« Ma vie ? Une fête foraine. »
Son univers est celui des lumières et de la magie, des couleurs et des rires, du sucre et de l’enfance. C’est une joie perpétuelle, une inlassable bonne humeur, un spectacle sans fin.
Mais au milieu des lampes multicolores et des effluves de barbe à papa il a connu la souffrance, l’envers du décor. Perversité et bassesse humaine n’épargnent pas ce paradis de carton, ce royaume artificiel de l’enfance éternelle. Peut-être même y est-ce pire.
Fils de forains.
Ni chance ni malédiction, c’est un fait, voilà tout. Fils de forains, de gens du cirque, son enfance ne fut qu’un voyage, un long chemin de ville en ville, une interminable quête de spectateurs.
Il se souvient des soirées, des innombrables soirées passées enfermé dans la roulotte, écoutant la musique et les acclamations qui s’échappent du chapiteau, recréant dans sa tête les images des numéros qu’il connaît par cœur. À côté, de lui sa sœur. Même âge, même paleur, même candeur des yeux ; ils se tiennent compagnie. Inséparables depuis toujours, ils ne le seront plus très longtemps. Mais ça, ils l’ignorent encore, assis côte à côte face au grand miroir devant lequel leur mère tous les soirs se prépare. Répandue sur la table, une quantité invraisemblable de maquillage, de toutes les sortes, de toutes les couleurs. Et dans le placard, là, les perruques, les faux cils, les justaucorps pailletés. Ils essaient tout ; c’est interdit, mais qui le saura ? Ils ont la roulotte pour eux jusqu’à minuit. Grimés, déguisés, ils se contemplent, hilares, dans le miroir ; et dans la glace il croise le regard de cette petite fille brune de à côté de sa sœur, qui n’est autre que lui, sous le maquillage rose et bleu.
Les enfants Kozlov devaient, cela allait de soi, prendre la relève de leurs parents. Lancés dès le plus jeune âge sur les trapèzes, les jumeaux formaient un petit duo d’acrobates.Kriska était talentueuse. Fille de l’air, faite pour danser à dix mètres du sol, sautant de trapèze en trapèze avec une facilité qui faisait de son avenir une évidence. C’était elle qui faisait du numéro des jumeaux un succès : mignonne, douée, et si blonde, elle ne pouvait que plaire au public. C’était tout juste si Vanya faisait de la figuration.
L’accident, ce fut pendant une répétition. Accident ? Vraiment ? Personne n’a lieu d’en douter ; il n’y eut cependant aucun témoin… Les deux enfants, seuls sur la piste, ou plutôt, au-dessus de la piste, s’exerçant sous l’œil de leur mère. Laquelle les laissa, oh, rien que cinq minutes. À son retour il y avait Kriska par-terre, Vanya au-dessus d’elle. Impossible de comprendre comment la fillette si adroite avait pu chuter ainsi.
Vanya lui garde de ce jour cette image, gravée, à jamais, ciselée dans son esprit. Cette petite fille, ce visage d’ange, les cheveux noirs répandus, se mêlant au sable. La forme du corps, anormalement ployé. Et puis cette tache, magnifique, qui s’élargissait. C’était si beau qu’il était resté là à la contempler, fasciné, trempant ses doigts dans le sang tiède encore.
À la mort de sa sœur jumelle il ne pleura même pas. Il avait juste ce regard, ce regard incroyable, effrayant presque, posé sur elle.
Ce gosse est insensible. Complètement fou. Ou les deux.***
Depuis longtemps ses parents pensaient qu’il avait un problème. À cinq ans Vanya ne parlait toujours pas. Ne manifestait aucun désir de communiquer. Pourtant il comprenait ce qu’on lui disait, vraisemblablement ; se contentait d’obéir. Platement. À huit ans ils entendirent sa voix pour la première fois, surent alors que ses cordes vocales fonctionnaient réellement, mais il ne parlait qu’à sa sœur, quand ils étaient seuls. Et puis sa sœur mourut et Vanya se tut.
Il ne disait rien, ne s’opposait à rien, se contentait d’observer. Prunelles immenses dirigées sur un monde qui semblait trop rude pour elles.
Tu vaux pas plus que ça. Son père le lui répétait, quand il assénait ses coups. Pas plus que ça. C’était craché presque, méprisant, humiliant. Oui : son père le méprisait. Mais c’était son père alors il avait sûrement raison. Il ne valait pas plus que ça, il méritait ce qui lui arrivait. Finalement Vanya en était convaincu ; il ne valait rien, et il ployait devant son père.
Il fallut trouver une remplaçante à Kriska ; elle était devenue une des vedettes de la piste, et c’était un cirque assez minuscule, assez miteux pour pâtir sévèrement de la perte de cette artiste-là. Le choix ne fut pas long à faire : Vanya, cheveux longs et maquillé, était la copie conforme de sa sœur.
Il avait le vertige, un vertige atroce, démultiplié depuis l’accident de sa jumelle. Mais il le fit : il s’entraîna, beaucoup, bien plus que ne l’avait fait sa sœur, pour parvenir à son niveau. Et pendant des mois, des années, il fut Kriska, la poupée acrobate du cirque Kozlov, la petite fille trapéziste.
