Vanina - Soyez vous-même, tous les autres sont déjà pris

Janvier 1996
Difficile de savoir quand commence réellement la vie. Est-ce au moment de la première division cellulaire, à l'origine de l'embryon qui donnera plus tard un petit être ? Est-ce au moment où le premier battement de cœur de ce petit être retentit puis meurt étouffé par le liquide amniotique ? Est-ce au moment où le petit être prend sa première bouffée d'oxygène et expulse son premier cri ? Tout cela, ce sont des considérations de biologistes. La plupart des gens ne sont pas biologistes. La plupart des gens vous diront que la vie commence au moment où son intensité vous éblouit, vous submerge, vous assourdit. La vie commence quand elle vous met face à ses épreuves, quand vous gouttez pour la première fois à ses joies ou à ses peines, quand vous sentez pour la première fois votre cœur battre dans votre poitrine.
Vanina vous dira que sa vie a commencé le jour de son premier championnat national. Elle n'avait que dix ans. Elle s'était mise à ressentir toutes ces émotions bouleversantes qui vous font prendre conscience que oui, vous êtes vivants. La patinoire renvoyait les milles lumières multicolores d'autant de projecteurs fixés au plafond. La glace dégageait un froid intense, atténués dans les tribunes par la chaleur des spectateurs, dont les yeux rivés sur la surface miroitante brillaient d'admiration. Sa tenue pailletée dessinait sa frêle silhouette d'enfant, tremblante alors qu'elle était à deux minutes de son passage. Ses cheveux tirés en arrière dégageaient sa nuque. Elle sentait le froid glacial émanant de la patinoire qui n'attendait qu'elle. Son cœur tambourinait dans sa poitrine à une vitesse démesurée. Jamais elle ne s'était trouvée face à une telle épreuve. Elle pratiquait le patinage artistique depuis cinq ans mais elle participait pour la première fois à une compétition.
Elle était née en Sicile mais avait récemment déménagé près de la capitale de l'Italie. Ses parents, très impliqués dans sa réussite sportive avaient pensé judicieux de se rapprocher de Rome où les écoles de patinage étaient bien meilleures que sur l'île de son enfance. Il était vrai qu'elle n'avait jamais autant progressé que cette dernière année. Certes elle aimait beaucoup le patinage, cette sensation de voler au dessus de la glace, la beauté des figures, la joie ressentie lors de la réussite d'une figure difficile, mais la compétition était un monde nouveau pour elle, qui ne l'avait jamais vraiment attirée. Face à cette compétition elle ne savait comment se comporter. Elle n'était pas comme ces fillettes qui déjà à l'âge de dix ans semblaient être tout à fait à l'aise et sûres de leur talent, prêtes à s'emparer de la plus belle médaille. Vanina était bien plus hésitante, peinant à dissimuler son stress, se repassant encore et encore son enchaînement dans son esprit, effrayée à l'idée d'en oublier une partie.
Soudain, alors qu'elle se tenait à l'entrée de l'immense patinoire, elle leva la tête, un éclair de panique traversant son beau regard. Elle jeta un coup d’œil vers ses parents dont les applaudissements se voulaient rassurants. Elle s'élança alors sur la glace avec une grâce sans égale. Son nom venait de retentir dans les haut-parleurs. Quelques heures plus tard il retentirait de nouveau pour l'inviter à prendre place sur la plus haute marche du podium.

Novembre 2010
Mino avait levé ses grands yeux vers elle pour lui annoncer la nouvelle. Elle n'avait tout d'abord pas voulu y croire. Il était blagueur Mino, c'était bien son genre de raconter de telles conneries. Mais aurait-il osé sachant à quel point Vanina était susceptible ? Certainement pas.
- J'ai rencontré quelqu'un d'autre.
Il avait prononcé cette phrase de sa voix grave et envoûtante. Cette voix qui avait fait chavirer son cœur trois ans auparavant. Il avait débarqué dans sa vie à une vitesse phénoménale. Un patineur bourré de talent lui avait-on dit. On lui avait promis qu'elle ferait des merveilles avec lui, qu'elle serait propulsée encore plus loin sous le feu des projecteurs qui l'irradiaient déjà. C'était un partenaire d'exception. Elle avait accepté d'essayer. C'était incroyable. Tellement facile. Tout était instinctif, naturel avec lui, elle ne réfléchissait plus, c'était comme s'il était son âme sœur sur la glace. Et elle avait aimé croire qu'il le serait aussi au quotidien. Là encore tout était venu naturellement. Un café partagé avant un entrainement, un film après, un fou rire pendant et un premier baiser un mois après leur première rencontre.
Ce fut magique, sublime, incroyable, inoubliable. La demoiselle n'avait jamais ressenti quelque chose d'aussi fort auparavant. Ils avaient tout pour être heureux. Passion commune, complicité à toute épreuve, compatibilité. Vanina avait juste oublié qu'il pouvait exister mieux qu'elle ailleurs pour lui. Pour elle, elle avait du mal à croire qu'il existait plus parfait que Mino. Il était son premier véritable amour. Elle avait toujours eu du succès auprès des hommes, cependant ils étaient loin de chercher la même chose qu'elle. Alors qu'elle n'avait jamais ressenti le besoin, comme certaines filles de son âge, de profiter de la vie en restant sans attache, elle ne semblait attirer que les hommes qui ne cherchaient que des histoires divertissantes. Elle s'était bien souvent attachée, trop raidement, succombant à un doux regard ou un beau sourire, rougissant sous une pluie de compliments, s'amusant dans ce jeu de séduction qu'elle pensait à l'origine d'une véritable relation. Bien trop souvent déçue elle n'en restait pas moins une éternelle romantique pleine d'espoir, croyant naïvement que le prochain serait le bon. Elle avait été persuadée que Mino serait le bon. Il avait tout pour l'être.
Mais voilà, il avait rencontré quelqu'un. Une autre fille probablement plus jolie qu'elle, plus gentille, plus agréable à vivre. Et en s'insinuant dans leur relation, cette fille n'avait pas seulement mis fin à leur couple, mais aussi à leur duo. Hors de question pour Vanina de partager la patinoire avec quelqu'un qu'elle avait aimé, et qu'elle aimerait encore quelques temps avant que ces sentiments s'estompent. Il lui fallait l'oublier, et elle ne pourrait le faire que si elle coupait les pont, que si elle s'éloignait de lui au maximum.

