LOUISE ◮ Elle est le plein soleil sous mes paupières closes.

« Sylwia, tu me lis une histoire? » Ce jour là, je m'en souviens comme si c'était hier, ma mère s'arrêta net. Je ne l'avais pas appelée par son prénom, ce n'était pas de coutume, et pourtant. Il lui fallu un petit temps pour tourner les talons et me faire face. Depuis ma naissance, c'était la première fois que je le lui demandais. J'avais cinq ans. Elle venait de démissionner de son travail, et à l'époque, je ne savais pas l'exacte raison, je ne comprenais pas grand chose, juste que maintenant elle était à la maison.  « Bien sur  ma puce. » Elle s'approcha, attrapa un livre sur mon étagère, s'assit sur mon lit, entraînant avec elle  un doux parfum de jasmin, et commença la lecture. Je crois que je n'écoutais pas réellement ce qu'elle disait. Les mots, je m'en fichais. Seul m'intéressait ce visage épanoui, ce sourire inscrit sur la beauté même. Je n'avais jamais été proche de ma mère, étonnant pour une petite fille, mais je l'admirais.

« Anna, bouge toi les fesses, Henri arrive dans dix minutes! » Arthur rentra dans ma chambre et se mit à sauter sur mon lit, alors que j'y étais assise. Un délicieux parfum d'herbe fraîchement coupée m'indiqua qu'il était aller jouer dans le parc, et s'était contenter de changer de vêtement. La douche, c'est pour les faibles. Il disparu de l'encadrement de la porte presque aussi vite qu'il était arrivé. Mon frère, mon aîné de trois ans, était le seul à m'appeler par mon deuxième prénom. Et du haut de ses 13 ans, il croyait avoir tout pouvoir sur moi en l'absence de nos parents. Henri? C'est notre père. Comme je vous l'ai dit, la familiarité du papa/maman n'est pas la bienvenue chez nous. Pas que nous soyons des petits péteux de bobos parisiens à la noix, aristocrates pour deux sous, c'est simplement une habitude.

« Mes chéris. Il faut que vous compreniez, elle ne reviendra pas. » Henri avait les yeux rouges. Arthur ne bougeait pas. Je fus la seule à m'écrouler. A vrai dire, j'invente un petit peu, car je ne me souviens de ce jours, en dehors des quelques mots de mon père. Isabelle avait eu un accident de voiture. Accident terrible pour la famille. Ce jour là, c'est une odeur de mort qui avait envahi tout le manoir. Elle était assistante d'une grande styliste, et avait pris la voiture sous les ordres de madame la grande dessinatrice. On croit toujours que ça n'arrive qu'aux autres, mais c'est faux. Le malheur peut toucher n'importe qui, ce petit gros qui remonte la rue principale en faux-plat, qui transpire à grosses gouttes, cette petite fille au coin de la rue qui tient la main de sa maman, sa maman, ma mère, vous, moi.

Dans le silence, j'ai plus parlé que ceux qui l'ouvraient

Passe moi le sel. La langue des signes est une chose merveilleuse, vous le savez? On peut absolument tout dire, sans ouvrir la bouche. Et comme c'est plus compliqué, on ne dit que le plus important. Certes, le sel n'est pas le sujet le plus merveilleux qu'il soit, mais, cela ne vous paraît-il pas banal à dire? Et pourtant, moi je n'y arrive pas. Alors oui, c'est merveilleux, merveilleux que quand mes mains volent dans l'air, Arthur me passe le sel. Mon frère est sans doute l'homme, le jeune homme, le plus incroyable qu'il soit. A la mort de Sylwia, alors qu'Henri nous avait littéralement abandonné, auteur incompris, poète maudis s'enfermant dans son bureau dans l'aile droite qui nous était interdite, Arthur s'était occupé de moi. Il m'avait accompagné dans mon mutisme, que je ne comprenais d'ailleurs parfois même pas moi-même, en apprenant la langue des signes. Il avait abandonné ses amis, avait été le frère que toutes les jeunes filles rêvent d'avoir.

« Tu viens avec moi Anna, tout est arrangé. Henri a des contacts à Londres, dès que tu as ton bac, on part. Il y a une agence de mannequin, juste à côté du Royal College of Art, tu n'as plus qu'à passer les examens d'entrées. Et même si tu ne réussis pas, il y a de quoi faire. C'est bon. On y va.» Une larme coula sur ma joue. Je portais ma main à ma bouche, et la baissais, le sourire aux lèvres. Pas besoin d'avoir étudié la LDS pour comprendre. Merci. Ainsi donc nous partions, il me tardait de me balader dans les rues londoniennes, comme si l'air était différente, l'herbe plus verte, le monde plus beau.  

Ainsi donc, après l’obtention de mon bac littéraire, mention très bien, après trois années au Lycée Henri IV, à peine majeure, je suis partie vivre à Londres avec mon frère. Trois ans plus tard, il a voulu prendre un appartement avec sa petite amie. J'ai donc du m'installer seule. Le mannequinat, la danse, l'écriture, la musique, tout ce qu'il me reste aujourd'hui pour m'exprimer. Mais, je ne me plains pas, car c'est sans doute déjà plus que ce qu'ont les autres.