Il avait beau détester cela il le faisait, pour faire revenir sa sœur, la faire revivre en lui, sous les projecteurs, dans la douleur de son ventre tordu par un lancinant vertige ; et c’était à elle, de l’autre côté de sa mort, qu’étaient adressés tous ces applaudissements.
Vanya pendant des années reste éveillé la nuit, fixant à travers l’obscurité le visage défait de sa sœur pendant ses instants d’agonie. Et cette phrase, étrange, résonne dans sa tête. « Les plus belles sont les petites filles mortes. » Elle résonne et retentit, troublante présence dans son esprit. Il a dû l’entendre quelque part, forcément… Mais où ? Il n’a pas pu penser cela lui-même. Non, c’est impossible. Cette idée, cette pensée-là ne lui appartient pas, il n’a jamais pu la formuler. Mais pourtant… « Les plus belles sont les mortes… » … Pourtant elle est là et elle danse, obsédante, dans sa tête.
***
Il était adolescent déjà quand il obtint le droit d’être un homme, même sur scène.
Avant cela il fallut cesser d’être Kriska, devenir Vanya Kozlov, un être plein et entier et non une simple coquille hantée de vent. Il fallut tuer sa sœur une deuxième fois. Ce fut dur.
Il s’arracha à tout, brusquement, se débarrassant avec violence de son existence, comme on arrache un pansement, vite, pour avoir moins mal. Il s’extirpa de cette vie, du cirque de ses parents, de la proximité de son père, du fantôme de sa sœur, de tous ces miasmes infâmes qui tissaient son quotidien.
Il déploya ses ailes avec violence, renversant tout sur son passage, prit son envol, s’échappa enfin. Pour retomber dans le même jeu, retrouver le même chemin. C’était un autre cirque, d’autres gens, d’autres numéros, mais toujours la même histoire appelée à se répéter. On n’échappe pas à son destin, alors ?
De toute façon il ne connaissait que ça. Le cirque. Et encore, il ne savait pas faire grand-chose. Heureusement, ou pas, cet adolescent, pâle et gracile, plut au directeur. Vanya, qui n’en pouvait plus d’errer solitaire, était prêt à tout pour rester, se plia aux caprices du patron. Il partagea sa roulotte pendant des mois, gagna finalement sa place en tant qu’artiste à part entière. Entre-temps il avait fait son apprentissage auprès de Bulle, la fildefériste, qui lui enseigna l’art de marcher sur un fil. Droit devant, et ne regarde jamais en bas.
Et Vanya devenu funambule commença enfin à créer sa propre existence, à devenir acteur d’une vie dont il n’avait jusqu’alors été que témoin. Parler. Danser. Espérer. Aimer, même. Il progressait vite, il y prenait goût, il en devenait avide. Comme s’il devait rattraper le temps perdu, ce temps grignoté par les deux bouts, entre son passé silencieux et son futur chaque jour raccourci.
Sous les projecteurs il se sent vivre.
Souplesse et grâce il affiche à quelques mètres du sol, dansant d’une aisance infinie sur son terrain préféré. Ce n’est qu’un câble, un mince rouleau d’acier tendu entre deux poteaux ; mais c’est encore là qu’il se sent le mieux, au-dessus de l’agitation du monde. Les cris du public et la musique ne sont plus qu’un fond, un lointain fond sonore que le silence domine, le silence dans lequel adroitement il se meut.
Et il danse…
***
... Puis il tombe.
***
On lui a tranché les ailes comme on lui a tranché la jambe. « C’est pour ton bien, petit oiseau. Bloqué à terre, tu ne risqueras plus de te faire du mal. – Mais moi, mais moi je voulais voler ! et si je préférais mourir en vol, plutôt que vivre au sol ? » « Cette jambe est gangrenée, vous auriez dû vous soigner depuis bien longtemps ! Nous n’avons qu’une seule solution… »
Et aujourd’hui il n’est plus, plus grand-chose. Il ne sait pas trop, il se perd, il s’égare ; plus vulnérable que jamais, rejeté par des courants contraires, c’est tout juste s’il parvient à ne pas s’échouer.
Il vit, il survit ; il avance, il se trompe, souvent ; il tombe, parfois, se relève, toujours, et repart, sans cesse. Point n’est de place au défaitisme, à l’abandon ; le désespoir n’est pas son affaire, il poursuit sa route en l’ignorant. Et puis pourquoi désespérer ? Le soleil se lève, se couche, se relève, les voitures passent, les gens cheminent, les jours s’écoulent, les saisons se déroulent. La vie est là, toujours là, toujours elle, comme immuable, et pourtant si changeante. Alors il s’y fait, tâche d’épouser son rythme, cherche le tempo, le trouve rarement mais n’abandonne pas, tant qu’il reste un souffle dans sa poitrine, rien n’est vraiment perdu.
Il n’a plus que ça, un souffle, c’est tout ; ce souffle qui agite sa poitrine, ce souffle qui le maintient en vie. Voilà, c’est ça : il a la vie, et rien d’autre.
« Il y a deux sortes de gens.
Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent.
Et il y a ceux qui ne font jamais rien d’autre
que se tenir en équilibre sur l’arête de la vie.
Il y a les acteurs.
Et il y a les funambules. »