Un bourdonnement incessant résonne dans mes oreilles. Encore à demi-endormie, je ne comprends pas d'où vient ce bruit franchement désagréable. Je ne rêve pas. Ce son est réel et au bout de quelques secondes, je comprends qu'il vient tout simplement de mon téléphone. J'ouvre un œil et attrape mon portable de mes doigts fins. Je me couche sur le dos et regarde le numéro affiché en plissant les yeux, encore endormie. Ne le reconnaissant pas, je finis par répondre. Lorsque la femme au bout de la ligne se présente comme étant infirmière au London Bridge Hospital, je bloque. Suis-je réveillée ? La femme insiste et je me résigne à croire que oui. Elle commence sa tirade. Elle ne s'arrête pas. Elle m’indique la démarche à suivre. Que je ne dois plus rien manger ni boire. Qu’il y a eu un accident, et que je vais sans doute en bénéficier. Mais de quoi parle t-elle ? Je tente de l'arrêter mais elle me dit de me calmer, que tout va bien. Comment ça tout va bien ? Je ne comprends rien. Je ne sais même pas de quoi elle me parle et pourtant je suis abattue par toutes les consignes énumérées. Je finis par demander explicitement la raison de son appel. Elle paraît surprise mais je ne m'en rends pas compte, tentant de reprendre mes esprits, de sortir de ma torpeur. Finalement, le verdict tombe.
« Des reins voyons ! On vous attend, c'est le grand jour ! » Elle dit ça comme si c'était une évidence. Mais cela finit de me plonger dans le brouillard le plus total. Cela fait des mois que nous attendions ça, des mois que j’attendais cet appel. Mais rien. Le trou noir. Et j'étais tentée de penser que c'était pour le mieux. Qu’il avait sans doute des raisons, qu’il y avait des personnes qui en avaient réellement besoin, que je n’étais pas un cas aussi grave qu’on voulait me le faire penser. Mais voilà qu’on allait me donner un rein.
« Les deux reins », me reprend l'infirmière. Elle ne semble pas comprendre pourquoi est-ce que je ne me mets pas à crier ou à sangloter. Sans doute était-elle préparée à tomber sur une patiente désespérée et s’effondrant de soulagement à cette annonce. Je suis seulement abasourdie. Je suis partagée entre l'envie de raccrocher et de leur dire de les donner à une mère de famille ou un enfant dans le besoin et celle de demander l’identité du futur donneur. La femme au bout de la ligne s'en charge d'ailleurs,
« Kaithleen Wood ».
Je me réveille en sursaut et me précipite dans la salle de bain, la main à la bouche avant de rendre mon repas de la veille. Tremblante, je me laisse tomber au sol et pose ma tête contre mes genoux. Si ça, ça n'était pas une journée qui commence bien ... Ce n’était pas le premier rêve de ce genre que je faisais. Quasiment toujours le même. Une infirmière qui m’appelle et m’annonce la fin de ce calvaire.
J’allais enfin me faire transplanter. D’habitude, le rêve s’achevait ainsi. C’était la première fois qu’elle me donnait le nom du donneur. Kaithleen Wood. La mère qui m’avait abandonnée. Pourquoi pas … Je prends note de ne pas en toucher un mot à Sam.
