no matter how dark it gets, the sun's gonna rise again. (danny)

Les premières notes de Hey Jude raisonne dans son casque. Ça grésille un peu, la cassette a été écoutée des centaines de fois mais la fillette s'en fiche. De sa petite voix fluette, elle chantonne ces paroles qu'elle connait par cœur. Dans la maison, tout le monde s'affaire dans le petit salon autour du canapé. Danny, elle préfère bouder, assise au milieu des escaliers. Elle peut les voir, tous, à gazouiller face à l'enfant qui est arrivé dans le creux des bras de leur mère il n'y a pas si longtemps. A peine quelques minutes plus tôt. La fillette pose ses deux coudes sur ses genoux tout en laissant son menton se loger dans le creux de ses paumes. Elle veut jouer avec Robbie, mais il est trop occupé à essayer de calmer le nouveau bambin. Leur nouveau petit frère. Elle compte sur ses doigts. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Une main complète. Cinq frères et sœurs. Six bouches à nourrir. Sept avec la maman qui s'en fout. Elle ne parvient pas à se souvenir du visage heureux de sa mère. Elle semble toujours triste, toujours lasse de les entendre, de les avoir dans ses pattes. Danny reste dans son coin et invente timidement une histoire à sa poupée. Quand elle termine son récit, elle remonte mettre sa poupée sous sa couverture et laisse son casque et lecteur cassette sur le lit. Pour que ses frères et sœurs puissent aussi en profiter. Elle tire un peu sur sa robe – qui appartenait avant à sa sœur ainée – et s'avance jusqu'à la porte de la maison Callaghan. Personne ne remarquerait son absence avant plusieurs heures. Dehors, elle retrouve un petit garçon. Elle sait qu'il a pleins de copains et qu'il vit dans une jolie maison. Il est plus grand mais pas trop grand non plus. Ils ne se sont jamais parlé mais Danny le regarde souvent. « Pourquoi tu me suis ? » C'est vrai, ça fait quelques mètres qu'elle le suit, trottinant timidement dans son dos, comme son ombre. Elle n'aurait jamais pensé qu'il puisse l'avoir remarqué. Alors, elle hausse les épaules. « Tu sais parler au moins ? » Elle a encore haussé les épaules. « On peut jouer ensemble. Si tu veux. » Elle hausse une troisième fois les épaules. Il montre le ballon qu'il tient entre ses mains. Un ballon rouge avec des triangles jaunes. Danny essaie de lui dérober mais le garçon le soulève au-dessus de sa tête. C'est de la triche, même en sautant la fillette reste trop petite. « C'est quoi ton nom ? Moi c'est Robin. » Comme dans Batman, c'est cool. « Danny. »


Ne pas beaucoup dormir, c'est une habitude qu'elle a pris depuis longtemps. Depuis que son frère ainé lui a raconté une histoire de fantômes et de zombies mangeurs d'enfants, depuis qu'elle imagine qu'un mort-vivant va venir lui attraper les orteils pendant son sommeil. Andy avait insisté pour qu'on lui raconte aussi l'histoire mais Danny lui répétait sans cesse qu'elle était trop petite pour savoir ça. Alors, assise sur son lit, ses grands yeux marrons fixent les éclairs dans le ciel tandis qu'elle resserre son oreiller dans ses bras. Dans le lit d'à côté, Andy ronchonne dans son sommeil mais rien ne réussit à la réveiller. La plus jeune des sœurs a quitté la chambre depuis longtemps pour se réfugier dans celle de l'ainée. Terrorisée, Danny s'allonge sur son lit et jette doucement sa tête dans le vide pour regarder sous son lit. Aucun monstre, aucun zombie avec d'énormes dents prêt à la manger. Elle roule sur le côté et saute sur ses petits pieds pour quitter son lit. Pour quitter sa chambre. Toute la maison est endormie, plongée dans le noir, seulement éclairée par la foudre qui s'abat sur Londres. La chambre de Robbie se trouve à l'autre bout du couloir. Alors, elle court le plus vite possible pour atteindre la porte, effrayée à l'idée qu'un monstre surgisse pour l'attraper. Malgré le fracas causée par son arrivée – parce qu'elle a trouvé le moyen de se cogner dans les jouets cassés de ses frères – personne ne se réveille. Ni dans la chambre, ni dans le reste de la maison. Elle retient son souffle, fixant la silhouette endormie de son frère ainé. Ses pas sont timides, gênée de venir ainsi le déranger pendant qu'il dort. Ce n'est pas la première fois mais elle s'en veut toujours. « Robbie ? » Sa voix est si faible, étouffée par l'orage. « Robbie. » Elle pose une main sur son épaule et commence tout doucement à le secouer pour qu'il se réveille. Ses gestes ne sont pas très délicats. Elle songe à deux reprises à le laisser finir sa nuit tranquille. Jusqu'à ce qu'elle le voit bouger et battre des paupières. Elle lui offre alors un grand sourire, comme si c'était tout à fait normal qu'elle vienne ainsi perturbée sa nuit. « Je veux dormir avec toi. Fais-moi une place. » Avec difficulté, elle grimpe dans le lit pour rejoindre son frère qui n'a pas d'autre choix que de lui laisser un bout de son matelas. En posant son regard sur le visage de son ainé, ses yeux trahissent sa joie d'être enfin en sécurité avec lui. « Regarde, ça c'est toi, et ça, c'est moi. » Entre leurs visages, elle soulève deux chaussettes sur lesquels elle a cousu des boutons, de la laine et des morceaux de tissus. Fabriquer des marionnettes, c'est devenu sa spécialité. Il n'est pas rare que les chaussettes des Callaghan disparaissent. « C'est moi ? Ça ? » Il l'interroge, de sa voix endormie. « Oui, regarde, il y a un R, comme Robbie. » Elle lui sourit avant d'enfoncer sa tête dans un oreiller et de s'endormir.


