(✰) message posté Dim 22 Fév 2015 - 22:34 par Invité
Une douleur lancinante traversa ma main, remonta vers mon poignet, s’empara de mon coude, mordit mon épaule et me fit serrer les dents. Je n’osai pas bouger mon bras gauche : il semblait engourdi et mort. Les phalanges de ma main droite étaient sèches, comme des articulations rouillées. Le sol était désagréablement froid. J’attendis avant d’ouvrir les yeux. Dans ma bouche, du sang ; pas le mien. Je connaissais le goût de mon sang : celui-ci était sucré. Ma langue passa au coin de mes lèvres pour les humidifier. J’avais mal. J’avais l’impression que mon corps était couvert d’ecchymoses et que mon crâne allait s’ouvrir en deux. Je levai ma main droite pour venir caresser ma joue : rasée, lisse, le visage émacié et blafard. J’étais brûlant, et la fraîcheur de mes doigts m’apaisa quelques secondes. Je n’avais pas envie d’ouvrir les yeux. J’entendis des pas se rapprocher de moi : je laissai retomber mon bras et fis le mort. On s’arrêta à quelques mètres de mon corps immobile, mais on ne tarda pas à faire demi-tour et disparaître. Chaque bruit résonnait dans l’espace et dans ma tête, faisant vibrer chacun de mes os. Je me sentais fragile. Les fameux os, on aurait dit du cristal, et en m’appuyant dessus, j’avais l’impression qu’ils me transperçaient la peau. Dans mes veines, de l’acide, me tenant éveillé pour pouvoir souffrir proprement. Je me raclai la gorge et mes paupières s’ouvrirent, laissant la lumière entrer dans mes pupilles. Je regardai mes mains : la droite était très rouge, comme irritée à force d’avoir donné des coups, et la gauche me fit de la peine. Le bandage qui recouvrait mes points de sutures depuis deux ou trois semaines était déchiqueté et écarlate. Humide. Je la soulevai tant bien que mal : mon sang coulait lentement sur le sol et mes doigts avaient badigeonné la pierre avec, dessinant les contours d’une étoile monstrueuse. Je laissai retomber ma main gauche lourdement, phalanges contre terre, et collai mon crâne contre le mur en soupirant. Devant mes yeux, les barreaux sombres et sales d’une cellule de prison. A côté de moi, un matelas fin et douteux, sans couverture. Dans mon crâne, un trou noir : ça sentait l’alcool, mais je n’étais pas ivre. J’étais même malheureusement très lucide. J’avais encore ma cravate autour de mon cou : je n’étais pas retourné chez moi, entre la fac et cette cellule. Il m’était tellement facile de deviner ce qui m’était arrivé que cela me frustra. De ma main droite, je vins gratter nerveusement ma nuque pour réveiller mes muscles. Je n’avais pas faim. Le sang sur mon palais me nourrissait presque. Mes doigts glissèrent dans mes cheveux : ils étaient pleins de sueur et de poussière. Oh. Je n’avais vraiment aucune dignité.
Presque machinalement, je plaquai ma main contre la poche de mon pantalon : vide. L’autre aussi. Celles de ma chemise également. Je fronçai les sourcils, ennuyé, pianotant avec agacement sur mon ventre. Mes poumons me faisaient mal. C’était lorsque je ne fumais pas qu’ils brûlaient – voilà bien quelque chose d’étrange. Mes mains tremblaient et cherchaient désespérément quelque chose à mettre entre leurs doigts esseulés. Je caressai ma cravate d’un air absent. Impossible de penser à autre chose. Mes yeux parcoururent la cellule à la recherche de mon manteau ou d’une quelconque veste dans laquelle j’aurais pu laisser traîner une cigarette. Mais non. L’atmosphère avait le visage narquois de l’arrogance : T’es tombé bien bas, Thomas, semblaient me souffler les échos lointains des pas dans les couloirs. Un rictus apparut sur mon visage. Rien à foutre. Il me fallait une clope. Avec difficulté, je ramenai mes jambes vers mon torse et basculai en avant pour m’accroupir. Je laissai échapper un souffle rauque en plaquant ma main droite sur le sol pour trouver un troisième appui. Puis je me relevai, lentement, en serrant les dents et fermant les yeux, sentant le sang de ma main gauche perler jusqu’à mes ongles. J’entendis quelques gouttes s’écraser par terre. Je passai ma main sur mon front pour en chasser la douleur, en vain. Je tournai la tête et tombai sur mon propre reflet dans le miroir. J’étais maigre, mes pommettes luisant d’une lumière blanche et désagréable, éclairées par les néons du couloir. J’avais l’air jeune et hagard : rasé, je ressemblais à un étudiant, beaucoup plus qu’à un prof. Ma chemise était mouchetée de taches pourpres : du sang séché. Les manches étaient remontées jusqu’aux coudes, mais je remarquai une déchirure au niveau de mon épaule gauche. Je regardai mon bandage en lambeaux et tentai de fermer ma main. Sans succès. Cela m’arracha une grimace de douleur et j’en eu les larmes aux yeux. Il me fallait cette clope. Coûte que coûte. Je n’allais jamais réussir à sortir d’ici si je restais désagréable, venimeux et indigne. Je sentis une soudaine colère couler dans mes veines et remplacer le sang qui les quittait. J’étais l’âme en peine méprisable, incapable de se contrôler. Mes mots ne tarderaient pas à être cinglants et courroucés. J’étais un chat jeté à l’eau qui avait oublié comment nager et je pataugeai tant bien que mal, blessant mes muscles un à un et m’étouffant dans mon propre sang dénué de nicotine.
J’entendis à nouveau des pas qui se dirigeaient vers moi, traversant le couloir froid et imposant. J’en avais presque oublié ma condition : j’étais en prison. Pour avoir frappé quelqu’un, sûrement. Pour avoir fait preuve de violence débordante et injustifiée. J’allais peut-être apprendre les détails de mes frasques de la bouche du policier qui s’approchait. Mais je voulais d’abord ma clope. Et, en outre, un nouveau bandage, parce que j’avais des allures d’un être revenu des morts avec ma main ensanglantée. Je fis quelques pas en direction des barreaux et passai mes bras entre ceux-ci, les laissant pendre au-dessus du vide. Je posai mon front contre le métal glacé : un frisson me parcourut. Mal de tête. Douleur fulgurante dans les bras. Jambes tremblantes. Mon corps tanguait comme un bateau ayant fait naufrage. Je vacillai et manquai de tomber alors que je tentai de me redresser. Finalement, je me raclai la gorge pour me donner un peu de contenance et soufflai d’une voix d’outre-tombe : « Excusez-moi … » Quoi, c’est tout ? Je ne voulais pas trop me lancer dans des tirades – vu mon état, je pouvais très vite devenir arrogant, et une prison n’est pas l’endroit pour avoir raison. Enfin, tout dépendait de quel côté des barreaux on se trouvait. Mais je me connaissais. Je savais qu’être ici, c’était respirer le parfum de ma jeunesse insurgée. Je me rendais compte à quelle point elle n’avait aucun sens, et pourtant je ne pouvais m’empêcher de fulminer intérieurement contre la loi, l’ordre et le métal poisseux sur lequel reposaient mes bras morts. Je gardai les paupières closes mais continuai à parler : « Excusez-moi, … Je crois que je suis blessé à la main. » Tiens-donc, où était passée ma priorité ultime ? J’ouvris finalement les yeux et les pointai sur l’homme qui se trouvait en face de moi. « Et que j’ai besoin d’une clope. » Il avait le regard froid mais je le soutins, dissimulant au maximum ma nervosité. J’avais envie de bondir sur lui, attraper un de ses membres avec mes doigts humides et le forcer à m’obéir. Au lieu de cela, je restai immobile et le toisai d’un air glacial. J’ajoutai même un peu de politesse : « S’il vous p… » Je suspendis cependant ma voix et fronçai les sourcils, perplexe. Oh. Vous connaissez la suite. Vous aviez déjà vu ce genre de pièces de théâtre un peu mauvaises où tout se basait sur l’instant de reconnaissance ? Eh bien voilà qu’à présent, je jouais dans l’une d’elles. Il avait de la barbe, maintenant. Taillée, soignée, et cela lui allait bien. Mes iris se chargèrent de mépris. « Puuuutain. » murmurai-je pour moi-même, mais ma voix était grave et sèche : elle résonna dans l’air ambiant. Ma main droite vint machinalement saisir le barreau et je le serrai – fort. Beaucoup trop fort. Mes doigts se crispèrent : ils contenaient tout mon dédain et toute la présomption de mon âme insurgée, renaissant de leur cendres alors qu'ils avaient brûlé il y a bien longtemps. Bordel, j'en avais besoin, de cette clope. Et les prunelles acérées de Theodore l'avaient remarqué. Mais, bien évidemment, lui seul était du bon côté des barreaux. Lui seul pouvait prétendre à la liberté.
(✰) message posté Ven 6 Mar 2015 - 21:49 par Theodore A. Rottenford
‘‘Reality doesn't impress me. I only believe in intoxication, in ecstasy, and when ordinary life shackles me, I escape, one way or another. No more walls.’’ ✻ Ce n’était qu’un sentiment. Jasmine n’était qu’un doux songe qui me détournait de mes sentiers battus. Elle avait le don de me plonger dans l’incompréhension la plus totale malgré mes grands éclats de génies ou mes longs moments de réflexion. Je voulais l’enlacer avec toute ma passion retenue, mais je ne parvenais tout simplement pas à dépasser mes idéaux. Je n’étais pas un homme bon, chaleureux, sain ou expressif. Comment lui accorder le bonheur innocent lorsque ma vie tout entière était vouée à la pègre ? Mon cœur ciré sombrait dans les extases d’un fantasme impossible. Je ne pouvais pas être un père dévoué car je chérissais mon identité au-delà de la raison. J’avais juré allégeance au culte irlandais et à ses frasques malsaines. Je soupirai en crispant mes doigts autour de mon stylo à bille. Un profond silence régnait dans les longs couloirs du commissariat. L’obscurité se penchait lentement sur mon visage placide, avalant les bouts de mon âme corrompue à pleine bouche. Connerie de merde ! J’avais déjà franchis les limites de l’indécent auparavant mais je ne m’étais jamais laissé envahir par la culpabilité. Je savais faire la différence entre le vrai et le faux. Je savais m’imprégner du déshonneur et y trouver un certain plaisir, mais aujourd’hui je me sentais en tort. Je me mordis l’intérieur des joues d’un air contrarié. Mec, signe ces foutus papiers que l’on finisse ! Mon incapacité à suivre les directives de mon père était déconcertante. Je ressentais quelque chose de bizarre ; le rêve esquissé d’une fusion avec le diable - comme si mon corps mourant aspirait encore à l’absolution malgré ses actes ignobles. C’était stupide. Le combat de la raison et du sentiment était stupide. J’abandonnais mes dossiers sur le bureau avant de rejoindre la réception d’un air blafard. Les sous-officiers en permanence me saluèrent d’un air bien entendu. J’acquiesçai de la tête avec silence avant de rejoindre l’entrée. Il n’y avait pas grand monde ce soir – quelques ivrognes et une course poursuite sur la 5ème avenue. A croire que Londres était enfin devenu un lieu de paix et d’amour fraternel. Je continuais ma ronde en trainant des pieds. Ma démarche avait toujours été particulière et ceci malgré ma musculature imposante. J’avais longtemps été complexé par les balancements arythmiques de ma silhouette au lycée ou encore à la faculté de droit, mais à présent le passé me semblait si lointain. J’avais pris un coup de vieux depuis l’arrivée de ma fille dans ma vie.
