L’ingérable bonne humeur de Shane semblait particulièrement contagieuse ce soir. Il faut dire que le jeune homme n’avait pas eu l’occasion de passer une aussi bonne soirée depuis… depuis… depuis trop longtemps, hélas. Le retour à la réalité était encore plus prodigieux que tout ce qu’il avait pu imaginer au cours des derniers mois et la présence de Breena ne pouvait avoir qu’un effet miraculeux sur son moral. Indéniablement, il avait été impatient de la retrouver, certainement galvanisé par l’idée qu’ils vivraient dans la même ville désormais. Shane aimait cette complicité entre eux, ainsi que la manière dont ils savaient se confier l’un à l’autre sans la moindre réticence. Il avait confiance en elle et réciproquement. La soirée était déjà bien entamée et les deux jeunes gens qui venaient tout juste de dîner s’apprêtaient désormais à arpenter les rues désertes de Londres. Mains dans les poches, Shane dévisagea son amie avec un nouveau sourire aux lèvres. « Tu n’imagines même pas à quel point tout ça m’avait manqué. Même l’infâme nourriture Londonienne est un vrai pêché mignon pour mes papilles… Il faut dire que la bouffe lyophilisée, ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur pour le moral. » Shane avait cette habileté surprenante à savoir plaisanter de sa situation. Partir au combat n’était pourtant pas source de gaieté mais s’il s’amusait à ressasser tout ce qu’il avait vu au cours des dernières semaines, il savait qu’il finirait immanquablement dans un asile psychiatrique pour dépression nerveuse carabinée. « Tu vois… je pensais qu’après tant d’années passées dans l’armée, je parviendrais à m’habituer à tout ça. Aux images insoutenables, aux cris, à cette peur sournoise qui te ronge constamment. Mais c’est des conneries tout ça. Personne ne peut y être insensible. Pas après tout ce qu’on voit. Alors tu apprends à dompter tes émotions. Elles sont toujours là, mais tu apprends à vivre avec. Parce-que dans le cas contraire, t’es foutu. Pour moi, ne pas revenir n’était pas une option. » Non, ce n’était pas une option. Emily ne méritait pas de perdre son père au même titre qu’elle avait perdu sa mère. Pourtant, Shane avait parfaitement conscience des dangers et il avait choisi d’exercer ce métier en dépit des risques et de tout ce que cela pouvait impliquer. Parfois, il suffit juste d’une seconde d’inattention pour que tout bascule soudainement. A maintes reprises, il avait été témoin de ce genre de scènes absolument infernales. Avoir de l’expérience sur le terrain ne suffit pas. Tout un tas de paramètres entrent en ligne de compte et malheureusement, il ne pouvait avoir le contrôle sur chacun d’eux. Là bas, le temps semblait s’écouler de manière anormalement lente. Tout semblait figé, pétrifié, voué à l’inexorable chaos engendré par l’homme. Ainsi, son bonheur immense de rentrer chez lui n’avait d’égale que la souffrance dont il avait été témoin ces dernières semaines. Il songeait à tout ce qu’il avait vu … à ces morts … à cet accident. Il en frissonnait encore. Tout était allé tellement vite. C’est en voyant ses équipiers ralentir et en voyant leurs mines inquiètes qu’il avait fini par comprendre que quelque chose n’allait pas. Quand il s’était tourné, il avait assisté à un spectacle cauchemardesque. Shane pouvait s’empêcher de se demander pourquoi il n’avait rien eu ce jour-là. Pas même une égratignure. Comment était-il possible de se sentir aussi impuissant ? Certains diront que tomber dans une embuscade fait partie des risques du métier. Mais ces hommes qui étaient sous ses ordres étaient avant tout comme des frères pour lui. Cela faisait des semaines qu’ils partageaient tout ensemble, qu’ils profitaient des moments de calmes pour se montrer des photos de leurs femmes, de leurs enfants … parler de leurs projets. Mais désormais, il fallait faire face. Il fallait qu’il parvienne à faire le deuil de ces instants douloureux pour se centrer sur l’avenir. Ce n’était pas simple, mais Shane était