Emmitouflée dans son énorme peignoir couleur rose barbe à papa, Danny visionne pour la centième fois sa telenovelas favorite. Son père lui a laissé l'appartement pour la nuit, retenu par une affaire urgente au travail. C'est l'hiver, il fait froid, il fait nuit trop tôt et Danielle est terrorisée en s'imaginant qu'un tueur fou vienne l'attaquer pendant son sommeil. Alors, elle est tentée de téléphoner à Robbie, pour qu'il lui tienne compagnie et attende qu'elle s'endorme. Elle trouve ça ridicule et s'enfonce dans le canapé son saladier de chamallow calé sur ses genoux. Elle parvient à en manger trois avant qu'on toque contre la porte. Elle envisage d'éteindre la lumière et de garder le silence pour faire croire qu'il n'y a personne. Ses frères lui ont toujours conseillé de faire ça. Sauf que son instinct lui ordonne de se bouger. Alors, elle bouge. Il lui faut quelques minutes avant de réussir à trouver le courage d'ouvrir la porte et de trouver la force de répondre à celui qui se tient devant elle. Danny n'avait jamais pensé le revoir et sa surprise doit se lire sur ses traits. « Tu me laisses entrer ? » C'est Theodore qui a parlé le premier. Il parait avoir vieilli de cent ans, comme si leur séparation ou la nouvelle que Danny s'est jouée de lui n'était plus la seule raison de son malheur. Danny voudrait savoir ce qui le tourmente, plus par curiosité que par réelle inquiétude. Mais elle préfère garder le silence et froncer les sourcils sans lui laisser l'occasion de la rejoindre. « Laisse-moi entrer. » Ça ressemble davantage à une faveur qu'à un ordre. Elle continue de le détailler pour comprendre ce qu'il veut obtenir en venant ainsi chez elle. Thomas n'aime pas Theodore. Alors, par principe, Danny ne l'aime pas trop non plus. Ensemble, ils l'avaient détruit. Ils avaient bousillé l'ainé des Rottenford. Comme ça, pour le simple plaisir de bousiller quelqu'un. Ça avait quelque chose de terriblement malsain finalement. Thomas avait donné la direction à suivre, Danny l'avait suivi sans hésiter. Elle suivait toujours Thomas. Mais tout est terminé maintenant. Le jeu est fini. Elle n'a plus besoin de le séduire, elle n'essaie plus de lui faire tourner la tête. Et Theodore n'affiche plus son beau sourire, cette lueur amusé dans son regard sérieux lorsque Danny tente de le faire céder a disparu aussi. Il n'est plus grand chose, il n'a même plus aucun intérêt pour elle désormais. Pourtant, elle prend le temps de l'écouter. Elle prend un temps fou à le regarder se tenir sur le pallier du petit appartement de son père. Elle aurait aimé s'excuser mais elle n'est pas désolée. « T'avais raison. » Elle relève son regard vers le sien. Il semble seul. Comme elle ce soir, mais en pire. « Les sentiments, c'est dépassé. » Elle a souri, a posé les mains sur la ceinture de son peignoir pour la retirer, pour faire tomber le vêtement à ses pieds. « Tu peux entrer. »


Le jour où elle a rencontré Cole était un mardi. Danielle s'en rappelle très bien parce qu'elle venait de débattre au téléphone pendant deux longues heures avec Andy. Débat d'une importance vitale. Les deux sœurs n'étaient pas d'accord sur le choix de la fille à qui le Bachelor avait donné sa rose. Bref, elles en étaient venues à la conclusion que Bianca méritait la fleur, elle faisait moins salope que Lucie, voyez-vous.