Sam a bien essayé de me raisonner. Elle essayait sans cesse. J’étais épuisée de ses tentatives, de ses remontrances, de ses supplications. Et plus que cela, j’en étais effrayée. Effrayée de voir jusqu’où elle pouvait aller. A quel point pouvait-elle s’user, se gâcher, s’inquiéter pour ma vie et ne pas vivre la sienne. Sam est une personne extraordinaire, ma personne essentielle. Mais elle était incapable de se défaire de cette inquiétude, incapable de lâcher prise. Et plus je dérape dans ma vie, plus Sam tombe avec moi. Elle me dit de ne pas devenir comme ci ou comme ça. Au fur à mesure, elle m'oblige, elle me force. Elle me dit de ne plus faire ci ou ça. Comme si j'avais le choix. J'aurais aimé arrêter tout ça, l'écouter. Mais elle ne comprend rien. Elle me hurle qu'elle s'inquiète pour moi, que je suis importante, que j'en vaux la peine. Mais après elle veut me perfectionner, me changer. Elle me dit que c'est pour mon bien qu'elle fait tout ça, d'être moins susceptible, de beaucoup plus sourire, d'arrêter de passer mes soirées dans ces endroits infâmes où elle vient me chercher le matin parce que je suis trop saoule pour en sortir. Alors je m'énerve, je m'emporte et m'en vais lâchement en disant que je reviendrais quand je voudrais. Il faut arrêter de me dire de vulgaires "je t'aime" puisqu'elle n'a qu'une envie, celle de m'abandonner. Elle n'imagine même pas le mal qu'elle me fait. Je ne suis plus celle qui lui faut. C'était à ce moment que j'avais le plus besoin de ma sœur et elle ne me donnait plus rien du tout. Ou pas assez, ou beaucoup trop. En tout cas, pas ce qui me fallait. Une nuit, Sam était venue m’aider et m’avait trouvée dans un état second. Pas bourrée, pas lamentable, mais ailleurs, inconsciente, insouciante et ébahie. Elle m’avait dit que c’était fini. Qu'elle ne chercherait plus à m'aider, que je devais arrêter de la tester parce que cela ne fonctionnait plus. Cette nuit, je m'en souviens parfaitement encore aujourd'hui. Elle me parlait mais j'avais alors mis la musique si fort dans mes oreilles que mon corps tout entier s'était mis à trembler. Je sais avec le recul qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait, que je l’avais simplement poussé à bout. Mais je ne voulais plus en entendre davantage. Puis j'étais partie pour échapper à ses paroles, pour ne plus avoir à lui sourire et à mentir. J'avais oublié que je ne pouvais pas vraiment me passer de ma sœur.
Le lendemain, Sam partait pour Boston. Je ne me posais pas de questions lorsque j'étais avec lui. Je voulais profiter du moment présent. On avait dix ans dans notre relation. Certains disaient que ça manquait de réalisme mais c'est dans son regard d'enfant que j'aimais me plonger. On refaisait le monde la nuit dans les bras l'un de l'autre, on se jurait qu'on pourrait le rendre meilleur. La tête dans les nuages, plus rien ne pouvait nous arrêter. Il me redonnait confiance. On pouvait traverser les rues en fermant les yeux, il ne pouvait rien nous arriver. Mon excessivité le faisait sourire. Je mangeais la vie. Son sérieux et son optimisme me faisaient rire. Je n'étais pas du genre à me poser toutes sortes de questions, plutôt impulsive. J'oubliais cet avenir qui faisait peur à tout le monde juste le temps d'un instant, en profitant de moments agréables, remplis de petits riens qui finalement constituaient une valeur sûre et durable. Nous étions malades tous les deux. Moi et ma dialyse. Lui et sa chimiothérapie. Se rencontrer dans les couloirs de l’hôpital n’était pas l’histoire la plus romantique qui soit mais c’était la notre. Ce n’était pas mon premier amour, je n’étais pas le sien. Nous ne vivions pas un conte de fée. Notre histoire fut au contraire confrontée à cette poignante réalité qu’était la notre. Je percevais bien dans le regard des autres, de la pitié pour ma part, de la compassion pour les autres.
Ce couple de malades, voué à l’échec. Mais je m’en moquais bien. Je passais 10 mois à ses côtés, 10 mois vrais et passionnants.