J’avais l’impression de me faufiler dans mon propre tombeau au fur et à mesure que je m’enfonçais dans le bâtiment. L’odeur de renfermé irritait mes narines sensibles et je dû me faire violence pour ne pas céder à la tentation de partir. Après tout, il était de mon devoir d’inspecter le travail de mes subordonnés avant de disposer. J’ordonnai à l’un des gardes de solliciter la femme de ménage d’urgence. Ma voix transcendait avec une once de soulèvement. Je ne supportais pas que mon commissariat soit aussi négligé. Je le fixais avec autorité avant de balayer l’air d’un signe rapide de la main. Je savais que mon obsession pour la propreté était parfois ridicule, mais j’avais besoin de m’entourer de la clarté du jour afin de mieux apprécier la pâleur de la nuit. Ma vie ne me permettait pas d’envisager l’avenir, mais je pouvais au moins contrôler les petits détails du présent. Je fis le tour des cellules avant de me tapir dans un coin. Parfois je pouvais ressentir toute l’ironie de la situation. Je me tenais fièrement devant les barreaux en acier, mais je savais qu’il me suffisait d’un faux pas pour me retrouver du côté obscur à mon tour. Je me penchai avec recueillement, les mains jointes sur ma poitrine avant de soupirer. «Excusez-moi, … Je crois que je suis blessé à la main. Et que j’ai besoin d’une clope. » Les gémissements de cet inconnu me parvenaient de loin. J’avais l’impression de faire partie d’une réalité déphasée, mais les vibrations disgracieuses de sa voix perturbaient ma petite transe. Je claquai la langue contre mon palais avant de lui adresser un regard froid. «S’il vous p… » Je retrouvai les traits familiers de Thomas sous le faible éclairage de la prison. Un rire sardonique se traça sur mon visage sans que je ne puisse contrôler mes élans d’impolitesse. Pas lui ! «Puuuutain.» J’observais sa magnifique chevelure brune et les boursoufflures violettes qui ornaient son arcade zygomatique. Il s’était sans doute retrouvé en cellule de dégrisement après une dispute. Je sentais l’odeur aigrelette de l’alcool flotter autour de sa bouche tremblante. Je m’éloignai lentement en recouvrant la moitié de mon visage. J’avais longtemps pensé, et aujourd’hui encore, que Thomas était l’incarnation même de l’esprit rebelle et futile. Il avait certains idéaux, mais concrètement, toutes ses belles philosophies n’étaient qu’une goutte de pluie qui s’instillait dans l’océan. Il s’attachait au principe de la mort volontaire afin de se créer l’illusion d’une vie trépidante et surfaite. Je ne l’aimais pas. Je n’aimais pas ses faux airs de supériorité et son laxisme presque irrespectueux. Je secouais lentement la tête. « Je suppose que tu es content de me revoir. » Lançai-je d’une voix calme. Je roulai des yeux en direction de son poing saignant avant de lui adresser un haussement d’épaules. « En effet tu es blessé à la main. Je demanderais à ce qu’on t’apporte de l’antiseptique. » Je lui tendis un mouchoir en soie qui se trouvait dans ma poche avec lenteur. « Cela dit, je n’ai aucune obligation, légalement parlant, de satisfaire tous tes caprices. » Je ris avec légèreté avant de me position en face de sa silhouette faible et irrégulière.
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(✰) message posté Dim 8 Mar 2015 - 12:10 par Invité
Mais c’était quoi ces conneries, sérieusement ? Sur tous les policiers de Londres réunis, il fallait que je tombe sur le seul que je connaissais ? Le seul avec qui j’avais été à la fac ? Le seul que je n’aimais franchement pas ? Le seul qui allait prendre un malin plaisir à me laisser moisir derrière ces barreaux jusqu’au lever du jour ? Je tiquai lorsqu’il rit. Il m’avait entendu jurer. Ça partait très mal pour moi. Mais après tout, il ne fallait pas qu’il le prenne personnellement, j’avais l’habitude d’être grossier lorsque j’étais surpris. Oh, on y croyait, hein ? Plus sérieusement, ma voix lasse et étirée ainsi que mon regard noir et vitreux décrivaient bien tout ce que Theodore m’inspirait : une longue marche dans le désert. Fatigante et sans issue. Je trouvais cet homme lisse. On voulait plonger à l’intérieur mais on ne faisait que glisser sur son visage de marbre et bondir en sens inverse. C’était le souvenir qui m’avait le plus marqué : cet homme semblait être taillé dans un acier inébranlable. Ajoutez à cela un regard méprisant, et vous obteniez un résultat concluant. Bizarrement, cela ne m’étonnait pas qu’il soit devenu policier. Ça tombait même parfaitement sous le sens. Rester impassible, manipuler d’un seul regard, savoir se montrer charmant mais aussi terriblement violent, Theodore devait savoir le faire à merveille. C’était probablement un homme à la fois terrifiant et absolument passionnant. « Je suppose que tu es content de me revoir. » Ah, oui, à force de retracer son caractère dans mon esprit, j’en avais presque oublié pourquoi je ne le portais pas dans mon cœur, mais rien qu’à entendre le son de sa voix, cela me revint immédiatement. Theodore ne m’aimait pas. Il ne m’aimait pas pour les mêmes raisons que je donnais lorsque j’expliquais pourquoi je ne m’aimais pas moi-même. Parce que oui, j’avais beau me trouver absolument ridicule dans mon costume de révolutionnaire raté, j’étais assez orgueilleux et suffisant pour mépriser ceux qui pensaient la même chose. Au fond, j’allais finir par détester tout le monde. Autant trouver tout de suite un hameau en Ecosse et boire du whisky jusqu’à ma mort, j’aurais peut-être le mérite de devenir une sorte de légende locale. « Ravi, vraiment. » raillai-je en lui jetant un regard noir. Va te faire foutre, très franchement cette réplique, je la sentais grimper le long de mes cordes vocales, et je craignais qu’elle ne sorte au mauvais moment – quoi, il y avait un bon moment pour dire à un type comme Theodore d’aller se faire foutre ? A méditer. « Tu illumines ma soirée. » conclus-je dans un soupir, haussant les sourcils d’un air agacé et ouvrant grand les yeux. J’hésitai à les lever au ciel, mais me retins finalement. Je ne voulais pas en faire trop non plus.
Il posa son regard perçant sur ma main gauche et je fis de même. Mes doigts pendaient de l’autre côté des barreaux, recouverts de sang et de poussière. Inutilisable. Heureusement que j’étais droitier, mais j’allais tout de même souffrir lors de mes prochains cours. J’avais tellement l’habitude d’expliquer les choses en agitant les mains et en pianotant de mes longs doigts blancs et osseux sur le bois verni du bureau sur lequel je m’asseyais pour faire face aux étudiants. Cela allait me mettre de mauvaise humeur, c’était certain. Je fronçai les sourcils en réfléchissant à quel jour on était pour compter le nombre d’heures me séparant de mon cours suivant, mais impossible de m’en rappeler. La voix de Theodore me rappela à la réalité et je le regardai brusquement comme un chat sorti d’une rêverie mystérieuse. « En effet tu es blessé à la main. Je demanderai à ce qu’on t’apporte de l’antiseptique. » Je ne répondis pas, le scrutant froidement, le front à nouveau posé contre les barreaux. Je tendis ma main droite pour venir cueillir le mouchoir qu’il me donnait et lui adressai un battement de cils courtois en guise de remerciement. Il ne s’attendait pas à ce que je sois amical. Si je trouvais que son rôle de flic lui correspondait bien, j’avais toujours pensé que son côté méthodique et apathique lui donnait un air de tueur en série. Cela me rassurait presque de le retrouver de ce côté des barreaux. Être arrogant ne me coûterait qu’une nuit loin de la liberté, et non ma vie. Je mis le coin du mouchoir entre mes lèvres, puis vins délicatement enlever mon bandage en lambeaux avec ma main droite. Je me décollai des barreaux, me décalai vers le lavabo qui siégeait dans ma cellule et passai ma blessure sous l’eau. Je serrai les dents : la douleur semblait écorcher la peau de mes doigts et de ma paume. Je fermai les yeux et secouai lentement la tête pour chasser la sensation de mon esprit – en vain. Une fois ma main à peu près propre, je posai mes yeux sur la blessure : c’était une balafre hideuse et cramoisie, comme une blessure de guerre. Elle ressemblait à un sourire narquois et je lui répondis en étirant mes lèvres d’un air amusé. Puis j’enroulai minutieusement le mouchoir de Theodore autour et le nouais avec mes dents et les doigts de ma main droite comme si j’avais pansé des plaies toute ma vie.