Elle tient à peine sur ses deux jambes et ça devient difficile de garder des pensées cohérentes alors qu'elle tente de gravir quelques marches pour atteindre une porte menant à un toit. Elle remonte pour la troisième fois la bretelle de son vêtement. Son favori, celui sur lequel est inscrit, en grosses lettres capitales, le nom d'Amsterdam. C'est une tradition depuis le début de son voyage, s'offrir un vêtement avec le nom des villes qu'elle a pu visiter. Depuis quelques jours, c'est aux Pays-Bas qu'elle a posé son gros sac de voyageuse. Et les t-shirts commencent à prendre de plus en plus de place. Elle pense à les vendre ou les envoyer à Andy. Sa sœur accepterait sûrement de les garder jusqu'à son retour à Londres. Arrivée sur le toit, elle engloutit la fin de son brownie tout en lâchant la main de l'homme qui l'accompagne. Elle a oublié la manière dont ils sont arrivés dans cet immeuble. De sa journée, elle se souvient seulement avoir parlé avec Cole pendant des heures dans un café, fait des brownies – dans lesquels il avait rajouté des herbes – puis avoir tenté de faire des boules de pâte qu'elle s'était amusée à lui lancer à la figure. Cinquante points si la boule touchait son ventre, cent points pour la tête. A 350 points, Cole a trouvé le moyen de l'empêcher de gâcher le reste de la pâte. Elle l'a embrassé, en croyant que ça allait le faire céder, qu'il la laisserait finir de s'amuser avec la pâte à gâteau. Faux, ils se sont envoyés en l'air dans la cuisine. En y réfléchissant, Amsterdam est la ville dans laquelle elle reste le plus longtemps depuis son départ de l'Angleterre. Et ce n'est pas à cause de ses bâtisses incroyables, ni de son histoire ou de la population. Seulement la faute de cet homme dont elle est tombée amoureuse. Son petit cœur d'artichaut s'était laissé surprendre par l'esprit aventureux de Cole. Au fond, il était un peu chiant à vouloir sauver des baleines et de la neige. Mais la manière dont il en parlait l'avait fait l'aimer à chaque fois un peu plus. Parce qu'il y croyait. Vraiment. A l'aide de ses orteils, elle repousse la porte qui mène au toit, comme-ci le faire avec sa main se montrait plus compliqué. Elle rattrape Cole en quelques foulées et se jette sur son dos, ne lui laissant pas le choix que de la maintenir correctement. Elle écarte les bras, lui donnant l'impression de voler. A vrai dire, ce n'est pas qu'une impression, Danny est persuadée qu'elle vole. L'effet secondaire de ce que Cole lui a proposé de fumer. Ce n'est pas corrosive, c'est magique. Intense, grave, interdit. Envoûtant. Ça donne naissance à des nouvelles couleurs, des nouvelles odeurs, des nouveaux bruits. C'est comme voir la nuit devenir le jour tout en restant plongé dans le noir. Ouais, c'est bizarre. Elle fait promener ses doigts dans son cou, imitant une araignée qui grimpe et lui raconte une histoire sans queue ni tête, dans laquelle la bestiole est l'héroïne. Lorsqu'elle retombe sur ses pieds, elle manque de perdre une chaussure et balance ses mèches brunes qui lui barraient la vue pour tenter d'y voir plus clair. Ils n'ont rien d'un couple qui tient la route, leur histoire n'est pas romantique et s'arrêtera aussi vite qu'elle a commencé. Pour la vingtième fois depuis le début de la journée, elle recommence à lui chanter Hey Jude tout en dandinant de la tête. Arrivée au refrain, Cole l'interrompt. « On devrait se marier. » Elle éclate de rire. Il éclate de rire. « Ouais, on devrait. » Leur air complètement stone ne trompe personne, ils ont beaucoup trop fumé pour être lucides. L'anglaise se remet sur ses petits pieds avant de tirer sur la main de Cole. « Je veux t'épouser maintenant, viens. Ça va être cool. » Cool, comme si toute leur relation ne reposait que sur ce simple mot nocif et totalement ringard. Ouais, un mariage, c'est cool.