(✰) message posté Jeu 15 Jan 2015 - 17:24 par Invité
« Oui, enfin … Ce sont plutôt eux qui risquent de me ridiculiser parce que je suis au regret de vous dire que je n’y connais absolument rien en littérature française. » me répondit-il, presque modeste. Mais je ne parlais pas forcément de littérature, au fond. Evidemment, ça faisait mystérieux et ça forgeait le personnage, quand on en savait un rayon sur le théâtre épique allemand ou les poètes de la Pléiade, mais on n’allait pas conquérir le monde avec nos belles références. Et peut-être que c’était ça, finalement, tout le problème. On n’enviait plus les bonnes personnes, de nos jours, et surtout, on ne mettait plus en valeur les véritables atouts de notre société. « Vous réussissez à m’impressionner sur un trottoir rien qu’en me disant votre métier, je doute fort que quiconque arrive à vous ridiculiser. » Et voilà. Ce n’était pas compliqué, pourtant, de mettre les gens en valeur, de les laisser, une fois dans leur vie, être satisfaits d’eux-mêmes. T.J ne semblait pas être quelqu’un de particulièrement réservé – il parlait quand même à un inconnu ivre au bord d’un trottoir, bon sang ! – mais depuis le début de notre conversation, il avait l’air plaintif. Pour des raisons tout à fait légitimes, bien entendu, ce pourquoi je ressentais le besoin de le réconforter un peu. « La littérature française, on s’en fout. Ça fait trop prétentieux et c’est complètement surfait. Vous êtes bon en informatique ? Ça, c’est génial. » ironisai-je en tapotant machinalement le filtre de ma cigarette. Oh, misère, voilà que je commençais à me moquer de moi-même. Mais c’était vrai, que j’étais quelqu’un de surfait, que mon métier était surfait, et que ma vie entière était surfaite, du début à la fin. Parce que je vivais dans l’utopie d’un monde meilleur rien qu’en imaginant qu’il irait mieux si les gens se mettaient à lire. Peut-être qu’au fond, je ne comprenais pas pourquoi les gens n’avaient pas mes qualités, mais que je méprisais ceux qui avaient mes défauts. L’art d’être désintéressé et prétentieux.
« Proverbe ? » me suggéra-t-il poliment et j’acquiesçai, satisfait. « Mais il est vrai que je n’ai jamais eu de problèmes à ce niveau-là. » Je lui souris amicalement. Il n’avait pas l’air du type qui rencontrait ce genre de problème. Il était jeune, beau, intelligent, sociable, il n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait, n’importe qui pouvait tomber sous son charme s’il le voulait vraiment. Il n’avait pas besoin de collègues de travail magnifiques ou de mes quelques centaines d’élèves. Oh, merveilleux, c'était lui qui était satisfait à présent.
Et puis je me suis réveillé, avec mon air faussement choqué et mes yeux écarquillés, comme j’aimais être – illusoirement abasourdi mais intérieurement hilare. « Pas vraiment non … » Ah ? De mon côté, je trouvais ça un peu cliché, un peu cinématographique, un peu déjà-vu. Cela étant dit, ça restait agréable. Mais encore une fois, c’était tout l’art d’être prof, ce narcissisme désiré par chacun, cette création d’un personnage sur l’estrade, juste le temps d’un cours. Une trentaine de paires d’yeux vous scrutait, vos mots, qui d’habitude s’envolent, se retrouvaient tous inscrits sur des feuilles ou dans des ordinateurs, votre regard captait l’attention des élèves un à un, seconde après second, histoire qu’ils se sentent tous concernés. Le charisme appelait l’attirement. Pourquoi croyez-vous que c’est étrange, lorsque l’on rencontre un professeur dans un autre contexte que celui de l’éducation nationale, ou bien que l’on se rend compte que oui, ce type a une vie en dehors de cette salle de classe ? A cause du personnage qu’il se crée et qu’il s’évertue à nous faire aimer. Un personnage qui, une fois le prof descendu de l’estrade, disparaissait complètement de tous les esprits. « C’est souvent un fantasme que tout élève ou professeur pervers peut avoir, mais rares sont ceux qui franchissent le pas. Alors, cela peut bien évidemment se comprendre lorsque l’on sait que les règles sont extrêmement strictes dans les écoles, mais à l’université … c’est différent. Et puis, je ne vois vraiment pas le mal à se faire plaisir ! Du moment que tout le monde est consentant … » Il me fit rire, à nouveau. Il n’avait pas tort. De plus, je n’avais fait que parler de l’effet du prof sur un élève, mais l’inverse était évidemment possible, et devait être mentionné, ce que T.J ne tarda pas à faire : « N’allez pas me dire que jamais aucun de vos élèves ne vous a un jour fait de l’effet, je ne vous croirai pas ! » Ohh, me croire ou non, j’avais trop bu, j’étais au-dessus de ça. Cependant, sa remarque était tout à fait sensée. Bien évidemment que oui, pensai-je dans mon sourire. Comme