« Cela dit, je n’ai aucune obligation, légalement parlant, de satisfaire tous tes caprices. » Je relevai la tête. Theodore s’était approché de moi, et il se moquait ouvertement. Tiens-donc, voilà qui était surprenant. Lui qui avait si bien commencé, voilà qu’il redevenait vraiment l’étudiant droit et impassible que j’avais connu. Mes mains tremblaient toujours. Elles n’avaient pas arrêté depuis que je m’étais réveillé et elles continueraient jusqu’à ce que j’aie ma cigarette. L’insomniaque en manque de tabac piégé au milieu de sa cellule de dégrisement, celui-là il ne pouvait être que chiant comme la pluie. Je lui adressai un rictus froid en replaçant mes bras entre les barreaux. J’avais envie d’attraper l’un de ses membres et le tirer contre le métal froid pour l’assommer. Va te faire foutre, voilà que la fameuse expression revenait me chatouiller la gorge, mais, à nouveau, je la laissai se nouer autour sans la prononcer. Je penchai la tête d’un air félin et railleur : « Quoi, t’as peur de l’odeur ? Je te rassure, ça ne peut pas vraiment empirer par ici. » Légalement parlant, mais sérieusement ? Comme si quelqu’un en avait quelque chose à faire. J’étais le seul type éveillé parmi tous ceux qui se trouvaient dans les cellules bordant le couloir, tous les autres étaient encore plongés dans un sommeil ivre et sans rêve. Mais Theodore allait se délecter de mon manque. Pourquoi croyiez-vous que je trouvais qu’il ressemblait à un tueur en série ? Autant en profiter et être franc – ah parce que je ne l’étais pas, quand j’avais une clope au bec ? Misère, je ne savais plus qui j’étais, ma parole. Ma main droite vint saisir l’un des barreaux et je pianotai dessus avec légèreté. « J’avais oublié à quel point ton amabilité me manquait. Je dois vraiment passer pour un pauvre con maintenant que tu es là. » L’autodérision restait une arme puissante. Il ne pourrait pas me descendre autant que je le faisais moi-même. Je me moquais de ce qu’il pensait de moi, son allure d’aigle libre me toisant de ses prunelles acérées. Les aigles ne volaient pas dans ma cellule. Ils ne volaient pas dans mon esprit enfumé. Ils étaient bien trop libres pour s’y attarder. Je m’en moquais, parce que tout ce à quoi je pensais, c’était la douce chaleur du tabac dans ma bouche, inaccessible. C’était une sensation terrible car je savais qu’une fois réelle, elle serait décevante. L’absence de tabac me faisait retrouver son goût sur mes gencives. Mais ma future cigarette, aussi lointaine soit-elle, embaumerait mon palais de la saveur amère de l’indifférence. Combler le manque durant quelques longues minutes. N’était-ce pas là l’histoire la plus pitoyable que vous avez jamais entendue ? Et je comprenais Theodore, lorsqu’il me trouvait lamentable, mais je détestais qu’il le fasse. N’oubliez pas, tout ça, c’était l’expression de mon orgueil narquois. Il n’y a que moi qui puisse me critiquer. Blablabla. « Sérieux, t’as pas une clope ? Je suis certain que cela rendrait nos retrouvailles plus conviviales. » m’enquis-je d’un ton ironique. Moi qui croyais que ça ne lui coûtait rien, d’aller me trouver une cigarette. Mais si, putain. Si. Ça lui coûtait sa personnalité aux parois glissantes. Ça lui coûtait son humour taillé dans la glace. Theodore était l’allégorie naissante et bien trop réaliste de mon manque, et son sourire froid commençait à peine à apprécier la vision de mon air hagard et de mon visage affolé.
(✰) message posté Lun 9 Mar 2015 - 15:52 par Theodore A. Rottenford
‘‘Reality doesn't impress me. I only believe in intoxication, in ecstasy, and when ordinary life shackles me, I escape, one way or another. No more walls.’’ ✻ J’étais submergé par la mélancolie. La tristesse était un sentiment grisant qui me prenait par la gorge avant de serrer sa prise trompeuse sur mes cordes vocales. Pourquoi la vie aussi éphémère et injuste soit-elle, ne pouvait-elle pas être dictée par la simple pensée d’un homme fort et brillant ? Je correspondais au schéma idéaliste des grands monarques du passé et pourtant, j’étais accablé par la présence innocente d’une enfant que je n’avais jamais désiré. Jazz était la lueur d’espoir qui me révulsait le plus. A l’image de la passion, du bonheur, de la jouissance ou de la simplicité, elle ne faisait que me bercer de désillusions. Je devenais vulnérable. Cette pensée suffisait à fausser tous mes accomplissements. Je pris une grande inspiration avant d'ouvrir mes yeux ombrageux sur le visage de Thomas. Il ne fallait pas croire que c’était l’obscurité de la prison qui le rendait aussi faible. Je l’avais toujours connu comme ça. Sa silhouette fantomatique dansait autour du grand feu de la vie sans jamais prendre part à sa magnificence. En fait, il ne faisait que se brûler par ses propres brasiers et les fureurs de sa révolution à la con. Son esprit singulier était malmené par ses exigences surréalistes ; il ne pouvait pas mourir d’ennui et aspirer au savoir-vivre en même temps. Sous sa chevelure bouclée et son expression restrictive, se déroulait le combat grotesque entre la vanité et la nature humaine. Sa voix altière effleurait mon seul tympan encore valide, mais je refusais d’imprimer ses paroles. Plus par habitude que pour autre chose. «Ravi, vraiment. Tu illumines ma soirée. » Répondit-il avec ce manque d’engagement et cette once d’apathie qui le caractérisaient tant. Thomas aurait pu s’élevait au rang des lumières, mais son existence était déjà entière, comme une œuvre achevée qui n’avait plus aucun intérêt littéraire. L’imagination débordante, la vision noire, et la déception bouleversante se disputaient dans sa tête. Et je savais avec certitude que ses efforts de bienséances n’étaient qu’hypocrisie. Il voulait arriver à ses fins. Il avait tout simplement besoin de sa dose journalière de nicotine et de goudron. J’arquai un sourcil d’un air septique sans le quitter du regard. Il avait une certaine réserve dans ses gestes, peut-être même de la douleur. Les vibrations disgracieuses de sa respiration rythmaient la chronique d’un cœur malheureux. Il avait le regard pâle et les traits teintés d’un bleu très vif. Je le vis passer sa main blessée sous l’eau glaciale du lavabo en réprimant une grimace de dégoût. Il noua le bout de tissu sur sa plaie cramoisie et je me détournai de lui comme une fleur obscure qui se cache du soleil. Son apparition fugitive n’était qu’un instant de répit entre deux fraudes fiscales. Je me voilais dans la nuit cherchant désespéramment qu’elle apaise mon terrible secret.
«Quoi, t’as peur de l’odeur ? Je te rassure, ça ne peut pas vraiment empirer par ici.» Lança-t-il en se rapprochant des barreaux en acier sombre. Je penchai lentement mon oreille vers lui afin de lui accorder toute mon attention. Je ne pensais pas qu’il était au courant de ma surdité cruelle. A l’époque où nous nous étions connus, je n’avais pas encore goûté aux vices de la pègre – Certes je faisais partie d’une famille corrompue et influente, mais je n’avais pas encore pris le flambeau brûlant entre les mains. « Je suppose que tu as raison. Ce n’est pas la fumée d’une cigarette qui changera grand-chose à l’hygiène déplorable de l’endroit. Mais au-delà de ta logique implacable, il y a mes désirs inadmissibles. » Je me rapprochais lentement de lui . « Tu ne me peux pas me priver de cette satisfaction. » Chuchotai-je d’un air machiavélique. Son haleine aigrelette flottait encore autour de son long visage mais je ne retins pas respiration cette fois. Je me délectais de son manque et de la frustration grandissante qui menaçait de le rendre fou. Le pouvoir magique de l’addiction ! C’était certainement pour cette raison que j’évitais toute forme de substance narcotique. Il y avait deux types de personnes dans le monde ; les accros et ceux qui manipulaient le business du tabac, de l’alcool, ou de n’importe quelle autre produit illicite. J’ouvris la bouche avant de poser ma langue au coin de ma bouche incurvée. «J’avais oublié à quel point ton amabilité me manquait. Je dois vraiment passer pour un pauvre con maintenant que tu es là.» Je claquai mes lèvres avec désinvolture. Il ne perdait rien de son répondant, même lorsqu’il était en situation désavantageuse. « Mais tu n’avais pas besoin de ça pour passer pour un pauvre con. Ça fait partie du personnage. » Répondis-je sur un ton banal, comme s’il s’agissait d’un échange ordinaire entre deux camarades, et non du prélude d’une joute verbale sanguinaire. Tous les autres locataires des cellules étaient plongés dans une longue et profonde léthargie. Le silence s’immisça dans ma peau pendant quelques instants, marquant une pause de sérénité dans mon esprit en effusion. Je n’appréciais pas le jeune homme qui vacillait devant moi, mais j’étais content de retrouver sa hargne habituelle. Cela n’avait rien à voir avec la rivalité qui nous animait. Thomas était l’une des rares personnes qui m’avaient tenu tête lors de ma jeunesse insouciante. Il connaissait les vestiges de l’homme que je voulais devenir sans se douter du monstre d’égoïsme qui battait dans ma poitrine. Hélas, trop souvent, je me permettais de me critiquer à travers ses torts. S’il était un révolutionnaire raté, moi, je n’avais aucun principe. Je ne faisais que dissimuler mes couleurs sous le voile pourpre de la bienséance. «Sérieux, t’as pas une clope ? Je suis certain que cela rendrait nos retrouvailles plus conviviales.» Je ris avec arrogance ; retrouvailles ? Conviviales ? Mais de quoi il parlait ? Je me redressai en croisant les bras dans mon dos. « Hier j’ai parlé avec un chirurgien ; il m’a dit qu’il était très facile de se tuer. » Rétorquai-je en citant un extrait de la lettre de Bettina Brentano-von Arnim. « Tu te donnes trop de mal en fumant alors que les choses pourraient aller beaucoup plus vite. » Je regrettais de ne pas avoir de cigarettes sur moi à cet instant. J’aurais adoré faire craquer ces allumettes qu’il adorait tant sous son regard affolé et humer tous les poisons qui lui était destiné. Dommage.