doté d’une force de caractère surprenante. Chassant les images sombres de son esprit, il reprit la parole avec bonne humeur. « Et puis … Je ne pouvais décemment pas passer l’arme à gauche sans avoir goûté à ce dessert proprement divin que l’on vient de nous servir. »Shane lança un regard amusé et plein d’ironie en direction de son amie, faisant allusion au dessert qu’elle lui avait conseillé au restaurant et qu’il avait trouvé tout bonnement immangeable. Ce simple désaccord entre eux avait été la source d’un incontrôlable fou-rire dont ils avaient eu du mal à s’extirper quelques minutes plus tôt. Taquin, il donna un coup de coude à Breena puis porta son regard au loin. « Cette ville est magnifique. Je pense qu’Elisa avait raison d’insister pour que j’emménage dans le coin. J’imagine que je n’aurais aucun mal à m’y faire ! Quant à Emily, je ne l’ai jamais vu aussi enthousiaste de toute sa vie ! Pour elle, Londres est la ville de Peter Pan et d’Alice. Par conséquent, elle est conquise. »Il avait d’ailleurs été amusé de constater que sa fille aimait guetter Big Ben dans l’espoir de voir l’ombre de Pan s’y poser… bon sang, elle était vraiment adorable. « Cela dit, je ne sais pas si ma présence est un avantage pour toi… après tout, nous avons passé des années à des milliers de kilomètres l’un de l’autre et d’un seul coup, tu te retrouves avec ce bon vieux Shane sur les bras. Quelle galère ! » Une œillade malicieuse en direction de Breena suffisait à lui faire comprendre qu’il n’était pas sérieux le moins du monde. C’était un vrai plaisir pour lui de savoir que la jeune femme vivait au même endroit que lui. Ils allaient pouvoir rattraper le temps perdu et rien que ça, ça en valait la peine !! « D’ailleurs, pourquoi avoir choisi Londres ? Si ma mémoire est bonne, Malahide est une petite ville bien charmante…»

Ce n’était pas sans une certaine nostalgie que Shane écoutait son amie évoquer les raisons de son départ de Malahide. Il n’avait passé que quelques jours dans cette charmante petite ville du comté de Fingal et bien que son escapade en Irlande remonte à plusieurs années, Shane n’en conservait que de merveilleux souvenirs. Là-bas, tout respirait la sérénité, d’époustouflantes images étaient gravées dans sa mémoire et il s’était juré d’y retourner un beau jour. La proposition de Breena fut tout naturellement accueillie avec beaucoup d’enthousiasme de la part du militaire. Il serait forcément ravi de pouvoir passer quelques jours en Irlande en compagnie de sa fille et de son amie. Sans compter que Breena connaissait certainement des endroits qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de visiter et la connaissant, il savait qu’elle se ferait un plaisir de les lui faire découvrir. « Tu connais mon penchant pour l’Irlande et ses paysages somptueux… Ce serait un véritable plaisir pour moi d’y retourner en ta compagnie. Et puis, je suis certain qu’Emily adorerait Malahide. » Cette simple affirmation le fit sourire ; il faut dire que le château de Malahide ressemblait beaucoup à ceux que dessinait sa fille en permanence. Elle aimait lui rappeler qu’elle deviendrait un jour une jolie princesse, qu’elle vivrait dans un tel endroit et que, bien entendu, il serait son prince charmant. Ah ! Si seulement elle pouvait avoir cinq ans pour le reste de sa vie !! L’espace d’un instant, Shane observa les alentours. Il ne savait pas vraiment où ils étaient mais l’endroit était calme et paisible. Ils étaient en train de longer une sorte de grand parc, tandis que face à eux, se dressaient quelques monuments bien connus d’Angleterre. « Ca n’a pas été trop difficile pour ton père de devoir abandonner les fouilles ? Quand on exerce un métier aussi exaltant, s’en défaire ne doit pas être simple… J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour ton père. C’est un homme fascinant. » Shane avait eu l’occasion de le rencontrer par le passé et il avait été proprement épaté par le talent, les connaissances et le charisme