Hyde Park, l'un des neuf parcs royaux de Londres, le "poumon vert" de la ville. Deux cent cinquante hectares de promenade à l'anglaise en recherche de tout, sauf de géométrie. Un environnement presque "naturel" et "champêtre", d'après les bouquins. Pour l’autochtone, ce petit coin de paradis c'était un havre de paix. Enfin, fallait voir le bordel qui y régnait, entre les chevaux, les piafs, les tondeuses, les gosses... sans compter que pour le personnel de maintenance, Hyde Park c'était surtout un gros casse-tête.
Six heure du matin. Encore une journée à tondre la pelouse sur quelques parcelles encadrant le Rotten Row, où des cavaliers parés de leurs plus beaux atours parcouraient toute la longueur du parc. Quelques pistes de roller et jogging s'évasaient à distance irrégulière le long de l'allée sablonneuse bordée de feuillus. Morose, Achille se laissait bercer par le vrombissement et les secousses régulières du petit tracteur sur lequel il était installé. A choisir, il préférait nettement s'occuper du secteur plantes tropicales et gérer les espaces arboricoles, mais pour cette semaine le sort en avait décidé autrement. Encore quatre jours à tenir.
Un écureuil grassouillets passa en quelques bonds ridiculement lourds sur le chemin de sa tondeuse. Le jeune homme sourcilla à peine. Ces bestioles étaient de moins en moins farouches, et le bruit de la machine n'avait pas l'air de les déranger plus que ça. Qu'est-ce que c'était con, un écureuil. Ça mangeait tout ce qu'on lui donnait jusqu'à devenir aussi gros qu'un ragondin. Remarque, fallait voir si les plus idiots c'étaient les rongeurs, ou ces autres animaux qui leur donnaient de tout et n'importe quoi. Et après ça on allait encore lui parler de respect de la nature.
Trois mois qu'Achille bossait là. Un job à temps plein, à peu de choses près à la hauteur de ses compétences, voire même un peu en-deçà. Les premiers temps, on l'avait affecté à l'entretien de La Serpentine. Onze hectare, douze mètres de profondeur, séparant Hyde park et les jardins de Kesington à l'ouest du parc. Le lac vaseux hébergeait bon nombres d'espèces plus ou moins sauvages. Entre la poule d'eau craintive, les cygnes majestueux et territoriaux qui paressaient sur les eaux, les coups d'avirons qui heurtaient la surface sans autre forme de procès et autres pédalos en plastique écru.
Une fois la période d'essai passée Achille avait été assigné à l'entretien du Speaker’s Corner au nord-est du parc, à l'emplacement de l'ancienne potence. Là où chacun peut prendre la parole librement chaque fin de semaine devant un public hétéroclite, allant des simples badauds curieux aux vrais enragés. Au moins les orateurs haranguant la foule avaient-ils su le sortir de la monotonie.
Le petit tracteur fit une brusque embardée suffocante avant de reprendre son rythme de croisière, écourtant ses rêveries. Encore une heure à ce train là et le jeune homme arriverait à la statue d'Achille. La plus grande et la plus ridicule statue de Hyde Park. Aujourd'hui une mini feuille de vigne masquait le micro-pénis turgescent qui avait tant choqué les londoniens du XIXe siècle. Tant mieux en même temps, déjà qu'à cause de cette sculpture éponyme Achille se prenait quelques quolibets au quotidien...
Ensuite, il devrait traîner le petit tracteur au cabanon de rangement. Là, il était certain qu'il la verrait encore. Foulée régulière, cheveux aux vents, jambes musclées vibrant à chacun de ses pas, souffle court comme si elle arrivait de loin... En son for intérieur, Achille l'avait surnommée en français "la demoiselle du parc". Après quelques mètres à vive allure, elle finissait invariablement par disparaître au premier croisement venu. Au cours de la matinée, elle réapparaissait plusieurs fois dans son champ de vision, semblant toujours faire ses pauses pile là où Achille travaillait. Même lorsque son emploi du temps changeait.
Et invariablement, tous les jours, à la même heure, au même endroit, comme des centaines d'autres avant elle, la jeune femme s'arrêtait près de lui pour s'étirer. Les joues rougies par l'effort, les auréoles sous les bras, quelques gouttes de sueur traçant encore des rigoles le long de son dos. Soit elle le suivait, soit leurs habitudes étaient identiques. Pourtant le parc était grand. Achille n'était même pas certain qu'elle le voyait. En général, les gens ne faisaient pas attention à lui. La tenue de travail peut-être... A force, le jeune homme se sentait malgré lui comme un de ces psychopathes dans les films. A moins que ce soit elle, la malade mentale...
Et encore une fois, aujourd'hui, après avoir dépassé la statue, entretenu et rangé le tracteur, vaqué à ses occupations, Achille n'avait qu'à tourner la tête pour constater qu'elle était là, à s'agiter sous son nez. Encore une fois. Clairement, cette situation commençait à lui peser. D'un autre côté il ne se voyait pas l'aborder. Qu'est-ce qu'il pourrait lui dire ? Un truc comme : "hé madmoiselle t'es charmante, tu veux une glace à la menthe" ? Ou encore : "bon grognasse faudrait que t'arrête de me suivre c'est flippant à force" ?!
Pas moyen de faire quoi que ce soit sans qu'elle le prenne pour un idiot, ou un imbécile, ou un crétin, ou un demeuré, ou un paumé ou un...
"Excusez-moi... ?"Sans s'en apercevoir, Achille s'était approché d'elle. Oui, ces mots sortaient bien de sa bouche, à lui.
Non mais ça va pas ?!
"Hum, je voudrais pas que vous me preniez pour un pervers, un idiot, ou un paranoïaque, mais, sérieusement, de vous à moi... est-ce que vous me suivez ?"Achille s'étonnait lui-même de son audace. Et puis quand bien même elle le suivait réellement, rien ne l'obligeait à lui répondre par l'affirmative. Conversation stérile. N'importe quoi, j'vous jure...
"C'est à dire que, depuis un mois environ, vous voyez, vous êtes toujours dans les parages. Pas que ça m'ennuie, hein, 'fin, hum, y'a plein de gens à qui ça arrive, d'être dans mes parages, vu que je bosse là, enfin..."La situation était tellement gênante, qu'Achille ne savait même plus ce qu'il voulait dire. Il sentait son cœur battre à tout rompre et ses joues rougir légèrement d'embarras. Retenant son souffle, le jeune homme tenta de se rattraper maladroitement.
"Non et puis, en fait, laissez tomber, ça fait rien. Je me fais des idées. Excusez-moi."Sans croiser le regard de sa jolie demoiselle du parc, Achille ramassa ses outils et commença a se détourner d'elle, se maudissant intérieurement. Clairement, ça ne se faisait pas. Elle allait flipper, ou bien carrément ne plus vouloir venir dans le coin. C'était quand même son droit, à elle, de se balader dans ce parc sans se faire aborder par un manutentionnaire. Et puis, au pire, si vraiment elle lui voulait du mal -on sait jamais- il devrait pouvoir se défendre sans trop de souci.