Janvier 1997Je vérifie une dernière fois mon maquillage dans le miroir de la salle de bain, puis rejoins mes colocataires dans le salon.
« Tu sors ? » me demande mon frère.
« Oui ! Jackson m’emmène au restaurant. » « Oooooh ! Bucket a un mec ! Je devrais peut-être prévenir Maman ! » Je lui lance un coussin.
« Hors de question ! Tu la boucles ! » Owen vient s’installer dans le canapé à côté de moi, il me renifle et rit.
« Quoi ? » « Tu as sorti le grand jeu ! Parfum, maquillage, tes cheveux, même ta robe ! C’est sûr que pour ton meilleur ami tu ne ferais jamais ça ! » Je lève un sourcil en le regardant.
« Tu n’as qu’à m’inviter à diner ! » « Je le fais souvent ! » « Une pizza commandée entre un cours d’anatomie et un cours de biologie moléculaire en pleine période de révision n’est pas ce que j’appelle un diner. C’est plutôt de la survie au point où on en était. » Il rit à nouveau et boit une gorgée de sa bière.
« Je ne pouvais pas te laisser mourir de faim ! » « C’est sûr ! Qui aurait fait la vaisselle après vous deux sinon ? » Jeremiah lève la tête de son livre.
« Faux. On se serait débrouillé ! Nous sommes tous deux capables de faire la vaisselle ! » « Et pourtant, il semble que je sois la seule à la faire ! » Je prends la bière des mains d’Owen et boit une gorgée quand quelqu’un frappe à la porte. Je vais ouvrir et vois Jackson en costume trois pièces, un bouquet à la main.
« Bonsoir. » « Bonsoir. Entre ! » Je prends les fleurs et vais les mettre dans un vase puis je retourne au salon où je vois mon petit frère, mon meilleur ami et mon nouvellement officialisé petit ami discuter avec enthousiasme. Je souris en voyant les trois hommes de ma vie s’entendre si bien. Jeremiah commence à peine ses études de médecine mais il vit avec Owen et moi. Notre mère pense que comme ça, je peux garder un œil sur lui, mais il n’a pas besoin de ça, il sait très bien s’occuper de lui. Owen quant à lui, c’est une autre histoire… On s’est rencontré en première année et on s’est tout de suite adorés. Il est rapidement devenu mon meilleur ami. Je n’imagine plus passer une journée sans le voir, ou l’entendre. Mes yeux se posent sur lui et j’observe les creux de ses joues lorsqu’il rit, et sa paume d’Adam qui bouge. Je suis ramenée à la réalité par Jackson qui me tend sa main.
« On y va ? » « Oui ! » Je me tourne vers Owen et Jeremiah.
« Et pas de bêtises vous deux ! » Mon frère soupire et mon ami me tire la langue. Je ris et nous quittons l’appartement. Je pense à Owen un instant et regarde Jackson, peut-être que ce n’est pas le bon homme à mon bras. Il me regarde à son tour et je lui souris, il enchaine la conversation et j’oublie mes doutes pour la soirée.
Août 2004Veuve avant d’avoir eu 30 ans. Qui l’eu crut ? Jackson est parti défendre la liberté mais il n’en reviendra jamais. Je me retrouve seule face à son cercueil qui se trouve lui, au fond d’un trou dans la terre. Lily ne connaîtra jamais son père. Elle ne l’aura même jamais vu, elle n’aura jamais senti sa peau contre la sienne. Teddy vient de perdre son père, son héros, son modèle. Je reste droite, impassible, vide face à la tombe. Je suis encore sous le choc de la nouvelle j’imagine.
« Les enfants sont avec Maman et Owen. » Je ne réagis pas à la voix de mon frère.
« Elle a dit que tu pouvais prendre le temps qu’il te fallait. » « Le temps qu’il me faut ? » Je soupire.
« Mon mari est mort. Je pense qu’il va me falloir un bon moment. » Il se met à mes côté et je sens son regard posé sur moi. Nous restons ainsi, silencieux, pendant un long moment. Mes yeux sont fixés sur le cercueil, incapable de les détacher de la boîte. Jeremiah passe son bras autour de mes épaules et je m’appuie sur lui.
« Je fais quoi maintenant ? » « Tu rentres voir Lily et Teddy, tu les prends dans tes bras et tu prends chaque journée comme elle vient. Tu sais que je suis là si tu en as besoin et Jamie sera ravi de faire l’idiot pour te remonter le moral, Maman va surement te préparer à manger pour les cinquante prochaines années… On est tous là pour toi et les deux bouts choux, t’es pas toute seule. Je te le jure, Bucket. T’es pas toute seule. » Il m’embrasse sur le front et je laisse une larme rouler sur ma joue.
Mai 2006Je me réveille en sursaut, le souffle court, les joues encore mouillées par mes larmes. Je regarde mon réveil.