du père de Breena. A n’en point douter, il devait être excellent dans son domaine. L’archéologie nécessite beaucoup de patience, de minutie et de connaissances historiques. Shane aurait probablement aimé exercer un tel métier, certainement parce qu’il était totalement fan d’Indiana Jones lorsqu’il était gamin. Hélas, l’histoire et l’école de manière générale n’était pas son point fort. Oh, il était loin d’être un mauvais élève mais malheureusement, il n’avait pas la patience de rester assis sur une chaise à écouter sagement les discours de ses professeurs. Shane avait toujours eu besoin de bouger, d’aventures, de sensations fortes. Pas étonnant qu’il soit rentré dans l’armée. « Et que devient Nolan ? » s’enquit-il soudainement avec beaucoup d’intérêt. La famille de Breena comptait beaucoup aux yeux de Shane. Sans doute car la première fois qu’il les avait rencontré, tous s’étaient montrés extrêmement chaleureux, courtois et accueillants. Ils avaient agi avec lui comme on le ferait avec un membre de sa famille et ça, ça ne pouvait que le toucher profondément. Il faut dire que sa propre famille n’était pour ainsi dire par vraiment portée sur les marques d’affection ou les élans démonstratifs. Il y avait un contraste saisissant entre ses parents et ceux de Breena. « Tu sais quoi ? Je pense vraiment que nous devrions organiser une petite soirée à quatre. Toi, Nolan, Elisa et moi. Ca pourrait être amusant, tu ne penses pas ? »D’autant qu’Elisa appréciait Breena au moins autant que lui. C’était sans doute le fait de revenir de mission qui le mettait dans un tel état d’impatience, mais Shane tenait vraiment à profiter de chaque instant ainsi que de toutes les personnes qui comptaient pour lui. Il n’était plus question de perdre la moindre seconde, d’autant qu’il n’était pas certain du moment où il devrait de nouveau partir. Ce n’était pas pour les prochains mois, lui avait-on assuré… Mais avec l’armée, il fallait s’attendre à tout. « Hum… et à quoi ressemble ton quotidien ici ? Comment occupes-tu tes journées ? »

La perspective de passer quelques jours en Irlande en compagnie de Breena et d’Emily était particulièrement exaltante. Il faut dire que Shane ne s’était pas octroyé le moindre jour de repos depuis une éternité, ce qui ne manquait pas de le faire culpabiliser. Il n’avait pas envie de passer à côté des précieux instants qu’il avait l’opportunité de vivre avec sa fille. Emily était une petite fille adorable et dotée d’une intelligence remarquable. Elle allait probablement grandir avant même qu’il n’ai le temps de s’en apercevoir et Shane refusait catégoriquement d’avoir le moindre regret en devenant ce genre de père absent, tout juste bon à faire acte de présence aux anniversaires. Quant à Breena, il va de soi que le jeune homme était fortement attaché à tout ce qu’ils partageaient ensemble. Là encore, il souhaitait être présent pour elle, avec elle, et faire perdurer cette amitié sans faille qu’ils cultivaient depuis si longtemps déjà. « Je vais me pencher sur la question afin que nous puissions organiser ça au plus vite. J’imagine que je ne devrais pas avoir de mal à m’accorder quelques jours de repos après… tout ça. » Repos qui serait amplement mérité, cela va sans dire. Mais en attendant de pouvoir profiter pleinement des fabuleux paysages Irlandais, Shane tenait à ne négliger aucun détail de la vie de son amie. Ces derniers mois, il leur avait été particulièrement difficile de communiquer en raison de la distance mais surtout des moyens relativement précaires mis à la disposition de Shane lorsqu’il était en mission. Les rares fois où il pouvait utiliser un téléphone ou communiquer via Skype, il s’empressait d’appeler Elisa afin de pouvoir discuter avec Emily. En dehors de ces quelques contacts avec sa fille, il n’avait pas vraiment eu l’occasion de parler avec qui que ce soit. Autant dire que cette situation était pesante, d’autant qu’il pensait bien souvent à sa chère Breena, se demandant si tout