Janvier 2011
- Te rends-tu compte de tout ce que tu abandonnes ? Tout ces efforts jetés aux oubliettes !
La voix de sa mère résonnait dans la petite maison de banlieue. Vanina, la tête dans les mains, tentait de supporter à la fois ces cris ô combien prévisibles et la douleur lancinante qui engourdissait son genou. Sa jambe tendue devant elle reposait sur la table basse du salon. Elle n'avait pas plié son genou depuis un mois déjà et ne pourrait le faire avant de longues semaines encore. L'opération avait laissé de petites cicatrices encore rouges mais qui dans un an deviendraient presque invisibles.
- Tu as remporté un nombre incalculable de compétitions ! Tu as gagné une médaille d'or aux jeux olympiques l'année dernière ! Ta carrière est en plein essor, tu ne vas pas tout arrêter à cause d'une blessure !
Les larmes coulaient sur ses joues mais elle refusait de le montrer à sa mère. Elle lui avait toujours reproché d'être incapable de contrôler ses émotions, de toujours se laisser submerger sans raison. La colère, la peur, la tristesse, et même la joie, autant de sentiments qui faisaient bondir le cœur de la demoiselle et humidifiait ses beaux yeux. Sa mère voyait cela comme une marque de faiblesse. Sa mère voyait tout comme une marque de faiblesse. Sauf peut-être la victoire. Sa mère ne vivait que pour cela, voir sa fille monter en haut du podium, sourire, rayonnantes face aux objectif. Elle se sentait fière de voir son propre sang se baisser pour accueillir autour de son cou la médaille d'or. Ainsi, sa mère avait du mal à comprendre pourquoi cette petite fille qu'elle avait élevée dans la compétition, dans l'ambition de la victoire, pouvait vouloir tout laisser tomber à cause d'une simple blessure.
Mais la blessure de Vanina n'était pas si simple que cela. Son corps souffrait depuis de nombreuses années des heures d'entraînement intensif qu'elle s'infligeait. Pour remédier à cela elle s'offrait les kinésithérapeutes les plus réputés du pays pour soulager ses articulations sans cesse mises à rude épreuve. Mais alors qu'elle avait reprit l'entraînement suite aux jeux olympiques, une nouvelle douleur au genou droit avait fait son apparition. Son médecin lui avait conseiller de ralentir le rythme, ce qu'évidemment sa mère ne lui avait pas permis de faire. L'accident était survenu alors qu'elle s'entraînait pour la troisième fois avec son nouveau partenaire. Ils n'avaient pas encore appris à se connaître, que ce soit sur la glace ou en dehors. Ils n'avaient pas encore cette complicité qui permet à un duo de ne faire qu'un. Les portés étaient beaux, mais parfois inconfortables. Il avait suffit d'une erreur. Son partenaire avait voulu la soulever en plaçant l'une de ses mains sous son bras droit et l'autre un peu trop bas sur son genou droit. La douleur l'avait tétanisée, déstabilisant son partenaire qui l'avait lâchée alors qu'ils étaient lancés à pleine vitesse sur la glace. La chute avait été lourde, douloureuse, et avait été la cause d'une rupture des ligaments croisés du genou droit de la demoiselle.
Ce n'était pas une simple blessure. Vanina avait subi une lourde intervention pour réparer ce qui avait été rompu, et en attendant que son genou se rétablisse il était constamment immobilisé et ce pour plusieurs mois. Mais sa mère ne se rendait pas compte de tout cela. Elle n'avait pas ressenti la douleur, elle ne savait pas que Vanina n'était pas aussi passionnée par la compétition qu'elle le prétendait, et surtout elle n'imaginait pas que la rupture de Vanina et Mino l'avait bien plus affectée que ce qu'elle laissait voir, lui enlevant même le goût de patiner.
Elle leva les yeux pour la première fois depuis le début du sermon, tourna un regard débordant de haine vers celle qui lui avait pourtant donné la vie.
- Je vais reprendre mes études, quoi que tu en dises. Je vais arrêter le patin, quoi que tu en penses. Tu n'as pas le choix alors soit tu décides d'assumer ton rôle de mère et de me soutenir dans des choix que tu n'approuves pas, ou bien tu fais une croix sur moi, tu m'oublies.
Abasourdie, elle prit le temps de la réflexion mais finit par abdiquer, par amour pour sa fille qui pourtant la rendait folle.