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(✰) message posté Dim 15 Mar 2015 - 11:31 par Invité
« Je suppose que tu as raison. Ce n’est pas la fumée d’une cigarette qui changera grand-chose à l’hygiène déplorable de l’endroit. Mais au-delà de ta logique implacable, il y a mes désirs inadmissibles. » Finalement je comprenais qu’il existe des gens capables de l’apprécier. Il avait ce côté mystérieux qui intriguait, et l’autre, insolent et outrageux, qui le rendait fort. Je lui souris, laissant apparaître l’éclat blanc de mes dents, et mon regard opaque se chargea du sarcasme qui m’était propre. Il s’approcha. N’avait-il pas peur que je le griffe ? Les barreaux n’étaient pas si serrés que ça, et j’en avais envie, après tout. « Tu ne peux pas me priver de cette satisfaction. » Je restai immobile, mon rictus figé sur mes lèvres, les joues contractées et sèches. Je caressai le barreau que tenait ma main droite, pensif. Inconsciemment, il se retrouva entre mon index et mon majeur esseulés, aspirant au tabac et tremblant toujours. C’était ça, la première heure du manque : tous mes membres, de mes ongles jusqu’à la moindre boucle de mes cheveux emmêlés, voulaient fumer. J’étais déjà un sacré phénomène. Imaginez maintenant que mon corps ne soit qu’une fourmilière grouillante et noire, affamée, vorace, mais enfermée dans une cage de verre absolument vide. Voilà ce que je ressentais à cet instant. Suffocant car tout mon corps désirait imploser, cellule par cellule. Je me contins cependant et repris fermement le barreau entre ma main. Va crever, Theodore. L’Enfer a sûrement une belle place pour toi. Si seulement je pouvais l’attraper et le frapper contre le métal froid, si seulement ! Mais non, impossible. Il était à la portée de ma main, mais il avait bien plus de force et de réflexes que moi en cet instant. Je me contentai donc des mots pour lui répondre. Il peinerait peut-être plus à me faire face, confronté à ceux-ci. Oh, il parlait bien. Mais je parlais mieux. « Serait-ce un défi ? » Je plissai les yeux, cependant il pouvait toujours y déceler la lueur pétillante et sulfureuse de la malice. « Tu triches déjà, Rottenford. Nous ne sommes pas à égalité. » Cela ne m’empêcherait pas de relever ce fameux défi, pensai-je. Et quoique. Je commençai déjà par l’appeler par son nom de famille. Ça, c’était un réflexe d’étudiant. Et je savais que ce n’était pas ainsi que j’allais réussir à sortir d’ici, ni à avoir ma clope. Je courrais même en sens inverse. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Theodore me forçait à le faire. Et oui, ça m’énervait, ça me rendait agressif – moi qui était d’habitude si placide et réservé ! – mais ça me faisait rire aussi. Un rire jaune et cynique qu’il avait dû détester à l’époque. Être un révolutionnaire, c’était être tout, ou n’être rien. Il n’y avait pas de juste milieu. C’était être sanguinaire, colérique, flegmatique et mélancolique à la fois et à l’excès. Histoire que l’on ne soit pas trop équilibré non plus. C’était être issu de la pensée des Hommes comme des héros idéaux tout en reniant et tordant leurs principes obsolètes et décadents. Et faire de cette décadence un feu nouveau, comme le joyeux phénix renaissant de ses cendres. Parce que la révolte, c’était de la joie aussi, quelque part, mais moi j’avais tout brûlé. Je me retrouvais là, devant Theodore, et je ne lui présentais que ce qu’il restait : l’humour calciné, autrement dit le cynisme.
« Mais tu n’avais pas besoin de ça pour passer pour un pauvre con. Ça fait partie du personnage. » Trop facile, Theodore, je t’ai tendu la perche pour cette fois, mais peut-être pas pour les prochaines. Mon sourire s’était accentué, presque satisfait de son insulte. Ce n’était rien de bien méchant. Il avait dû en traiter d’autres de pauvre con, et ceux-ci avaient sûrement moins bien réagi que moi. Mine de rien, j’étais diplomate, non ? Il ne briserait pas mon amour-propre ce soir. La raison était simple : il n’y avait plus grand-chose à briser. N’oubliez pas que je m’étais réveillé, à demi mort, sur le sol froid d’une cellule, que j’avais une hideuse blessure à la main, bandée par le mouchoir raffiné de Theodore lui-même, que j’avais perdu la mémoire sous l’effet irréversible de l’alcool et que PUTAIN, je n’avais PAS de CLOPE. Il ne pouvait pas me descendre plus bas que ça, et puisqu’il tentait de le faire quand même, ce n’était pas en utilisant les insultes que je me faisais à moi-même qu’il y parviendrait. Ma main droite quitta le barreau pour venir se poser sur mon cœur et je soufflai d’une voix faussement indignée : « Franchement, tu me blesses. ». Puis je repris le barreau, souriant froidement à nouveau. Ma poitrine ne saignait pas. Theodore pouvait être cinglant, certes. Mais il me refusait ma cigarette : c’était comme s’il m’offrait l’acrimonie hargneuse en échange. Et celle-là, je la fumais bien trop aussi. Une douleur lancinante me traversa la tête : une migraine, germant quelque part dans mon crâne abîmé. La paume de ma main droite vint machinalement se poser sur mon front pour me rafraîchir et je remarquai qu’il était brûlant. Une fébrilité narquoise planait au-dessus de moi. A défaut de pouvoir accueillir les aigles, je laissais tout entrer dans ma cellule. La fièvre ne tarderait pas à m’affaiblir considérablement. Autant profiter des dernières minutes de calme pour montrer à Theodore que même ici, je pouvais être celui qui l’énervait tant, qu’il méprisait tant, mais avec lequel il s’amusait un peu, quelque part au fond de lui, parce que j’avais le mérite d’avoir du répondant et de l’humour. Je fermai les yeux et penchai la tête, priant pour que la douleur parte vite. En vain.
« Hier j’ai parlé avec un chirurgien ; il m’a dit qu’il était très facile de se tuer. » J’ouvris les yeux et regardai Theodore d’un air sombre. Cela ne m’étonnait pas qu’il se lance dans la pique littéraire. Mais avait-il oublié que j’étais très bon à ce jeu-là aussi ? Je finis par sourire, presque moqueur, puis il reprit : « Tu te donnes trop de mal en fumant alors que les choses pourraient aller beaucoup plus vite. » Je ricanai, amusé. J’avais mille façons différentes de mettre fins à mes jours, mais j’étais sûrement trop prétentieux et trop altruiste pour le faire. Qu’est-ce que le monde deviendrait sans moi, pensai-je dans mon sourire avec ironie. Allons-y. Rendons ses mots risibles. Montrons à quel point rien n’a d’importance. Soyons fidèle au rôle qu’il veut nous donner. Je levai ma main gauche pour qu’il la voit telle qu’elle était : pourpre, fière et agonisante. Puis, d’une voix feignant d’être sérieuse, je lui répondis : « Ouais, j’ai essayé de me tailler les veines l’autre jour, mais j’ai mal visé. Donc je me suis dit que c’était pas fait pour moi finalement. » Ma main retomba mollement mais je fixai toujours Theodore avec une intensité agaçante qui me rendait un peu plus vivant. « Mais je suis piégé, tu sais. Si je fume, je meurs, et si je ne fume pas, j’ai l’impression de mourir. Ne commence jamais surtout, la cigarette, c’est mal. » Et puis, lentement, ma main ensanglantée se remit en mouvement, prenant petit à petit de la hauteur, et je tendis mon bras vers Theodore : il était trop loin. Quelques centimètres séparaient le bout de mes ongles et son torse, mais je ne forçai pas plus. Toute l’intensité et la tension se concentraient à présent dans ce mince espace, et je ne voulais pas que cela disparaisse. Mes yeux observaient ma main téméraire, mais ne tardèrent pas à remonter vers le regard de Theodore, emplis de malice. « Tu crois que si j’énerve trop un policier, il finira par me battre à mort dans ma cellule ? Ce serait une fin plutôt lamentable, moi qui étais promis à un si grand avenir. » Je soutins son regard sans baisser le bras. Son mouchoir blanc était déjà maculé de mon sang. Peut-être qu’il ne tarderait pas à l’être lui aussi. Les policiers étaient connus pour être des gens nerveux. Et il ne faisait pas exception, même s’il restait impassible et glacial. Son regard bleu était abyssal, mais n’était-ce pas au fond de l’océan que l’on trouvait les plus dangereux prédateurs ? Et ma main cherchait la liberté, frôlant ses plumes d’aigle avec une insouciance insolente et moqueuse, brodée d’une envie se reflétant sur mon sourire figé.
(✰) message posté Mar 17 Mar 2015 - 1:49 par Theodore A. Rottenford
‘‘Reality doesn't impress me. I only believe in intoxication, in ecstasy, and when ordinary life shackles me, I escape, one way or another. No more walls.’’ ✻ Il s’accrochait aux barreaux glacés de la cellule avec acharnement, mais je ne percevais aucun désespoir dans la profondeur de son regard chocolat. Thomas était imperturbable comme une ombre soupirante de la nuit. Finalement, il était resté fidèle à cet étudiant intrépide et énervant que j’avais connu plus jeune. Sa révolution était futile dans un monde en pleine effervescence –et maintenant qu’il avait arrêté toute activité intellectuelle, les choses ne faisaient qu’empirer. Il semblait végéter dans son propre univers, ne sachant plus quoi faire de son ignorance. Knickerbadger, ce nom raisonnait comme une douce symphonie dans mon esprit. Je me surpris à penser à ses longues tirades pompeuses en cours de littérature ou à ses grands airs de coq en pattes dans les couloirs de l’université. Que voulait-il changer au juste ? La vision des gens sur la vie ? Leurs aspects vestimentaires ? Leurs croyances et leurs valeurs ? Le mépris que je ressentais à son égard m’empêchait de le cerner objectivement. A mes yeux, ce gosse pourri, n’était que l’incarnation d’une blessure ancienne de l’humanité. Il gesticulait en miroitant sa force tranquille, mais la cicatrice imaginaire qu’il portait sur le front était indélébile. Elle barrait les longs sillons de la fatigue qui creusait ses joues violacées. En plus d’être lamentable, il devenait hideux. Je déglutis en me penchant à sa hauteur. «Serait-ce un défi ? » Mon torse musclé frôla le bout de ses ongles crasseux, mais je n’esquissai aucun mouvement de recul. Je n’avais pas peur de ses réactions démesurées, ni de la pourriture qui grouillait sous sa peau balafrée. « Tu triches déjà, Rottenford. Nous ne sommes pas à égalité.» Son sourire terne me renvoyait vers l’insouciance de la jeunesse. Je n’avais jamais eu la bagarre facile, mais Thomas avait une emprise malsaine sur moi. Il pouvait écorcher ma vanité comme les colonnes silencieuses d’un temple religieux fauchées par les cris des mécréants. Je m’éloignais lentement en poussant un soupir d’exaspération. Ma mauvaise volonté était aussi vive que les portes rouges de l’enfer, elle brûlait ardemment dans ma poitrine comme les flammes éternelle de la passion. Je regardais silencieusement les grands plis de sa chevelure ébène se confondre avec l’obscurité de la pièce. Il perdait son éclat majestueux et il ne s’en rendait même pas compte – Thomas, il faut bien ployer un jour face à la fatalité. Je me pensais immortel dans ma solitude mais s’il y a une place pour moi en enfer, il doit forcément y avoir un cachot empesté pour toi quelque part. Ce nom, le mien, que tu prononces aussi impunément finira bien par te pourrir. Nous sommes tous pourris. Je me redressai en souriant d’un air révulsé. Mon expression tendue, à mi-chemin entre la grimace et la folie détenait un terrible secret. Celui d’un homme désenchanté -hanté par la déception. « Je ne joue jamais à armes égales, Knick. C’est pour cette raison que je me tiens ici, en face de toi, tandis que tu sombres doucement dans les délires du fumeur en manque de nicotine. » Murmurai-je sur le ton de la confidence. Je m’éloignai de quelques pas. Mes paupières injectées de sang se fermèrent sur la seule lueur d’espoir qu’il avait de sortir d’ici ce soir. Je voulais qu’il suffoque sous la pointe acérée de ma langue, la cage thoracique ensanglanté, ouverte sur les battements d’un cœur qui n’existait plus.