allait bien de son côté. Il y avait ce côté bienveillant en lui qui n’avait de cesse de se mettre en alerte dès qu’il était question de Breena. A l’instar d’un grand frère un peu trop protecteur, il aimait s’assurer que tout allait au mieux pour elle. En réalité, Shane agissait avec Breena de la même manière qu’il l’avait toujours fait avec Elisa. Ainsi, il n’hésita pas à prendre des nouvelles de chacun des membres de son adorable famille, insistant tout particulièrement sur la santé de son père envers qui il éprouvait une profonde et sincère admiration. Shane ne fut pas vraiment étonné d’apprendre qu’il avait su faire preuve d’une faculté d’adaptation remarquable lorsqu’il avait été contraint d’arrêter ses fouilles. C’était un homme fort et ayant la chance d’être solidement ancré dans une famille unie. Ce n’est certainement pas chez les O’Neil que l’on verrait ça. Shane et Elisa étaient pour ainsi dire, les seuls à veiller l’un sur l’autre. Leurs parents n’avaient que trop tendance à se montrer égoïstes et n’avoir d’yeux que pour leur propre bien être. « Ca ne m’étonne pas vraiment. Ton père est doté d’une force de caractère absolument étonnante. Puis j’imagine que transmettre ses connaissances à des étudiants avides de savoir doit être extrêmement gratifiant pour lui. Ces jeunes gens ont beaucoup de chance d’avoir un professeur comme lui. Les gens passionnés par leur métier se font malheureusement trop rares de nos jours… Hum tiens, d’ailleurs tu sais ce qu’Emily veut faire quand elle sera plus grande ? Vétérinaire pour grenouilles…» Pourquoi les grenouilles ? Il n’en avait pas la moindre idée. Toujours est-il que c’était la nouvelle lubie d’Emily qui insistait depuis des semaines pour qu’Elisa lui offre un charmant petit batracien. Connaissant sa sœur et sa phobie pour les créatures autres que chien et chat, autant dire que ce n’était pas gagné.

Avoir quelques nouvelles de Nolan sembla beaucoup satisfaire Shane qui, une nouvelle fois, fut rassuré de savoir que toute la charmante famille de Breena se portait à merveille. Ainsi, le jeune homme était devenu avocat ? Un bien beau métier. Bruxelles, ce n’était pas la porte à côté mais si ça pouvait lui permettre d’enrichir ses connaissances et d’acquérir un statut plus important alors pourquoi pas ! « Parfait. Quand tu l’auras au téléphone, transmets-lui mes amitiés et dis-lui que je n’ai pas oublié qu’il me doit une revanche au basket ! » Et mauvais perdant comme il était, Shane y tenait absolument ! Un sourire amusé se dessina sur son visage et enfin, la conversation prit une autre tournure. Le jeune homme était curieux d’en apprendre davantage sur le quotidien de Breena et sur ses activités depuis qu’elle vivait à Londres. Travailler au British Museum semblait être un véritable plaisir pour elle et il était ravi de constater qu’elle s’y sentait bien. « Tu as l’air épanouie dans ton métier, c’est une bonne chose. Je suis sincèrement heureux que tu t’y plaises autant. Hum.. tu penses qu’Emily et moi on pourrait avoir droit à une visite privée un de ces quatre ? » demanda-t-il avec amusement. Oui, pourquoi pas ! Cela pourrait être sympa de visiter le musée avec Breena, d’autant qu’il aurait certainement mille et une questions à lui poser et que, sans le moindre étonnement, elle serait certainement capable de répondre à chacune d’elles. L’intelligence de Breena aurait presque pu le faire complexer mais heureusement, elle était très habile dans sa manière d’expliquer les choses et généralement, elle savait comment s’y prendre pour qu’il ne perde pas le fil. « Mais toi pour le moment tu es ici, mais tu crois que tu pourrais repartir bientôt en mission ? » A l’entente de cette question, Shane haussa les épaules avec désinvolture, signe qu’il n’en avait pas la moindre idée. Son travail était imprévisible et il pouvait aussi bien être appelé dans six mois que dans la nuit suivante. Tout était terriblement aléatoire et dépendait d’un tas de paramètres liés au