Etre passé sur cette terre sans avoir connu l'amour, c'est être passé à côté de la vie. Il faut essayer de le trouver parce que si tu n'as pas essayé, tu n'as pas vécu. Quand on me disait, « Dépêche toi de vivre, sois heureuse. Profite, car dans ce monde, tout n'est qu'éphémère, même toi, moi, et eux. » Je répondais, « Foutez-moi la paix. » Remplie d'innocence. J'avais peur. Encore un peu aujourd'hui. J'aurais aimé effacer cette nuit où il était parti. Où il avait quitté ce monde, me laissant seule. On était pourtant bien, tous les deux. Jusqu'à cette prise de conscience. Me sentant incapable, incapable de laisser apparaître le moindre sentiment. Même pleurer me paraissait difficile. Tout paraissait si irréel. J'étais bloquée sentimentalement et tellement pathétique. Tous les moments passés avec lui défilaient dans ma tête cette nuit là et me dire que tout était fini ... que je ne le reverrais plus m'avait arraché des frissons. Tout était flou et tout l'est encore. Il était malade. Je le savais et on s'y était préparé. Je savais que je n'étais adossée qu'au vide, que son temps était compté et j'avais fait semblant d'y être préparée. Mais tout était arrivé trop tôt. Et c'était cette nuit maintenant. Alors je m''étais rapprochée de lui. Une dernière fois. Prendre l'homme avec qui j'avais partagé ces derniers mois dans mes bras, remercier je ne sais qui de l'avoir mis sur mon chemin. J'avais tant eu besoin de lui, beaucoup plus que je ne l'avais montré, sans doute. Je l'avais pris dans mes bras et avais fermé les yeux. C'était une belle histoire. Toutes les belles histoires ont une fin tragique. J'aurais seulement espéré que notre fin soit comme dans tous les mauvais films américains où, dans le pire des cas, l'un des deux s'en va tout simplement laissant l'autre le cœur brisé.
Une fin où on serait tous les deux encore en vie.Deux mois. Deux mois sans lui parler. Lorsque j'ai reçu un appel de Bob m'annonçant le retour imminent de Sam à Londres, je voulus m’enfuir loin de cette ville. Loin de ces retrouvailles. Ces mois passés loin d’elle m’avaient rappelé à quel point je l’aimais mais aussi à quel point elle m’avait abandonnée. Traitez moi d’égoïste, dites mois que je suis illogique ou immature si vous le souhaitez, croyez-moi, je pense bien pire de ma personne. Que voulais-je le plus finalement ? Ne lui avais-je pas demandé de me laisser ? Ordonné ? N’était-ce pas ce que je souhaitais le plus ? Qu’elle vive sa vie, qu’elle tente le tout pour le tout avec cet homme qui semblait la rendre heureuse ? J’avais tout fait pour que cela arrive. Mais je n’avais pas voulu qu’elle parte. Sans un mot qui plus est. Ces deux mois avaient été sans l’ombre d’un doute les mois les plus difficiles de ma vie, j’avais perdu Josh, et elle n’avait pas été là. Si elle pensait revenir et me trouver dans de meilleures dispositions, elle allait être servie … Je ne veux pas la blesser plus que je ne le fais déjà. Si je pouvais tout effacer et repartir sur de nouvelles bases, je le ferais. Je suis consciente de l’importance de Sam dans ma vie, mais
je voudrais qu’elle comprenne que cette fichue maladie ne me définit pas. « Ce n’est pas toi que je défie Sam, c’est la maladie. Et tant pis si nous en souffrons toutes les deux ». Je ne peux pas lui dire ça en toute impunité. Je ne le pense même pas. Je ne veux pas la faire souffrir. Je veux leur montrer à tous que cette maladie ne me fait pas peur, qu’elle ne me détruira pas, je suis plus forte qu’elle, je peux me faire plus de mal qu’elle. Ce sont des raisons stupides, je le sais. Mais ce sont les miennes. Je ne dis à personne quoi penser ou comment agir, je ne juge personne, je respecte chacun. Pourquoi ne me font-ils pas la même courtoisie ?
Oh et puis bordel, pourquoi est-ce que vous ne me foutez pas la paix ?!✽ ✽ ✽ ✽
Je pose le stylo et regarde, songeuse, les derniers mots que je venais d’écrire. Voilà quelques semaines que j’avais accepté de voir un psychologue pour rassurer Sam et faire le point sur mes « problèmes ». N’étant pas très loquace lors des séances, il m’avait demandé de mettre à l’écrit les quelques pensées que je pensais pertinentes. Je m’étais finalement prise au jeu, beaucoup plus que je ne l’aurais imaginé. Un mince sourire vient se dessiner sur mes lèvres tandis que je reprends le stylo et souligne d’un large trait ma dernière phrase, satisfaite de finir cet exercice sur cette note. Je ferme le calepin, racle la chaise en me levant, sors de la pièce et adresse le bloc-notes à la secrétaire derrière son comptoir.
« Voilà pour Monsieur Callaway. Appelez-moi pour notre prochain rendez-vous ». Dieu sait qu’il y en aura un quand il aura lu ces quelques pages … Je ne suis pas certaine que je m’y pointerais.