Never mess with an Abberline • Poppy

Je n’entends que le murmure lointain de la conversation en cours, tandis que je fais virevolter mon crayon à papier sur mon cahier de croquis. Comme il m’est impossible de tenir en place pendant deux heures, je suis en équilibre sur ma chaise n’ayant que les deux pieds de cette dernière touchant le sol. Cela me rappelle les sermons de nos maitresses puis profs à l’égard de Jules et du coup du lapin qu’il risquait en faisant une telle chose. Cette pensée me fait sourire un instant. Quelqu’un se racle la gorge et je me rends compte que plus personne ne parle, aussi je lève les yeux et m’aperçoit que la dizaine de personnes autour de moi me fixe l’air sérieux. Ah… On m’a probablement parlé. Je souris légèrement embêtée et tourne mon carnet vers eux. Bien sûr, j’ai un minimum écouté leurs babillages avant de m’autoriser à les snober. Tous se concentrent sur mon dessin ce qui me laisse le loisir de les observer un à un, les hommes sont tous en costume cravate, impeccable sans une mèche de cheveux qui dépasse. Et les femmes ont des tenues plutôt similaires, je souris en baissant les yeux sur mon jeans troué et mon chemisier transparent. La seule règle vestimentaire que j’applique ce sont les talons aiguilles, car j’adore le bruit que ça fait dans le couloir et je suis consciente que mes collègues détestent ça… encore plus que le fait que je m’obstine à ne pas vouloir rentrer dans le moule.
Mon patron sourit en regardant mes dessins et m’adresse un hochement de tête approbateur. Seul son avis m’importe au final, tant qu’il est satisfait de mon travail et se fiche que je ne me sois pas coiffée le matin tout va pour le mieux. « Vous avez compris la direction dans laquelle nous souhaitons aller Poppy, c’est du bon travail. » me félicite-t-il. Je hausse les épaules avant de le remercier puis de récupérer mes affaires. Ils voulaient des illustrations réalistes, en phase avec le monde d’aujourd’hui pour une population adolescente. Avec tout ce que j’ai vu à cet âge-là, plus réaliste on ne fait pas. L’heure étant venue de quitter le bureau j’attrape mon manteau dans mon bureau et m’enfuis presque de l’immense building dans lequel se trouvent nos bureaux. J’aime mon travail, mais les réunions avec des gens qui n’y comprennent rien c’est juste du temps de perdu.

Une fois dehors, l’air frais de Londres me pique le visage et je souris en sortant mon téléphone de ma poche. Un message de Saphyr qui me dit de tenir le coup pendant la réunion et d’éviter de faire une caricature de la responsable d’édition que je ne peux pas supporter. Et un message vocal de Jules. Je fronce les sourcils et l’écoute. Un vacarme sans fin s’échappe du haut-parleur de mon mobile si bien que je suis forcée de l’éloigner de mon oreille. Fronçant les sourcils je tente de réduire le son et de comprendre quelque chose, après deux écoutes un seul élément est clair mon frère se trouve dans un bar. Sur le bord de la route, je troque alors mes chaussures de boulot pour une paire de basket que j’ai toujours sur moi au cas où et je rejoins la partie de la ville où mon frère jumeau préfère errer.

A l’hôpital, ils ne séparent pas les jumeaux. Les deux enfants sont installés dans le même berceau chauffant, et ce même en réanimation. Scientifiquement, il a été prouvé qu’ils ont cruellement besoin l’un de l’autre. Après avoir partagé un même utérus pendant neuf mois, ces deux êtres restent liés à vie. Je ne peux être plus d’accord. Jules, mon jumeau, l’autre partie de mon être, c’est un peu comme l’oxygène. Je ne peux pas m’en passer. Il est ce qu’il est. Parfaitement imparfait. Je ne pourrais l’aimer plus. M’engouffrant dans le métro, je m’installe sur un siège et continue à griffonner des trucs pour le boulot. Je ne peux m’en empêcher. Le dessin, la photo, la peinture avec les mains et les pieds aussi parfois, c’est probablement la même chose que les substances illicites pour Jules. Mon exutoire, ce moyen d’oublier tout le reste, mais surtout de s’oublier soi-même. Un petit garçon se penche par-delà l’épaule de son père et regarde mes dessins en souriant, devinant le nom du personnage en question issu d’une collection déjà débutée. Je lui rends son sourire, et déchire la page en question puis la lui donne avec un clin d’œil et sors du métro. Mon calepin dans mon sac de nouveau, je prends le chemin de petites routes pavées. Le coin des bars. Tranquillement, j’entre dans le premier, un pub Irlandais et scrute la salle des yeux ne trouvant aucune trace de mon frère. Peu désireuse de vérifier les toilettes des hommes je m’adresse directement au barman en lui demandant s’il a vu Jules. Presque tous les barmans du coin le connaissent, et à force je les connais aussi. Machinalement, je le remercie et passe au bar suivant. Même démarche, je vais accoster le barman mais je perds mes mots en voyant un jeune homme ressemblant à un fantôme de mon passé et fais demi-tour ressentant l’urgence de respirer de l’air frais.