«Franchement, tu me blesses.» Minauda-t-il en désignant dramatiquement sa poitrine. Il était difficile de nier ses talents d’orateur mais Mon Dieu qu’il était ridicule lorsqu’il sur jouait ses émotions. J’encrai mon regard dans le sien sans prononcer un mot. Il y avait tellement d’insultes qui grouillaient sous ma gorge serrée, mais je refusais de tomber aussi bas dans mon lieu de travail. Les gens me respectaient ici. Pouvait-il se vanter d’imposer sa présence avec autant d’assurance ? Je pouvais imaginer les étudiants chuchoter derrière le dos de ce professeur en mal de vie. Il était flegmatique et mystérieux, peut-être même attirant. Son romantisme noir lui attribuait un certain charme. C’était à la fois le mystère et la lassitude de sa voix qui prêtaient à confusion avec la tendresse, qui le rendait aussi différent. Mais ici, il tombait de son piédestal. Thomas était un ivrogne coincé en cellule de dégrisement. Je passai ma main sur ma barbe naissante en humectant mes lèvres. « Je ne veux pas blesser un vieil ami. » Il y avait une part de vérité dans mes propos. Je ne voulais pas le blesser. Je pensais aux pires supplices. Les hommes de main de la mafia irlandaise avaient une façon particulière pour punir leurs ennemis, sans lever le voile de la beauté sur la mort. Je pouvais lui couper un doigt, ou le débarrasser de sa main infectée à l’aide d’une cisaille rouillée. Je pouvais m’attaquer à son oreille et lui faire subir les tourments de la surdité cruelle, tel que je les vivais chaque jour, ou le noyer dans un bassin d’eau gluante et puante. Je secouais la tête avec nonchalance afin de chasser les divagations de ma bête sauvage, mais ses grands yeux opaques me scrutaient avec insistance. Je ne pouvais pas échapper aux monstres. Je faisais partie du cirque éternel de la vie.
«Ouais, j’ai essayé de me tailler les veines l’autre jour, mais j’ai mal visé. Donc je me suis dit que c’était pas fait pour moi finalement. Mais je suis piégé, tu sais. Si je fume, je meurs, et si je ne fume pas, j’ai l’impression de mourir. Ne commence jamais surtout, la cigarette, c’est mal. » Il n’avait que son insolence pour se démarquer. Je ne voulais pas sombrer devant la fadeur de son haleine. Putain, ce mec était trop pitoyable ! Ses mots oscillaient entre une ironie tragique et un laxisme déroutant. Thomas ne devait pas ressentir la douleur inhérente à chaque échec. C’était certainement pour cette raison qu’il adorait autant rester au fond du gouffre. «Tu crois que si j’énerve trop un policier, il finira par me battre à mort dans ma cellule ? Ce serait une fin plutôt lamentable, moi qui étais promis à un si grand avenir. » Je fus tenté de rire face à sa bêtise mais la réalité me rattrapa bien assez vite. Je n’étais pas un policier qui pouvait perdre son sang-froid. Je n’étais même pas sûr d’être à ma place entre les murs délabrés du commissariat. La main tendue de Thomas flottait entre les barreaux, mendiant une seconde d’attention. Je tremblai en lui accordant son souhait. « Tu crois que si je feins une blessure grave et que je tombe volontairement sur le sol, tu finirais par passer devant un juge pour coups et blessures sur agent de police ? C’est de cet avenir si grand que tu parles ? » Je me collai à sa paume ouverte, provocateur. En dépit de son expression figée, je parvenais à percevoir toute la hargne vindicative qui sommeillait au sein de son esprit troublé. Il ne correspondait en rien à l’incarnation du génie incompris de la génération 90. Thomas n’était qu’un reflet de mon alter égo, renvoyé par l’abysse sur lequel je me penchais dangereusement. J’avais la gloire et le succès, tandis qu’il souffrait de mes pêchers à ma place comme une mauvaise caricature.
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(✰) message posté Mar 17 Mar 2015 - 19:31 par Invité
« Je ne joue jamais à armes égales, Knick. C’est pour cette raison que je me tiens ici, en face de toi, tandis que tu sombres doucement dans les délires du fumeur en manque de nicotine. » Ses chuchotis parvinrent à mon oreille et je réussis à secouer la tête, faisant danser mes cheveux sales. C’en était fini, et je l’avais parfaitement compris. Theodore, c’était ça : l’eau glacée qui faisait de mes cendres une boue monstrueuse. La lumière blafarde du couloir qui éclairait son visage mettait en relief la dureté de ses traits. Il avait oublié l’empathie et l’espoir, me forçant à faire de même. Oh, pourtant n’étais-je pas l’homme le moins compréhensif et le plus pessimiste au monde ? Mais Theodore était un être blessant. Il se recula et je soupirai, déçu qu’il m’échappe, grattant le métal nerveusement en quête de consolation. Reviens, Theodore. Tu crois que tes remarques acérées me font de la peine ? Détrompe-toi, je suis heureux que tu te sois arrêté devant ma cellule. Tu as le mérite de me faire passer le temps jusqu’à ce que l’on me sorte d’ici. J’entendis mon pouls battre dans mon cou et frapper les parois de mon crâne avec violence, mais je ne cillai pas : je n’allais pas lui donner cette satisfaction. Son sourire était déjà assez malsain comme ça. Je passai ma langue sur mes lèvres sèches en les étirant : celle-ci était encore rougie par le sang inconnu. « Fais attention, mes délires sont contagieux. Ce serait dommage que tu te retrouves du mauvais côté des barreaux. » Et pourtant, je tremblais toujours. Même si j’avais fini par m’habituer à sa présence imposante et sa voix désagréable, se reflétant en échos infinis dans le labyrinthe de mon esprit. Ou était-ce dans celui de la prison elle-même ? Quelle différence, après tout. « Mais si tu te sens de tenir toute la nuit, je t’en prie. » Il pouvait partir, s’il le désirait. Mais je me demandais ce que le son de ma voix s’effaçant au loin alors qu’il s’éloignerait lui ferait. Rien, probablement. Et peut-être que si, en fait, peut-être qu’il partirait à regret, parce que me voir souffrir et me débattre, ignorer ma douleur, continuer à sourire et à allumer dans mon regard la lueur de l’Enfer qui nous attendait tous les deux, peut-être que tout ça lui manquerait une fois que j’aurai disparu, et qu’il le savait aussi. Reviens, Theodore. Ne t’avais-je pas manqué après toutes ces années ?
« Je ne veux pas blesser un vieil ami. » Voilà qu’il se lançait dans l’ironie, lui aussi. Il avait tant de moyens de me faire tomber, et pourtant c’était avec mes propres armes qu’il avait décidé de se battre. En reprenant mes insultes. En jouant sur mes mots comme je m’amusais des siens. Mais, moi, je le faisais à défaut. J’étais à nu et il pouvait m’écorcher la peau autant qu’il le voulait, alors je lui donnais envie de le faire, comme pour l’inciter à croire que c’était un piège. Il pouvait me faire choir sur le sol en un coup. Ou bien, plus simplement, comme je l’évoquais tout à l’heure, tourner les talons et me laisser seul. Je moisissais bien plus vite lorsque je ne parlais pas, lorsque je ne bougeais pas, et mes tremblements crispaient mes mains sur les barreaux. Il n’avait qu’à souffler et je glisserai lentement jusqu'en Enfer. Mais j’avais cerné Theodore, depuis le temps. Il préférait mille fois observer mon autodestruction de loin, droitement planté sur la pierre froide de son territoire. Nous ne jouions pas vraiment. Il avait déjà gagné depuis longtemps. Mais je n’étais pas mauvais perdant, alors je lui tenais tête, parce qu’au fond, il aimait bien ça – et malheureusement, moi aussi. Je voulais jouer le rôle qu’il m’assignait, parce que j’adorais ce personnage. Celui que l’on regarde de loin et que l’on méprise tant, mais qui nous fait rire malgré nous, et pourtant, Dieu sait qu’on le déteste, ce pauvre con. Je penchai la tête, lui accordant un sourire sulfureux, et le noir de mes yeux resplendit d’une lueur presque brillante. Toujours pas envie de venir du mauvais côté des barreaux ? Oh, mais je te comprends, Theodore. Reste lisse et froid pour toujours. Peut-être qu’ainsi, tu ne vieilliras jamais.
