prendrait-elle en compte ses souhaits, elle se le demandait souvent. Elle aurait voulu tout envoyer balader, parfois. En fait, de ce côté, elle enviait Lysander pour sa vie. Lui n’avait pas de compte à rendre à quiconque. Il était libre. S’il voulait être veilleur de nuit, il pouvait l’être. Elle, elle était coincée entre le latin et le grec. Oh, elle savait que si elle avait voulu, si elle avait eu un peu plus de cran, elle aurait pu vivre une autre vie. C’était idiot, elle ne savait même pas quoi faire, elle ne savait même pas ce qu’elle savait faire. Plus jeune, elle s’était passionnée pour la lutte contre la maltraitance des animaux, mais ses parents, encore eux, avaient mis ça sur une lubie de jeunesse. S’ils savaient ! À cause de cette lubie, elle avait failli atterrir en prison et ne l’avait évité que parce qu’elle avait offert sa virginité au fils d’un des procureurs de New York. Elle le regrettait encore six ans après, mais ce qui était fait était fait. Au moins Peter et Martha Llewellyn n’étaient-ils pas au courant… Après, elle s’était cherchée, mais ne s’était pas encore trouvée. Lysander était peut-être sans le sou, mais il avait un rêve. Logan Hawthorne aussi, d’ailleurs. Le monde était décidément petit. Logan Hawthorne, issu d’une bonne famille, était ami avec Lysander, ce qu’Emma n’avait découvert que par la suite. Ils étaient même très bons amis ; Emma se méfiait de Logan. Il était bisexuel, ce qui n’aurait pas gêné la jeune femme en temps ordinaires, mais elle le trouvait trop proche de son fiancé ces derniers temps. Elle avait essayé de lui faire avouer son attirance pour Lysander, il avait nié, mais elle restait sur ses gardes et était certaine qu’il lui cachait quelque chose. Quand elle pensait que tout ça était dû à des fiançailles factices, c’en était risible.

« Ma chérie, je disais justement à Carolyn à quel point ton Lysander était tout à fait a-do-ra-ble. » Son Lysander. Son cœur se serra à ces mots. Emma prit une inspiration. « Adorable, c’est le mot. D’ailleurs, si ça ne te dérange pas, je dois aller le rejoindre. » « Mais pas du tout, pas du tout ! Transmets-lui nos amitiés. » C’est ça. Emma ne se fit pas prier et sortit de la salle de restaurant sans regarder en arrière. Pendant quelques heures, elle serait libre. Pendant quelques heures, elle pourrait être elle. Comme quand elle était avec Lysander. Elle était bien avec lui, car elle n’avait pas besoin de jouer la comédie, de chercher ses mots, d’être quelqu’un d’autre. Et pour l’instant, sans se soucier du moment où tout éclaterait, ça lui suffisait.