les pieds dans la flotte (adele)

    La dernière fois qu'elle s'endort dans le tube et se réveille en dehors de la ville, elle décide qu'elle va enfin investir dans une voiture. Elle travaille depuis assez longtemps et bien que son salaire soit minable, il y a certains plaisirs qu'elle peut se permettre. Son père lui garanti qu'elle le regrettera, cet achat, mais Adele est pas du genre à se laisser impressionner. « La dernière chose que t'as acheté c'est un  walkman, » elle lui dit au téléphone, peu concernée par son opinion. Il ravale ses mots quelques minutes plus tard et Adele sourit d'un air vainqueur, un peu arrogant peut-être, parce que ça fait du bien d'être indépendante. Elle regrette un peu son achat une fois que les clés sont dans ses mains mais personne n'a besoin de le savoir, ça. La voiture est petite – le vendeur, un garçon un peu pressé, avait dit économe – et elle roule comme un chariot de supermarché, dure à contrôler sur les virages et grinçante, mais Adele s'y attache vite. Vivre aussi loin de sa famille c'est un peu comme planer dans le ciel. Il y a le sentiment de liberté complètement euphorique mais il y aussi la peur de s'écraser au sol et de se retrouver complètement broyée par le monde autour d'elle. Donc, parfois, Adele fait la prudente. Elle se laisse pas entrainer dans des histoires qui pourraient la tirer vers le bas, et elle évite de trop se la ramener. C'est bien beau d'avoir du travail et d'être en bonne voie dans ses études, mais il lui reste des années à trimer et rien d'autre n'est plus évident que ça.
    Ses journées, Adele les passe derrière un bureau et un écran d'ordinateur. Être réceptionniste c'est pas un rêve où une carrière, c'est un tremplin obligatoire, c'est une ou deux années pitoyables pour de l'expérience et un salaire. C'est faire passer des commandes et répondre au téléphone à longueur de journée, deux choses qu'Adele n'aime pas particulièrement. C'est aussi calmer des clients un peu remontés et passer la moitié de ses jours les yeux rivés sur un écran alors que le monde qui passe se fout d'elle ou, au contraire, lui fait de l'œil. Mais elle n'est pas la seule à ramer ici, dans cette ville, ou même à tout intérioriser. Son répit ce sont ses études, une enchainée rigoureuse de cours de business dans le cœur de Londres. Une salle pleine de jeunes et moins jeunes, tous intéressés par ouvrir leur propre boite plus tard, tous motivés par l'idée d'un certain pouvoir, une place à se faire dans un monde en constante transformation. Pour être honnête, Adele s'en fout un peu de sa place. Sa nature fait que vivre au jour le jour est plus intéressant que s'obnubiler avec le passé ou le futur. C'est court, une vie, et encore plus quand on s'obsède avec les choses qui finissent par ne rien valoir. Mais c'est pas pour autant qu'elle s'attache aux choses qui ont du mérite, aux personnes qui pourraient changer sa routine. Le changement dans sa vie c'est elle qui le contrôle après tout, pas le hasard.