contexte géopolitique du moment. « Si on en croit ce qui m’a été dit, je devrais être tranquille durant un bon moment. Après, rien n’est jamais acquis dans l’armée. Je peux aussi bien être appelé dans trois jours dans le cadre d’une nouvelle mission, il n’y aurait rien d’étonnant à cela. C’est pour cette raison que je tiens à profiter pleinement de l’instant présent. »Songer à repartir ne l’enchantait pas outre mesure. Shane n’avait pas envie de devoir abandonner Emily une fois encore. Oh bien entendu, il ne l’abandonnait pas réellement… mais c’est le sentiment qu’il avait. A propos, c’est sur cette dernière que la conversation ne manqua pas de dévier. Breena n’avait pas eu l’occasion de voir la petite demoiselle depuis un bon bout de temps et il est vrai qu’elle avait bien changé depuis leur dernière rencontre. « Je te confirme qu’elle change de jour en jour ! Parfois, j’aimerais pouvoir arrêter le temps afin qu’elle reste éternellement mon bébé de cinq ans. Si tu veux, on pourrait aller se promener tous les trois le week-end prochain. Je suis certain que ça lui ferait très plaisir. Je ne dis pas ça parce que c’est ma fille, mais Emily est dotée d’une intelligence remarquable. Un peu comme sa mère, en réalité… tu te souviens de Lana ? Elle était capable d’aborder n’importe quel sujet avec une aisance remarquable, elle s’intéressait à tout, comprenait tout… Emily, c’est la même chose. Tiens, la voilà.»Shane sortit son téléphone portable de sa poche, de manière à pouvoir montrer une photo d’Emily à son amie. La petite fille avait les cheveux châtain, longs jusqu’au bas du dos, de pétillants yeux verts qui rappelaient étrangement ceux de Shane et un sourire qui de toute évidence, était celui de Lana. Une vraie petite poupée.

Le simple fait de programmer des vacances dans un futur proche était source de bonheur pour Shane. Non seulement car il ne s’était pas octroyé le moindre moment de quiétude depuis une éternité, mais avant tout car il serait entouré par toutes les personnes qui comptaient véritablement à ses yeux. En effet, il considérait la famille de Breena comme la sienne. Il s’était toujours senti à l’aise en présence de ses parents et de son frère. Il ne savait pas si ce sentiment était réciproque, mais il avait l’impression de les connaître depuis toujours.« Tu plaisantes, ce serait fabuleux qu’ils se joignent à nous ! Ca me rappellera de bons souvenirs… Puis tu connais l’estime que je porte à ta famille.»Sans doute avait-il autrefois trouvé au sein de cette famille ce qui faisait défaut dans la sienne : de l’amour, de la patience, de la bienveillance… Il s’était souvent demandé ce qu’aurait été sa vie si ses parents avaient été un peu plus comme ceux de Breena. Pour sûr, Shane n’aurait jamais quitté New-York. Elisa non plus, d’ailleurs. Mais les choses étaient ainsi faites et comme il se l’était souvent dit : personne ne choisit sa famille. Attentivement, il écoute donc son amie évoquer le nouveau métier de son père et esquissa un sourire amusé lorsqu’elle évoqua l’idée qu’elle aurait pu l’avoir comme professeur. « Oh je pense qu’il aurait été particulièrement exigeant envers toi. Cela dit, je pense qu’il n’a pas besoin de ça pour être fier de toi. Il n’y a qu’à voir la façon dont il te dévisage lorsqu’il se trouve en ta présence. Quels que soient tes choix, il te soutiendra toujours. Tes parents sont fiers et cela se comprend…» Breena n’avait pas de quoi rougir de son parcours, bien au contraire ! Shane la trouvait extrêmement brillante et intelligente et le métier qu’elle exerçait aujourd’hui forçait l’admiration. Ce n’était pas donné à tout le monde de travailler au British Museum en étant si jeune. Il avait entendu dire que des années d’expérience sur le terrain étaient habituellement exigées, ainsi qu’une connaissance accrue de chacune des pièces présentées au public. Mais même sans ça, ses parents auraient été fiers d’elle. Shane n’en doutait pas une seconde. Breena était quelqu’un de bien.

