"Fermeture" de London Calling
Après cinq années sur la toile, London Calling ferme ses portes. Toutes les infos par ici idle & numb (pepper) 2979874845 idle & numb (pepper) 1973890357
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idle & numb (pepper)

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() message posté Dim 15 Fév 2015 - 16:40 par Invité
IDLE & NUMB

Je regardai l’horloge du coin de l’œil. La documentaliste ne me lâchait pas. Cela faisait cinq minutes qu’elle me parlait. Ou peut-être seulement deux, mais qui passèrent comme dix. J’avais mes mains dans le dos, prêt à partir au moment même où sa voix s’éteindrait. Mais non, elle était coriace. C’était le boulot des documentalistes. Être coriace et de mauvaise humeur parce qu’ils ne réussissaient pas à faire mieux, à être mieux, à se sentir mieux. Pourtant, la bibliothèque était un havre de paix. Que de personnages paradoxaux. Je fronçai les sourcils. « … et j’ai commandé ce livre, en deux ou trois fois, mais ils ne sont jamais arrivés, je ne comprends pas. A quoi ça sert de tuer les librairies si c’est pour qu’Internet vous plante un couteau dans le dos, je vous le demande. » Je saisis ma chance avec sarcasme : « Pour tout vous dire, je m’en fous. J’ai même pas d’ordi. » Elle avait la bouche ouverte et la referma d’un coup en haussant les sourcils, étonnée et peut-être un peu vexée par mon ton cinglant. Je profitai de ses deux secondes de silence pour tourner les talons et repartir. C’était facile de se faire piéger entre les étagères de livres. Cette femme allait m’apprécier de moins en moins. Enfin, je l’espérais, en un sens. Dieu que mon mépris était terrible en des temps pareils. J’entendis au loin une vague protestation mais toute cette histoire m’était déjà sortie de l’esprit. Mes pas me menèrent jusqu’au parvis de la bibliothèque et je m’allumai nonchalamment une cigarette. J’avais laissé toutes mes affaires à l’intérieur, y compris mon manteau mais je n’avais pas vraiment froid. La chaleur résidait sous ma peau toute l’année durant. J’avais toujours préféré l’hiver à l’été. Cette sensation d’engourdissement général me plaisait. Peut-être que les gens disaient moins de conneries parce qu’ils avaient trop froid pour découvrir leurs lèvres cachées sous leur écharpe et parler. « Thomas ! » Je levai les yeux au ciel. Ou peut-être pas. « Vous auriez une cigarette ? » Je me tournai et baissais les yeux vers mon interlocuteur. C’était un collègue dont je ne me rappelais plus le nom exact. Le genre directeur de thèse prétentieux et se voulant sarcastique sans y parvenir. Le genre à me demander une clope pour avoir quelque chose à faire sur un parvis de bibliothèque. Le genre à m’ennuyer profondément. « Vous fumez, maintenant ? C’est nouveau. » Je ne pus m’empêcher de souligner sa prétention ridicule. J’ignorais comment les gens qui m’agaçaient faisaient pour ne pas voir que je ne les aimais pas. Il m’accorda un sourire faux tandis que je sortais mon paquet de ma poche, ainsi que mes allumettes. « Merci mon vieux. » Je lui rendis son sourire faux. Echange de courtoisies artificielles. Moment d’amitié synthétique. Puis j’écrasai ma cigarette par terre et rentrai à l’intérieur de la bibliothèque sans un regard vers lui.