« Tu crois que si je feins une blessure grave et que je tombe volontairement sur le sol, tu finirais par passer devant un juge pour coups et blessures sur agent de police ? C’est de cet avenir si grand que tu parles ? » Je peinai à garder le bras tendu et sentis mes muscles se relâcher, mais Theodore fut plus rapide. Il s’avança à nouveau. Un rictus étira les traits de mon visage alors que mes longs ongles sales touchaient le tissu de sa chemise, puis je laissai ma paume se plaquer sur sa clavicule, juste au-dessus de son poumon droit. Ma main était froide. Il devait sentir les tremblements qui faisaient vibrer mon corps entier. Il s’en délectait sûrement, à nouveau, car cela confirmait ma faiblesse. Mes doigts étaient toujours désespérément à la recherche du tabac, mais ils avaient rencontré Theodore et son torse de marbre. La chaleur de celui-ci m’étonna presque : il était donc bien vivant, il était donc bien un homme. Parce que j’avais commencé à en douter, à force de l’observer. Il avait toutes les cartes en main, mais je bluffais encore. Pour le plaisir, à défaut d’avoir de l’honneur. Mes ongles se plantèrent doucement dans le tissu et je laissai ma main glisser lentement contre celui-ci : une trainée rouge apparut à sa suite. Je serrai les dents : la plaie me faisait terriblement mal. Finalement, je n’eus pas la force de maintenir mon bras à sa hauteur et il retomba contre le barreau transversal qui l’avait soutenu jusqu’alors, défaitiste et pitoyable. Sur la chemise de Theodore, je discernai à présent la trace furieuse de mon sang, dessinant comme un arbre incandescent dont les feuilles brûlaient juste en dessous de son épaule, mais ma vue se brouilla – c’était peut-être la forme d’un homme, en fait, ou celle d’un poignard. J’y reconnaissais quelque chose, mais je ne parvenais pas à mettre un nom dessus. Finalement, mes yeux remontèrent vers le visage de Theodore. « Bonne question. Sauf que c’est mon sang qui est sur ta chemise, et non l’inverse. » Je ne l’en croyais pas capable, en vérité. C’était un acte trop misérable. Mais je le relançai tout de même. « Cependant, c’est vrai qu’entre le policier modèle et le prof ivrogne, le choix de la justice sera vite fait. Et pourtant, oserais-tu t’abaisser à tant d’injustice ? » Je claquai les doigts de ma main droite avec sarcasme. « Ah, mais j’oubliais : tu es un tricheur et moi un pauvre con. » Mon sourire réapparut alors. Il ne pouvait pas s’ennuyer avec moi, j’aurai toujours quelque chose à lui répondre. C’était probablement étrange, ce sentiment de vouloir pertinemment avoir le dernier mot – c’est vrai que je devais avoir été vraiment chiant à l’époque. Mes défauts à l’excès, ma voix plus jeune et plus suffisante, mes traits juvéniles refusant l’innocence, ma longue cigarette toujours clouée dans la bouche, mes bonnes notes et mon refus constant de l’autorité et de la masse. Autrefois, j’embrassais la marginalité : je voulais être au-dessus ou à côté des autres. Et à présent que j’étais en-dessous, et que je ressemblais à tous les individus des cellules jouxtant la mienne, j’avais fini par m’y plaire. Peut-être que Theodore ne savait pas que je m’en moquais, et qu’il me trouvait pathétique pour une raison que j’avais assimilée depuis tant d’années maintenant, mais son regard sombre et azuré dissimulé dans les ténèbres finissait par me fasciner. J’avais presque envie de lui plaire, à me tordre dans mon corps trop grand, douloureusement paralysé par le manque. Ce foutu manque. Je respirais avec difficulté. Mon souffle était saccadé et faible, presque inaudible pour une oreille attentive. Mon sourire et la lueur sauvage de mes yeux ne réussissaient pas à masquer cela : Theodore savait. Il savait qu’il n’avait qu’à me pousser pour que je tombe, inerte, à ses pieds, et qu’une léthargie s’empare de moi jusqu’au lever du soleil. Et pourtant, il me laissait jouer avec le feu, sans paraître excédé – ou presque. Vas-y. Essaie. Fais-moi ressembler aux autres hommes dont les esprits fondaient sur le sol. Tu ne penses tout de même pas que mon sourire va disparaître, si ? On ne se débarrasse pas de moi si facilement, Theodore. Tu n’as qu’à te regarder dans le miroir et y voir la trace sombre de mon sang s’y refléter.
J’eus un violent sursaut lorsque j’entendis une porte claquer, à l’autre bout de la prison. Deuxième étape du manque : l’acuité auditive dédoublée et agressive. Les sons parvenaient tous en même temps à mon oreille avec violence et explosaient dans mon crâne, faisant vibrer chacun de mes os sans aucune retenue. Les gouttes d’eau s’écrasant sur le sol en une mélodie sinistre, les ronflements lents et calmes de mes congénères, les claquements de langue de Theodore, le rat qui grattait la pierre de ses pattes en avançant, tous ces bruits assaillaient mon esprit et le paralysaient. Une simple cigarette. Voilà le maudit remède. Inaccessible. J’avais tourné la tête vers le couloir, l’air hagard, presque apeuré, mais je ne tardai pas à reporter mon regard sur Theodore. Impossible de sourire, cette fois. Je n’en avais pas la force. Je me raclai la gorge : celle-ci était sèche. J’eus l’impression de planter un millier d’épingles dans mon œsophage. Je crus ne pas réussir à parler, mais finalement, ma voix retentit, rauque et glaciale : « Tu ne pourrais pas me foutre en prison. Tu devrais te taper ma présence durant le restant de tes jours. Je doute que tu y arrives. » Je me redressai tant bien que mal, et ma colonne vertébrale, fragile et douloureuse, craqua. Le son m’étourdit à son tour. « Remarque, tu finiras peut-être par m’apprécier. Je suis sûr qu’à la longue, tu viendras traîner devant ma cellule, espérant m’y trouver éveillé. Rassure-toi, je le suis toujours. C’est l’un de mes nombreux secrets. » Mon sarcasme semblait me maintenir en vie. Parce que le reste était devenu animal, prosaïque, sauvage et disloqué, humant l’air à la recherche d’une cigarette qui ne viendrait jamais. Est-ce qu’un type comme Theodore pouvait vraiment revenir sur l’idée qu’il s’était fait de moi ? Je l’imaginais repenser à celui que j’étais autrefois et se dire que ce n’était pas si surprenant que j’en sois arrivé là. Que j’aie cette allure négligée et cynique aujourd’hui. Et que cela ne rimait à rien. Mais pourtant, je rimais avec son attitude détachée et moqueuse. Je rimais avec ses répliques acides. Je rimais avec son regard triste. Peut-être qu’au fond, celui auquel je ressemblais le plus était en face de moi, et non piégé dans un coma passager, allongé dans l’une des cellules voisines. Et que c’était cela qui nous révulsait le plus : que l’on puisse autant mépriser notre reflet dans le miroir, mais que l’on continue à le regarder et à se dire que l’on pouvait faire avec, alors que cela faisait bien longtemps que l’on avait abandonné tout espoir.
(✰) message posté Ven 20 Mar 2015 - 12:29 par Theodore A. Rottenford
‘‘Reality doesn't impress me. I only believe in intoxication, in ecstasy, and when ordinary life shackles me, I escape, one way or another. No more walls.’’ ✻ Je voulais pointer mon arme sur son front suintant et faire disparaitre cette expression hautaine qui ne quittait jamais son visage. Thomas, je ne suis pas corrompu par la douleur. Les combats que je choisis de mener ne sont pas régit par ma conscience des choses. Il y a en moi cette part d’ombre délicieuse, on l’appelle aussi le grand chaos du diable. J’aime penser que le monde m’appartient car je peux l’écraser avec une facilité déconcertante, sans aucun remord. Cela me peine parfois de réaliser que mon cœur consumé ne peut plus rien ressentir de bon. Je suis une âme malade, mais de toutes les saletés que j’exècre, l’odeur à la fois poissonneuse et ferreuse du sang est ma seule damnation. J’aime le sentir moisir dans les coins sombres et puants d’une cellule. J’aime penser que les rats crépitent lentement autour d'un cadavre encore frétillant. Ne me tente pas, j’essaie de bien me tenir pour ma fille. Je m’éloignai lentement de ses barreaux grisonnants mais une part de mes pensées lui appartenait éternellement. Le jeune professeur de littérature venait d’actionner les engrenages complexes de mon esprit. Ma vision noire était assaillie par le doute et les souvenirs. Parfois j’oubliais, que j’avais été enfant aussi, probablement, car mon sens du malheur s’était développé très tôt. Je m’étais noyé dans les affaires de la mafia en premier, bien avant de commencer l’école ou de m’intéresser aux filles. La bataille ne prenait jamais fin. Je ne pouvais pas quitter mon identité sans y laisser la vie. On ne sort jamais de la pègre vivant. Je fronçai les sourcils d’un air songeur. «Fais attention, mes délires sont contagieux. Ce serait dommage que tu te retrouves du mauvais côté des barreaux. Mais si tu te sens de tenir toute la nuit, je t’en prie. » Un rire un peu fou m’échappa. Oh mais je n’avais pas peur de ses délires contagieux, ni du côté obscur des barreaux. J’avais compris bien assez vite, tous les risques qu’engendrait une existence aussi vicieuse que la mienne. C’était Jazz qui me tourmentait. Sa sécurité, son innocence, ses éclats de rire, ses petites mains tendues … Elle semblait chercher l’affection dans mes bras, sans jamais rejeter ma nature dangereuse. Elle m’acceptait avec toutes mes ratures et mes blessures. Je soupirai en sentant un poids se former dans ma poitrine. Quoi ? Des sentiments maintenant ? Mes yeux gris un peu tristes se tournèrent vers Thomas. « Et toi ? Te sens-tu de tenir toute la nuit en ma compagnie? » M’enquis-je avec lenteur. Peux-tu te dresser vaillamment sans succomber à tes pires faiblesses, mon ami ? Peux-tu sentir les poisons trompeurs de la nicotine s’infiltrer dans tes veines avant de disparaitre subitement ? Tout n’est que mirage ici. Tu pourriras sous mon regard malveillant, tandis que j’attendrais patiemment mon tour – Un jour, certainement dans quelques années, la ville s’écroulera. Le blanc hiémal recouvrira les rues pavées de honte et de disgrâce, mais avant de te rejoindre dans ton apathie – j’aurais préparé mon départ. Je ne partirais pas aussi impunément. J’aurais le mérite d’être digne et propre.
Sa main tremblante grouillait sur les plis de ma chemise blanche avant de s’arrêter sur ma clavicule droite. Je sentais le froid s’immiscer sous ma peau, mais ce n’était là qu’un versant parmi tant d’autres de ma personnalité. Mon nom était taillé dans le marbre glacé des ténèbres. Je restai immobile, impassible face à ses mouvements lents et fatigués. Ma mâchoire se crispa lorsque je sentis le tissu de mon vêtement se teinter de rouge. Bien joué Thomas. «Bonne question. Sauf que c’est mon sang qui est sur ta chemise, et non l’inverse. Cependant, c’est vrai qu’entre le policier modèle et le prof ivrogne, le choix de la justice sera vite fait. Et pourtant, oserais-tu t’abaisser à tant d’injustice ? Ah, mais j’oubliais : tu es un tricheur et moi un pauvre con..» Il gesticulait un peu trop en parlant. Comment avait-il osé claquer des doigts aussi près de l’abysse ? J’ancrai mon regard dans le sien avant de faucher sa main blessée en plein vol. Je maintenais sa prise avec violence, les dents serrées par l’effort. Ma frustration transcendait à travers les courbures de mon visage tendu avant de se verser dans l’ambiance mélancolique du couloir. « Tu penses que parce que je suis maniaque j’ai peur de ton sang ? » Sifflai-je en laissant volontairement le liquide ocre, presque noir, imprégner mon avant-bras. Mon esprit tourmenté s’activait dans ma tête, je voyais les ombres envahir ma raison mais j’étais prêt à supporter les cris stridents de mon âme agonisante. Je voulais tenir au moins quelques secondes avant de flancher à mon tour. Un frisson traversa mon échine avant de s’évanouir dans mes côtes. « Tu n’as pas tort d’exploiter mes faiblesses. Tu ne joues pas à armes égales non plus, Knick. Ta puanteur est oppressante pour moi. J’ai envie de vomir à cet instant précis, mais si je ferme les yeux et que je réfléchis, je sais que tu tomberas raide bien avant moi. J’aurais alors la satisfaction de te voir allongé sur le sol avant de succomber à mes réflexes obsessionnels. » C’était faux. Mon cœur s’acharnait dans ma poitrine, pompant à toute allure un magma gluant et acide dans mes veines. Je sentais mes muscles trembler au gré des spasmes de ma torture. Connard ! Je me détachai en lui adressant un signe négatif de la tête. Les anciennes flammes de notre rivalité rejaillissaient du passé afin de m’envelopper d’une frénésie étrange. Je m’accrochais au bord de la crise, afin de le défier jusqu’au bout.