La remarque de la jeune femme concernant les choix étranges d’Emily le fit sourire de bon cœur. Effectivement, il trouvait l’idée de sa fille proprement saugrenue mais n’avait pas eu le courage de la contrarier. Elle était tellement mignonne lorsqu’elle lui expliquait la manière dont elle prendrait soin de ces petits batraciens qu’il ne pouvait décemment pas briser ses rêves. Puis après tout, pourquoi pas !! « Tu as parfaitement compris, elle souhaite s’occuper exclusivement de grenouilles bien qu’elle ne soit pas contre le fait de soigner une ou deux licornes de temps à autre… »Un nouveau sourire ponctua ses lèvres. Il n’inventait rien. Emily était dotée d’une imagination débordante. Il se plaisait à écouter ses histoires de petite fille. Plonger dans l’imaginaire d’Emily, c’était avoir l’occasion de retomber en enfance à son tour. Aussi, Shane jouait bien souvent le jeu. « A vrai dire, je ne sais pas trop d’où provient cette passion pour les grenouilles… Tiana, sans doute. »Tiana qui, bien entendu, était la princesse Disney préférée d’Emily. Tandis que la conversation allait bon train, Shane ne manqua pas de suggérer l’idée d’une petite visite privée du musée. S’il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, Breena sembla tout au contraire prendre sa demande au sérieux. Après tout, pourquoi pas ! Visiter le British Museum en présence de la jeune femme ne pouvait qu’être à la fois agréable et instructif. Puis honnêtement, Shane n’avait pas l’habitude de fréquenter ce genre d’endroit. Il avait toujours l’impression de ne pas être à sa place dès qu’il était question de parler d’histoire. « Un samedi, ce serait parfait. Mais je ne tiens pas à semer le chaos au sein de ton emploi du temps ou t’obliger à aller travailler un jour de repos. Cependant, cela pourrait être vraiment intéressant. Puis honnêtement, j’ai très envie de te voir dans ton élément…»

Breena était l’une de ces personnes avec qui Shane avait envie de passer un maximum de temps avant d’être potentiellement rappelé en mission. Il n’avait pas envie de quitter Londres avec le moindre regret, comme il avait quitté New York quelques mois plus tôt. En effet, il n’avait pas eu l’occasion de dire au revoir à ses amis et cet état de fait lui avait beaucoup pesé lorsqu’il était à l’autre bout du monde. Fort heureusement, il n’était pas censé repartir en mission avant un bon bout de temps, chose qui sembla également rassurer Breena. La conversation dévia de nouveau sur Emily puis sur Lana… Ah Lana ! Shane soupira doucement, songeant à la manière abrupte dont la jolie russe avait quitté sa vie. Il était dans l’attente depuis cinq ans maintenant… et non, il ne parvenait toujours pas à tourner la page. C’était impossible. « Non, je n’ai pas la moindre nouvelle de Lana… J’ignore où elle se trouve et crois-moi, ce n’est pas faute d’avoir cherché. Je suis moi-même allé jusqu’en Russie, j’ai engagé des détectives privés, des enquêteurs… mais rien. Lana a toujours été sous l’emprise de son entourage et ce, en dépit de sa volonté. Je ne dis pas que je suis en mesure de pardonner ce qu’elle nous a fait, surtout à Emily, mais … je sais qu’elle n’a pas agi de son plein gré et qu’elle a été forcée de nous quitter. Hélas, personne n’a été en mesure de retrouver sa trace. C’est un peu comme si elle s’était volatilisée de la surface de la terre. Idem pour sa famille. A croire que les Vodianova n’ont jamais existé. C’est à n’y rien comprendre.»Shane passa nerveusement une main sur sa nuque et haussa les épaules. Que pouvait-il