A l’intérieur, à nouveau, l’engourdissement. La sensation de chaleur en fut presque étouffante après l’agréable fraîcheur de l’extérieur. Je me passai la main sur le front : l’après-midi débutait avec une sorte d’austérité nonchalante et la journée s’annonçait longue. J’hésitai à m’installer à une table pour travailler. Peut-être que la paresse avait à nouveau raison de moi. J’avais envie de trouver un coin éloigné de la bibliothèque et me laisser glisser par terre pour lire. Cela m’arrivait souvent, de me perdre entre les livres, et je découvrais ou redécouvrais des ouvrages oubliés, aux pages jaunies par une existence qui a pris la poussière. Ouvrir un vieux livre, n’était-ce pas là une expérience personnelle étonnante, comme une rétrospective inattendue qui nous plonge dans une sérénité éphémère et unique ? Mon culte de l’éphémère ne cesserait donc jamais. C’était peut-être pour cette raison que j’aimais tant lire : savoir qu’à toute première page il en existe une dernière et, pourtant, ne jamais oublier qu’une fois écrit, le livre a quelque chose d’éternel et de puissant. Et c’était cette puissance, ce paradoxe inexplicable, qui m’attirait sans relâche vers la littérature. On disait souvent de moi que je venais d’un autre temps et que je n’avais pas ma place à une époque comme la nôtre. Et c’était peut-être le cas, mais j’aimais répliquer, histoire de nuancer le propos : je n’appartenais à aucune époque, en un autre temps j’aurais été le même. Cynique, nihiliste, oppressant et sérieux. Bien trop sérieux probablement. Alors j’étais un être un peu vide, un peu oisif, finalement, issu du hasard et que l’on ne s’attend pas à rencontrer. Pas de contexte, pas d’attache, pas de regret.

Je me dirigeai donc vers les étagères de livres, presque impatient d’en saisir un. Je marchais d’un bon pas et bifurquai après quelques rangées, pour tomber nez à nez avec une jeune femme aux cheveux longs, sombres et cuivrés, dont les traits du visage secouèrent ma mémoire instantanément : Pepper. Presque inconsciemment j’avais même saisi ses épaules avant que nous ne nous rentrions dedans, laissant échapper un « wow » surpris. Sur mes lèvres apparut un sourire qu’elle ne pouvait pas voir, mais qu’elle entendit peut-être dans ma voix. « Pardon Pepper, je ne t’avais pas vue. » Mes paroles étaient-elles teintées d’une ironie un peu mesquine ? Je l’ignorais. Mais je savais qu’elle n’en tiendrait pas rigueur, ce n’était pas son genre – et pas le mien non plus de me soucier des gens vexés. « Ça va, toi ? Travailler à la bibli, c’est pas une mince affaire. » Je n’avais même pas pris la peine de m’assurer qu’elle savait qui j’étais sans me voir. On me reconnaissait facilement à ma voix ou mon parfum de tabac froid. Et de plus, je m’étais toujours dit que les aveugles n’aimaient pas qu’on leur rappelle qu’ils l’étaient. Cela me faisait plaisir de voir Pepper. D’un coup, la longueur de la journée se réduisit considérablement rien qu’à voir son sourire amical. Pepper n’était pas engourdie comme les autres – et pourtant, elle avait toutes les raisons de l’être. Que le monde vous soit invisible, ça pouvait finir par vous empêcher d’avancer. « J’allais dans la réserve, tu veux visiter ? » Ma proposition était inattendue, certes, même pour moi, mais je m’y fis instantanément. La réserve, c’était l’endroit de la bibliothèque dans laquelle on n’avait pas vraiment le droit d’aller. Mais j’avais envie d’éviter les documentalistes chiantes pendant quelques temps, et il se trouvait que j’avais la clé de la réserve toujours sur moi – parfois ils la confiaient à des profs qui finissaient par la garder sans un mot. La réserve, c’était un monde à part, tellement à part qu’on l’oubliait un peu au fond. J’avais même déjà fumé quelques clopes là-bas, en pleine journée, parce que je savais que personne n’allait venir me déranger. Mais ça c’était parce que j’étais discret quand j’étais seul. Généralement, au moindre tapage, les documentalistes rappliquaient tous en vitesse. Mais nous étions des gens silencieux, Pepper et moi, n’est-ce pas ? Pas encore engourdis, mais au moins silencieux.
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