00.37. Comme à chaque anniversaire des enfants, à chaque anniversaire de notre mariage, à chaque fois que c’est son anniversaire, ou du moins que ça devrait l’être, je fais le même cauchemar. C’est toujours la même chose. Jackson qui meurt sans que je ne puisse rien faire, ça ne se passe jamais de la même façon, mais le résultat est toujours le même. Depuis son décès, je me réveille ainsi au milieu de la nuit lorsqu’on arrive à une date importante, un jour de plus qu’il manque dans nos vies, un jour de plus que ses enfants vivent sans lui. Je sors du lit et descend à la cuisine me faire un thé pour me calmer. Une demi-heure plus tard je remonte et passe dans les chambres de mes enfants vérifier que tout va bien. Lily dort paisiblement, elle a deux ans aujourd’hui. Je passe ma main dans ses boucles et souris. Il y a deux ans jours pour jours, j’insultais le monde à plein poumons, par chance Owen était là pour me soutenir et surtout me tendre une main que je pouvais brouiller, en remplacement de celle de Jackson, toujours sur le front. Il est la première personne que j’ai appelé quand les contractions ont commencé, il m’a aidé à amener Teddy chez ma mère puis à l’hôpital. Je l’ai giflé cette nuit-là, il faut dire qu’il passait son temps à me dire de souffler et que ça irait. Je savais ce qu’il fallait faire, et ce n’était pas cet idiot qui allait me donner des ordres. Il s’est contenté de rire et il se serait pris une seconde gifle si je n’avais pas eu une nouvelle contraction à ce moment-là. C’est lui que j’ai choisi pour être le parrain de ma fille.
Je quitte la chambre et vais dans celle de Teddy. J’entends des murmures et soupire.
« Les garçons, il est une heure du matin, vous devriez être en train de dormir. Surtout toi, Teddy ! » Je m’approche du fort construit par mon fils et mon petit frère, et entre dedans pour m’allonger entre eux deux.
« On voulait finir de jouer, Maman… » « Peut-être mais il est tard ! Et toi, tu as douze ans, tu ne devrais pas le laisser veiller comme ça ! Quel oncle tu fais ! » Dis-je à James.
« Ju’, t’es chiante… C’est pas ma faute s’il ne dort pas, c’est son problème ! » « Langage James ! » Je lui fais les gros yeux et il soupire. Il faut avouer qu’avoir une sœur de dix-huit ans son ainé ce n’est pas la joie tous les jours. Il est très proche de Teddy, qui du haut de ses cinq ans le suit partout. J’ai beau lutter rien ne fait ! Ces deux-là font la paire ! Je m’assoie et embrasse chaque garçon sur le front.
« Dormez maintenant ! Vous avez suffisamment joué ! Et si demain, vous êtes fatigué, c’est de votre faute ! » « Oui, maman. Bonne nuit ! » Teddy colle son doudou contre lui et ferme les yeux.
« Ju’, tu dis rien à maman, hein ? Sinon elle voudra plus que vienne dormir ici… » « Je ne dirais rien, mais si elle se rend compte de quelque chose, c’est ton problème. » « Merci, Bucket ! » « Ah non ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! » « Jeremiah m’a dit que je pouvais t’appeler comme ça. » « Oui et bien Jeremiah va aussi arrêter de m’appeler Bucket ! » « Ouais, on verra ça… » Il s’installe à son tour et ferme les yeux. Je quitte leur cabane de couvertures et retourne dans mon grand lit vide.
Octobre 2014Passer au pressing chercher ma robe pour la crémaillère du petit frère, racheter des chaussons de danse pour Lily, réparer le vélo de Teddy, faire les courses pour la fête d’anniversaire très en retard de Lily. La liste des choses à faire d’ici la fin de la journée s’allonge à vue d’œil et comme par hasard, les urgences ne désemplissent pas. Mon dieu ! Ils ne pouvaient pas attendre que ma garde soit finie avant d’avoir un accident pareil ? Heureusement, il n’y a pas de morts, ça semble être surtout des blessés : fractures ouvertes, dislocations, la liste est longue, mais rien de bien grave. Juste beaucoup, beaucoup de blessés. Cela fait maintenant plus de dix-sept heures que je suis debout et je tuerais,
enfin pas vraiment, Hippocrate ne serait pas d’accord, pour pouvoir fermer les yeux ne serait-ce que dix minutes. Quelle idée j’ai eu d’accepter de couvrir la garde Michael… Au bout de deux heures, nous arrivons enfin à retrouver le « calme » habituel de la salle des urgences. Je m’octroie finalement une pause dans la salle de repos des titulaires. Café dans la main, je m’assoie dans un des fauteuils et ferme les yeux. Quelqu’un entre à son tour dans la pièce, je garde les yeux fermés, puis je sens le souffle de quelqu’un contre mon visage.
« Jer’. Laisse-moi dormir. » Je l’entends rire et s’écarter de moi.
« Tu appelles ça dormir ? Tu ferais mieux de rentrer chez toi, Bucket ! » « Je peux pas. Je remplace Michael, il a un mariage aujourd’hui. » « Double garde ? Outch ! » « M’en parle pas. Et après ça, je dois changer de casquette et devenir Super Maman. » Il rit, j’ouvre les yeux pour lui lancer un regard noir.
« On en reparle quand tu auras des enfants. » Il me tire la langue et je lève un sourcil en le regardant exaspérée.
« D’ailleurs… Tant que j’y pense, tu pourrais passer à la maison réparer le vélo de Teddy ? » « Tout pour mon filleul préféré ! » « Merci, tu me sauves ! » Son bipper se met à sonner et il quitte la pièce en courant. Je bois une gorgée de mon café et ferme à nouveau les yeux.