ajouter de plus ? Le mystère demeurait entier. Quant à Emily, elle ne posait jamais de question sur sa mère, ce qui arrangeait beaucoup Shane. Toutefois, il redoutait l’instant fatidique où elle commencerait à l’interroger. Qu’allait-il pouvoir lui dire ? Comment lui expliquer ce qui s’était passé alors que lui-même n’en avait pas la moindre idée ? « Emily ne parle jamais d’elle et entre nous, ça m’arrange beaucoup. J’espère avoir trouvé des réponses avant qu’elle ne commence à le faire.»Car de toute évidence, il ne pourrait pas éviter cette conversation si elle se présentait à lui. Vivre dans le déni n’était pas son fort et il ne l’avait d’ailleurs jamais fait. « Bon et toi, alors ? Tu n’as toujours pas rencontré quelqu’un ? Londres regorge pourtant d’hommes célibataires qui aiment fréquenter les musées.»s’amusa-t-il en l’observant.

Certaines évidences méritent parfois d’être explicitement énoncées, c’est vrai. Cela dit, l’exercice délicat de l’expression des sentiments est loin d’être évident pour tout le monde. Cette réticence devait certainement correspondre à des craintes profondément ancrées qu’il n’était pas toujours simple de surmonter. Durant de nombreuses années, Shane avait eu beaucoup de mal à exprimer ses émotions, c’était l’apanage des faibles selon son père. En toutes circonstances et même lorsqu’il n’était qu’un enfant, ce dernier lui demandait de se montrer fort. Il avait toujours fait de son mieux, jusqu’à la naissance d’Emily… désormais, il souhaitait une relation plus authentique, laissant place à l’expression des sentiments. Dire à sa fille qu’il l’aimait et qu’il était fier d’elle n’était pas très compliqué, mais il pouvait cependant comprendre que ça le soit pour certaines personnes. « Je comprends. Peut-être qu’il le fera un jour… » Shane esquissa un léger sourire, rassurant. Quoi qu’il en soit, cela ne faisait aucun doute que ces enfants faisaient la fierté de leurs parents. Nolan et Breena étaient devenus deux adultes proprement extraordinaires et n’importe qui aurait été ravi de voir la tournure que prenaient les choses pour eux. Souvent, Shane se demandait ce que deviendrait Emily dans quelques années… Outre le fait de vouloir devenir une guérisseuse de grenouilles professionnelle, sa charmante petite princesse allait certainement se découvrir des passions, des envies, des habiletés. Il était curieux de savoir si elle allait devenir aussi cartésienne et intelligente que sa mère, ou plus aventurière et téméraire comme il pouvait l’être. En attendant de le découvrir, Shane devait endurer des dessins animés à longueur de journée, dont un en particulier qui tournait en boucle à la maison. La réaction de Breena lorsqu’il prononça le nom de Tania le fit immédiatement sourire. « Ne commets surtout pas cet affront devant Emily ou tu risques de t’en faire une ennemie. » plaisanta-t-il avant de continuer ses explications. « C’est sa princesse Disney préférée… La princesse et la grenouille, ça te parle ? » Il avait posé cette dernière question avec amusement et sans réelle conviction, se doutant bien que Breena passait plus de temps le nez plongé dans ses livres que devant la télé. « Ma pauvre Bree !! Tous ces livres t’ont fait perdre ton âme d’enfant. » Un léger ricanement s’échappa de ses lèvres étant donné qu’il cherchait simplement à la provoquer. Il n’était nullement question de se moquer d’elle, d’autant qu’il était sincèrement admiratif du parcours de la jeune femme. D’ailleurs, Shane avait véritablement envie de découvrir son métier, son lieu de travail et de la voir en pleine action. Ainsi, l’idée de visiter le musée en sa compagnie ne pouvait qu’être extrêmement attrayante à ses yeux. Face à son injonction, il se mit à rire et adopta ensuite un air parfaitement innocent. « MOI ME MOQUER ??? Naaaooon, jamais !! Tu sais bien que ce n’est pas du tout mon genre. Je ne sais pas qui t’as mis une pareille idée en tête. Mais promis, je ne le ferai pas. » Quoi que …