L’amitié a toujours été quelque chose de ridiculement simple pour moi. J’ai ce truc, cette capacité à aller vers les gens à bien m’entendre avec eux. Néanmoins, je reste aussi brisée que le reste des Abberline. Bien que plus sereine d’apparence, mes cicatrices sont aussi profondes que celles de mes frères et sœurs. Battue comme eux par notre père, j’en garde les stigmates aussi bien physiques que psychiques. J’abhorre la violence tout en ayant appris à l’utiliser et en n’hésitant pas à en faire usage lorsque cela est nécessaire. Avoir grandis auprès de Jules et Curtis m’a aidé sur ce point-là. Rien que de savoir comment fermer son poing pour mettre un coup, comment envoyer son bras histoire d’avoir plus de puissance. La vie m’a formée pour le reste. Et cela ne me rends pas taciturne ou renfermée, je suis toujours souriante mais brisée. J’ai une fois aimé quelqu’un plus que je n’aime les miens. Lorsque j’étais étudiante.

Mes années d’études à Oxford ont été bien plus enrichissantes que je n’aurais pu l’imaginer. Je me souviens du moment où nous avons dû quitter Londres. Je me souviens de la rage de Jules, de l’écho à ma propre rage. De la découverte de ce tas d’argent pouvant nous garantir une éducation. A l’époque, je n’imaginais pas ce que cela coûterait à Jules. Une part de lui.
Tous séparés, j’ai vécu ma vie d’une façon différente que je ne l’avais jamais fait. Je ne m’occupais que de moi-même et me permis d’autres choses. Comme tomber follement amoureuse d’un étudiant vendeur dans l’épicerie la plus proche du campus. Tout allait plutôt bien entre nous, même si je refusais qu’il ne connaisse ma famille. Non pas que j’aie honte d’eux, mais c’était trop pour moi. Ils représentent tous toutes ces choses que je ne voulais pas lui dévoiler. Toutes ces parts de moi que je ne parviens toujours pas à confier. Malgré tout, il l’acceptait et je me surprenais à me demander si je ne devais pas envisager de lui faire au moins rencontrer Saphyr. Elle saurait protéger tout ce que je voudrais cacher. Néanmoins il ne me laissa pas le temps de commettre cette erreur. Un jour où ayant pour la énième fois oublié ma pilule j’avais le doute d’une éventuelle grossesse, il m’avait demandé en mariage en dégainant une bague de la poche de son jeans. La réaction espérée par toutes les filles normales. Seulement, voilà. Je ne suis pas normale, je suis une Abberline après tout. Aussi souriante, aussi optimiste, aussi souriante que vous le voulez, mais je n’en reste pas moins l’une des miens. Le fait qu’il nous voit absolument passer le reste de nos vies ensemble, avoir un enfant et prendre ça bien sans être totalement bouleversé, cela m’a fait fuir. J’ai refusé sa demande, rompu, et déménagé de l’autre côté du campus pour ne plus jamais le croiser. Alors, croiser ce probablement nouveau barman lui ressemblant me laisse bouche bée et je ne peux que regarder le bar comme s’il m’avait trahi pendant plusieurs minutes.

Finalement, je me ressaisis et entre dans un bar qui joue de la musique un peu plus bas. A peine la porte ouverte, sa voix me soulage et m’apaise. Jules est en train de faire de la musique, et c’est probablement l’une des choses que je préfère au monde. Sur cette petite scène, il est tellement lui. Torturé, blessé, déprimé, totalement amoureux et empreint d’un déni massif. Je m’installe à la table où je reconnais ses affaires, demande une bière pendant qu’il continue d’exercer son art, et je peux finalement respirer. Comme l’oxygène, n’est-ce pas ?