Je notais tous les changements de son comportement. Thomas avait l’air tout à coup fatigué, malade et lâche. Je me redressai en tremblant, juste pour lui prouver que malgré ma condition particulière, j’arrivais toujours à maintenir un certain contrôle de mon corps. Il sursauta et je le suivis dans son mouvement. Il devenait parano maintenant, un sourire satisfait se traça sur mon visage tandis que le sien se fondait dans l’obscurité sans aucune expression. «Tu ne pourrais pas me foutre en prison. Tu devrais te taper ma présence durant le restant de tes jours. Je doute que tu y arrives.» J’arquai un sourcil. N’avait-il pas encore compris que sa présence en prison était le Saint Graal ? Je pouvais le supporter malgré son caractère désagréable si j’avais la certitude de le voir souffrir le martyre tous les jours. Mais ne soyons pas trop extravagant, ce n’était qu’une bagarre en état d’ébriété. Hélas, je ne pouvais m’amuser que le temps d’une soirée. «Remarque, tu finiras peut-être par m’apprécier. Je suis sûr qu’à la longue, tu viendras traîner devant ma cellule, espérant m’y trouver éveillé. Rassure-toi, je le suis toujours. C’est l’un de mes nombreux secrets. » Ma peau s’enflammait sous mon col fermé. Je déboutonnai ma chemise d’un geste frénétique avant de lui sourire à moitié. Mon pied gauche grattait les parois de sa prison de pierre à la recherche d’un répit qui ne viendrait jamais. J’avais envie d’enfoncer mes doigts dans sa gorge afin de venger tous ses affronts verbaux, et cette putain de tâche de sang qui représentait mon échec cuisant. Je massai fiévreusement mon cou avant d’écraser ma main hideuse contre mon menton. Son sang était partout sur moi ! Je sentais un millier de picotements traverser mon épiderme. Je déglutis en prenant une grande inspiration, mais tous mes efforts étaient vains. Je ne parvenais pas à rester en place. Il fallait que je me débarrasse de ces vêtements ! Il fallait que je m’effondre sous une douche ! Je regardais autour de moi en poussant de longs soupirs. « C’est un secret que tu sembles bien cacher ... Regarde-toi, tu menaces de me quitter précipitamment, d’un moment à l’autre … Ne me laisse pas, je suis si seul ici-bas. » Articulai-je en gardant la bouche close. Mon malheur semblait surréel, indomptable et inépuisable. Est-ce qu’un mec aussi droit et valeureux que Thomas pouvait tomber aussi bas en réveillant les tourments psychologiques d’un homme malade ? Même lorsqu’il s’agissait de moi? Je l’imaginais bien dans la peau du méchant. Il avait cette lueur vile et malhonnête au bout du regard, dissimulée sous une couche de belles proses littéraires et de discours passionnés. Enfin, ça c’était avant. A présent ce n’était qu’un pâle reflet de mon existence maussade. Thomas tu n’es rien.
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(✰) message posté Sam 21 Mar 2015 - 22:50 par Invité
Un rire presque nerveux s’échappa de sa gorge. « Et toi ? Te sens-tu de tenir toute la nuit en ma compagnie ? » Dans mes veines, mon sang surchauffait et cela m’étourdissait terriblement. Mais cela ne m’empêcha pas de sourire. Pousse-moi, Theodore. Regarde à quel point je n’ai pas d’importance. Tu le sais. Je le dégoûtais. La saleté de mes mains, ma blessure souillant son mouchoir, ma chemise déchirée et mes pommettes poussiéreuses, j’étais une sorte de pâle contraire auquel il détestait penser. Pousse-moi, Theodore. Tant que tu peux le faire. Oh, oui, je moisirais cette nuit au fond d’une cellule froide, mais une fois dehors, je renaîtrai avec aisance et arrogance. Mes poumons étaient déjà brûlés, mes mains déjà blessées, mon esprit déjà las, mon allure déjà lente et mon avenir déjà noir, dis-moi, qu’est-ce que tu comptes briser ici, ce soir ? Il ne reste plus grand-chose pour le vautour que tu es. Alors tu erreras seul dans le désert une fois que je serai parti. « Je n’ai pas le choix. Cela fait toute la différence. » Pousse-moi avant de te rendre compte que je suis plus fort que toi. Je suis forcé de te regarder dans les yeux, et je le ferai sans ciller. A l’inverse, toi, tu as ton issue de secours. Et si tu décides de partir, même si ta démarche est fière et royale, tu choisis la facilité. Tu sortiras d’ici comme esclave alors que je serai devenu roi. Roi des entrailles humides et nauséabondes de la prison, mais n’était-ce pas ton domaine de prédilection ? POUSSE-MOI, THEODORE.
Il m’attrapa la main et la maintint fermement entre ses doigts. Je laissai échapper un discret gémissement de douleur. J’avais pris le risque que le vautour se précipite sur ma chair morte. Mais je fus satisfait de constater que sa violence soudaine cachait la déception de l’échec, et je ne pus m’empêcher de rire alors qu’il parlait. « Tu penses que parce que je suis maniaque j’ai peur de ton sang ? » Je continuai de rire, un timbre malveillant et cynique faisant vibrer mes cordes vocales. Cela m’empêchait de crier. Il pressait mon membre meurtri sans retenue et le sang coulait à présent sur sa peau jusqu’alors immaculée. Je blessais l’aigle à mon tour en noircissant son plumage de monarque. Descends avec moi, à l’abri du soleil et de la vie elle-même. Peut-être qu’ainsi tu deviendras immortel. J’avais du sang sur mes vêtements, dans mes cheveux et sur mon palais. Il commençait presque à me ressembler. Trop tard pour me pousser, Theodore. Je t’entraîne avec moi. Je t’avais dit que mes délires étaient contagieux. Quoi, je danse avec insouciance devant l’abîme ? C’est que je me moque de toi qui es accroché aux parois polies. « Non, mais tu étais si propre en arrivant. » raillai-je, toujours rieur. Je plantai mes ongles sales dans la peau de sa main, souriant à présent d’un rictus mauvais, une lueur incandescente dans les yeux. « C’est bien dommage. » J’étais descendu en Enfer et j’avais emprunté au Diable son humour, juste pour cette nuit. Juste pour lui. Pour plumer l’aigle qui avait osé s’aventurer là où ses frères ne volaient pas. « Tu n’as pas tort d’exploiter mes faiblesses. Tu ne joues pas à armes égales non plus, Knick. Ta puanteur est oppressante pour moi. J’ai envie de vomir à cet instant précis, mais si je ferme les yeux et que je réfléchis, je sais que tu tomberas raide bien avant moi. J’aurai alors la satisfaction de te voir allongé sur le sol avant de succomber à mes réflexes obsessionnels. » Il soutint mon regard et ne me lâcha qu’après quelques secondes d’une tension que je pouvais presque palper dans l’air ambiant. Mon sourire n’avait pas quitté mes lèvres, et je contemplai les traces pourpres de mon sang qui maculaient son poignet et son avant-bras avec un plaisir nouveau. Ma main était retombée, immobile, pendant au-dessus du vide, et le sang ruisselait le long de mes doigts fins pour venir s’écraser en goutte visqueuses sur le sol froid. On aurait dit un cadavre d’animal. « Qui sait ? J’ai encore beaucoup de sang dans les veines. Je résisterai peut-être plus longtemps que tu ne le crois. » Je posai mon front contre les barreaux, une étincelle de folie dansant autour de mes pupilles. « Tes efforts sont vains, Rottenford. » Puis je me décollai du métal et replaçai mon visage dans l’obscurité. Mais malgré les ténèbres, il pouvait discerner mon sourire, ainsi que la lumière qui scintillait éternellement dans mes yeux.
Et le mal revint. Dévorant ma paume ouverte et mon crâne fragile. Theodore devint flou, comme recouvert d’une brume passagère, et je le voyais bouger sans comprendre ce qu’il faisait. Ah. Si. Il déboutonnait le col de sa chemise souillée. Mes os tremblaient à nouveau, et l’acide dans mes veines me donnait l’impression de fondre sur place. Il circulait à travers mon corps entier, brûlant tout sur son passage, à la recherche du tabac. Je serrai à nouveau les dents et ma main droite se crispa autour du barreau. J’avais eu un instant de plaisir sournois, et ma condition me rattrapait à présent. Je mentais. Sous mes mots cinglants se cachaient ma faiblesse : mes jambes semblaient s’évaporer lentement, comme les cendres d’un mort dans le vent. J’avais oublié qu’il avait déjà gagné la guerre. Pousse-moi, Theodore : j’avais simplement envie de dormir. Je n’aurai pas la force de tenir toute la nuit, nous le savons tous les deux. Je fermai les yeux ; en les ouvrant, la lueur vive et l’arrogance s’étaient estompées. Restait l’air morne et le teint blafard. « C’est un secret que tu sembles bien cacher … Regarde-toi, tu menaces de me quitter précipitamment, d’un moment à l’autre … Ne me laisse pas, je suis si seul ici-bas. » Je m’avançai à nouveau. La douleur de ma paume concentrait mon attention, et mon manque m’empêchait de respirer. J’allais tomber. Dans quelques secondes. Elles résonnaient dans ma tête. Claquements secs. Une. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Il. Me. Fallait. Une. Cigarette. « T … » Six. Sept. Huit. Neuf. « Tiens-moi la main avant que je ne tombe, alors. » Et je levai à nouveau mon bras gauche vers lui avec un sourire, mais mes yeux étaient déjà fermés. Dix. Ma main droite lâcha le barreau et je glissai sur le sol, mon épaule gauche heurtant lourdement la pierre froide. Je grognai de douleur, mais j’étais également sous le joug soudain de la colère. Je restai immobile durant quelques secondes supplémentaires. Dix. Neuf. Huit. Je tentai de reprendre connaissance, mais si j’ouvrais les yeux, la lumière transperçait ma rétine sans retenue. Sept. Six. Cinq. Putain. Je détestais vraiment ce type. Quatre. Trois. Je me redressai lentement. Deux. Un. Connard. Je restai assis et parvins à entrouvrir les paupières. Je levai mes prunelles vides vers son visage. Il était grand. Son regard m’insupportait. J’avais envie de le tuer. « Je la mérite pas la clope, là ? » soufflai-je d’une voix glaciale. J’avais envie de le tuer parce qu’il avait raison. Parce qu’il savait. J’avais envie de le tuer pour étouffer cette faiblesse qui rongeait mon corps maigre. « Va te faire foutre, Rottenford. » Tiens. C’était donc là, le bon moment pour lui dire.