Parler de Lana avait toujours le même effet sur lui. Des souvenirs lumineux du passé qui éclatent comme des bulles… Parfois, il se surprenait à imaginer ce que serait sa vie si elle en faisait toujours partie. Parfois au contraire, il lui en voulait terriblement. Ces sentiments paradoxaux avaient le don de lui mettre les nerfs en pelote. Comment était-il possible d’aimer et de détester une seule et même personne avec autant de véhémence ? Les propos de Breena étaient plein de bon sens. Personne ne pourrait décemment rester de marbre devant une pareille situation. Ceci dit, la vie de Lana était tellement compliquée qu’il ne pouvait que comprendre… du moins, essayer de lui trouver des circonstances atténuantes. « Pour être honnête avec toi, je ne sais plus trop quoi penser. Bien sur que je lui en veux, c’est évident. D’ailleurs, je n’ose même pas imaginer quelle serait ma réaction si elle réapparaissait soudainement dans nos vies ! Elle est partie du jour au lendemain, m’a laissé un bébé d’à peine trois mois sur les bras et n’a plus jamais donné signe de vie. C’est terrible comme situation, surtout pour Emily. Cependant, je connais Lana et tout ceci ne lui ressemble pas. Si elle l’a fait, c’est qu’elle n’avait pas d’autre choix. Je lui en veux, c’est certain. Mais je m’en veux également de ne pas avoir été en mesure de la protéger de tout ça. J’ignore désormais ce qu’elle est devenue, où elle est, si elle va bien … » Shane haussa doucement les épaules et passa une main nerveuse derrière sa nuque. Hélas, il ne pouvait rien faire de plus, il avait déjà usé de toutes les stratégies dont il disposait pour tenter de retrouver sa trace, en vain. « Oui je m’en doute que cela t’arrange pour le moment. Ne te tracasses pas je suis certaine que tu trouveras les mots qu’il faudra. Et puis si jamais je suis là. » Anticiper cette conversation qui tôt ou tard, serait inévitable ne servirait à rien. Shane aurait beau s’y préparer, il savait que la tâche serait délicate quoi qu’il advienne. « C’est gentil, je te remercie.» Bien sur qu’il savait qu’il pouvait compter sur elle… comme toujours. Breena était toujours présente lorsqu’il en avait besoin de réciproquement d’ailleurs. Afin d’éviter de s’attarder trop longuement sur le délicat sujet « Lana », le militaire ne manqua pas de détourner la conversation afin d’en apprendre davantage sur la vie privée de son amie. Il était curieux de savoir où elle en était, dans la mesure où il n’avait que trop l’habitude de la voir plongée dans ses livres. A croire qu’elle ne s’octroyait jamais la moindre seconde de répit. La réponse tant attendue ne manqua pas de lui arracher un léger sourire en coin. Il est vrai que les hommes célibataires, jeunes et potentiellement intéressants ne représentaient qu’un faible pourcentage des visiteurs de musées, mais après tout pourquoi pas ! « Oh mais je connais beaucoup d’hommes célibataires, passionnés par les momies égyptiennes et les reliques antiques !! Bon d’accord, je n’en connais pas beaucoup… deux ou trois… bon d'accord aucun !! Mais peu importe, j’suis certain que tu finiras par en rencontrer un.»