(✰) message posté Mar 24 Mar 2015 - 21:50 par Theodore A. Rottenford
‘‘Reality doesn't impress me. I only believe in intoxication, in ecstasy, and when ordinary life shackles me, I escape, one way or another. No more walls.’’ ✻ Il mourrait lentement, esclave de sa propre lassitude. Thomas s’enfermait dans une sorte de léthargie volontaire à force de mépriser le monde et ses valeurs précieuses. Plus je le regardais et plus je réalisais à quel point nous étions différents. Certes, il y avait certaines analogies dans nos destins complexes, mais je choisissais d’être martyre tandis qu’il se créait l’illusion d’un choix. Il refusait d’emprunter les chemins du passionné, du vicieux et de l’immoral afin de s’abandonner à un mal encore plus grand ; celui de la solitude. Je pouvais voir son âme se déchirer au fond de ses iris sombres et ombrageux. Je connaissais ce sentiment moi aussi. «Je n’ai pas le choix. Cela fait toute la différence.» Je le toisai du regard. Encore cette illusion d’être un martyre forcé. Je lui souris d’un air contenu avant de me pencher dangereusement vers sa cellule, mon cœur s’exaltait dans ma poitrine, rythmé par les mélodies de sa voix charmeuse. Thomas, prend moi avec toi. Parfois je crois que je n’ai plus rien à perdre malgré toute la dévotion que je peux porter à ma fille. Je ne suis pas fait pour mener l’existence simplette d’un père. J’aurais voulu mais il y a en moi, bien plus de confusion que je ne peux supporter. A mon tour, je déposai mes doigts fins autour des barreaux en métal. Je pouvais sentir le froid glacial ronger mes entrailles comme si je venais de sauter pied joints dans une mer déchainée. Je fronçais les sourcils, transi par les chants victorieux de mes démons. « On a tous le choix, Knick. » Sifflai-je avec cruauté. Tu peux t’effondrer et feindre le sommeil éternel, ainsi ma présence si pesante et désagréable disparaitra au bout de ton dernier souffle. Tu vois tu as le choix de partir. Je m’accrochai aux ombres dansantes de la prison, prêt à retrouver le masque imperturbable du monstre que j’avais abandonné depuis quelques mois. La frénésie d’être à nouveau puissant et machiavélique se versait dans mes veines au bord de l’explosion. Crève sous mes yeux, pour que je puisse me gorger de tes faiblesses jusqu’à saturation. Je veux m’élever sans aucune restriction avant de m’effondrer contre le sol. Une seconde de malheur équivaut à la gloire infinie d’avoir vécu jusqu’à l’extrême. Je fermais les yeux afin de visualiser le visage poupin de Jazz. Elle était si fragile et si jolie, j’en oubliais parfois mon véritable visage. Ce n’était pas juste. La tentation de renaître de mes cendres était trop forte.
Son rire raisonnaient encore dans ma tête, plusieurs minutes après qu’il se soit étouffé dans sa gorge. Je restais impassible face à ses crises d’apathie. Il était clairement malade, alors que le pelage de l’aigle royal ne perdait jamais son éclat resplendissant. La véhémence, mon ami. Voilà le secret de l’immortel. Je résistais aux cris de mon âme torturée. Ses grands yeux terriblement noirs me renvoyaient vers les sonnets poétiques du moyen âge que l’on ne prenait jamais la peine d’apprécier malgré la beauté de leurs louanges. Je vivais reclus dans ma tour de glace – Tu ne peux pas m’atteindre. Je marchais dans la vallée de l'ombre de la mort sans craindre aucun mal – L’enfer n’existe pas dans l’au-delà. Il est ici, dans cette prison. «Non, mais tu étais si propre en arrivant. C’est bien dommage.» Cessez de juger sur l’apparence, jugez sur l’équité ! Après la nuit vient le jour. Lumière et ombre sont les deux éternelles voix du monde, a dit Zarathoustra … Je fermai les yeux d’un air religieux en crispant la mâchoire. Je ne pouvais pas surmonter ma peur de la saleté, mais j’avais le mérite de sombrer avec dignité. J’ouvris brusquement mes yeux vermeils sur le visage fatigué de Thomas. J’aurais pu déployer mes aigles et planter mes griffes acérées à la naissance de son cou souillé par sa bave. « Je ne suis pas sale. » Fulminai-je en m’éloignant. Ma langue vicieuse s’attarda sur les commissures de ma bouche tremblante. En flânant maladroitement dans le couloir sombre, je rencontrais les silhouettes des autres prisonniers. Quelle horreur ! L’odeur aigrelette de l’alcool envahissait mes poumons afin de ponctuer mon sentiment de malaise. Nous constituons malgré nous, une masse morcelée, gluante et hideuse. Je rasai le sol d’un pas incertain avant de taper frénétiquement mes mains l’une contre l’autre, comme pour chasser le liquide visqueux qui imprégnait ma peau. En vain. Je finis par me poster devant le professeur de littérature déchu à nouveau. Ses arcades bleutées scintillaient au fond des ténèbres afin de me narguer. Bon de Dieu, Knick, aie au moins la décence de te tapir dans le noir ! Je ne veux plus te voir. « Qui sait ? J’ai encore beaucoup de sang dans les veines. Je résisterai peut-être plus longtemps que tu ne le crois. Tes efforts sont vains, Rottenford. » Les contours de ses lèvres étaient flous. Je l’observais application mais je ne retrouvais que les vapeurs de son souffle s’évanouissant dans la pièce. « Je doute que tu aies assez de sang pour me vaincre. » Je soupirai en me cramponnant à la volonté cruelle de le voir dépérir. J’étais l’homme qui creuser des trous dans les cœurs des personnes qu’il aimait le plus. Je n’avais aucun remord, aucun semblant de bienveillance. Pourquoi réveilles-tu mes instincts bestiaux ? J’essayais de bien me tenir mais il avait suffi d’une seule rencontre pour me pousser dans le précipice. J’écrasai mes doigts sur ma plaque de policier et le manche de mon revolver chargé. L’adrénaline éveillait mes sens, je l’avais mis en garde. Je lui avais conseillé de se plier à mes exigences. Thomas, tout ce que je touche se transforme en cadavre. J’avais l’impression que le mystère qui entourait sa silhouette disparaissait comme un spectre. Je pouvais accéder aux méandres de son existence, de la même manière qu’il pouvait puiser mes douleurs par million. Je vacillais comme un serpent, prêt à sauter sur sa proie. Ne vois-tu pas l’honneur que je te fais ? Je prends la forme du règne animal tout entier afin capturer ton attention. J’avais tenté de me satisfaire d’une vie propre, rangée et tranquille mais mon monde s’écroulait soudainement. Mes craintes se révélaient sous le faible éclairage de la lampe du commissariat. Je voyais le sang partout. Puis il apparut dans le décor, et c’est là que ma décente commença. « Tiens-moi la main avant que je ne tombe, alors.» Il s’effondra dans un son mat que je ne pouvais entendre qu’à moitié. J’étais tenté de le suivre. Mes vêtements ensanglantés sentaient mauvais et ma barbe suintait à cause de ma détresse. Je déglutis avec difficulté avant d’être pris par une crise de toux violente. Pour tout avouer, j’étais loin de pouvoir lui tenir tête. Je me mordis la lèvre inférieure avant de tomber à genoux, les mains fixées sur ma poitrine. Il m’arrivait parfois de le voir dans la nuit comme un rêve inatteignable. Il se moquait de moi, comme à son habitude, mais tel un prédateur que rien ne tourmente ou ne dérange, je finissais toujours par l’écraser. J’avais l’impression que mon âme au bord de la suffocation menaçait de quitter mon corps mais je fis bonne figure. Putain, j’éprouvais à son égard, ainsi qu’à l’égard du corps de la police, un profond dégout. Ils étaient tous sales ! La vaste pièce noire chancelait emportée par la houle. Je vais vomir. Je vais lâcher prise. Je déchirais ma chemise afin de m’en débarrasser mais les braisiers qui m’entouraient semblaient intarissables. « Je la mérite pas la clope, là ?» Ses mots glissaient sur le sol avant de remonter jusqu’à moi. Je me repliai à quelques centimètres de son corps, le visage enfoui dans mes poings serrés. « Si tu te relèves maintenant et que tu me regardes sans ciller … Je te donnerais ta clope. » Articulai-je en enfonçant mes ongles dans mes joues. Après avoir calmé le rythme de ma respiration je pouvais le défier à nouveau, mais même en rejoignant la terre ferme, je me sentais toujours en plein naufrage. « Va te faire foutre, Rottenford.» Un rire sans joie fusa à travers ma bouche douloureuse. Il avait au moins le mérite de me divertir. Je fis glisser mon épaule à travers la cellule afin de frôler son bras immobile. « Je... » Commençai-je en reprenant mon souffle. Quelque part, il avait réussi à me trouble ; j’étais à moitié nu dans la pénombre. Jamais encore je n’avais été aussi proche de la soumission. Pas à lui. Pas au destin. Mais à l’angoisse profonde. Ma maniaquerie était la maîtresse de l’univers. « Je ... pense que … tu devrais venir te faire foutre avec moi … » Grinçai-je en l’abandonnant. Je me redressai en titubant avant d’interpeller les gardes de nuit. Deux jeunes hommes, dont les expressions s’affolèrent en remarquant mon état déplorable, apparurent au fin fond du hall. Ma voix s’éleva brutalement dans le vide. « Menottes ! Je le veux dans mon bureau. » Ils s’approchèrent afin de m’aider à trouver l’équilibre mais je me rétractai d’un air mauvais. C’était Thomas qui avait besoin de premiers soins ! Je m’égarais dans le bâtiment en m’accrochant aux murs. Ma vengeance sera terrible.