si c’était une légende, toutes ces histoires. Parce que si d’un côté, les profs créaient des personnages éphémères, de l’autre, les élèves pouvaient fasciner. Et leur jeunesse était magnifique, leur soif délectait les enseignants et leurs efforts étaient beaux. Et T.J avait eu raison de le remarquer tout à l’heure : certains étaient physiquement admirables, on ne pouvait pas passer à côté. « Je l’avoue, ce serait de la mauvaise foi si je vous disais que non. » répondis-je dans un nuage de fumée. « Je pense que le problème, à l’université, ce n’est pas le consentement. Comme vous dites, du moment que tout le monde l’est, tout va bien. C’est plus une histoire d’image, de ce que les autres pensent de la relation en question, de ce qu’ils en disent, des rumeurs, et de toutes ces conneries. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’élèves, qu’ils construisent leur vie en venant à l’université, et que tout ça peut bien ruiner tout ce qu’ils ont achevé et tout ce dont ils rêvent. » Mon ton ne se fit pas plus grave. Je me devais juste de mentionner ce détail. Parce que personnellement, ma vie était déjà en place et bien cimentée. Mais ce n’était pas le cas des étudiants, et ç’aurait été dommage de détruire tous leur espoirs parce qu’ils font de l’effet. « Mais le sexe et ce que l’on en dit, c’est l’histoire de la vie. On cherche à contrôler ce qui est incontrôlable. Vous savez, dans un monde où on est jugé pour être gay ou asexué, j’vois pas vraiment comment faire évoluer l’esprit des gens. » Philosophie des bords de trottoir, bonsoir.
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(✰) message posté Mar 27 Jan 2015 - 19:01 par Invité
- Vous réussissez à m’impressionner sur un trottoir rien qu’en me disant votre métier, je doute fort que quiconque arrive à vous ridiculiser, constata-t-il simplement après que je lui ai notifié que cela serait probablement moi qui risquait de me rendre ridicule devant une classe dont la matière étudiée était la littérature française. Et je ne le spécifiai peut-être pas à voix haute, mais il y avait tout de même une certaine différence entre le jugement d’un homme très certainement proche de la trentaine – ou en plein dedans – à moitié ivre sur la voie publique et celui de jeunes adultes encore à la recherche de nouvelles expériences. Surtout que, de nos jours, la grande majorité de ces personnes faisant partie de cette génération appelée la « génération Y » arrivait parfaitement à se débrouiller avec un ordinateur, parfois même sans jamais avoir pris un seul cours d’informatique, rendant alors mon diplôme spécialisé dans ce domaine presque ridicule… La littérature française, on s’en fout. Ça fait trop prétentieux et c’est complètement surfait. Vous êtes bon en informatique ? Ça, c’est génial, vanta-t-il alors mes capacités d’informaticien, bien que je commençais sérieusement à me demander s’il n’était pas en train de se foutre de moi à force de me lécher le cul à ce point – même si cela ne me déragerait pas outre mesure s’il avait littéralement sa langue fourrée dans mon intimité.
Le sujet de conversation changea alors rapidement pour se porter ensuite sur les relations plus souvent imaginaires que réelles entre un professeur et son élève. Et même si l’enseignant était normalement tenu de respecter le règlement de l’école, mais également les règles de bienséance imposée de manière indirecte par notre société, nous n’étions après tout que des êtres humains et avions le droit d’apprécier en toute innocence la beauté d’un élève, aussi jeune pouvait-il être – cela ne faisait pas de nous des pédophiles…
- Je l’avoue, ce serait de la mauvaise foi si je vous disais que non, reconnut-il avoir déjà eu un faible pour l’un de ses élèves – sans pour autant être passé à l’acte avec ce dernier. Je pense que le problème, à l’université, ce n’est pas le consentement. Comme vous dites, du moment que tout le monde l’est, tout va bien. C’est plus une histoire d’image, de ce que les autres pensent de la relation en question, de ce qu’ils en disent, des rumeurs, et de toutes ces conneries, m’expliqua-t-il alors très justement les raisons pour lesquelles il ne s’était jamais rien permis avec l’un de ses élèves et qu’il ne se permettra jamais rien. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’élèves, qu’ils construisent leur vie en venant à l’université, et que tout ça peut bien ruiner tout ce qu’ils ont achevé et tout ce dont ils rêvent. Mais le sexe et ce que l’on en dit, c’est l’histoire de la vie. On cherche à contrôler ce qui est incontrôlable. Vous savez, dans un monde où on est jugé pour être gay ou asexué, j’vois pas vraiment comment faire évoluer l’esprit des gens.
- Vous voulez dire « asexuel » plutôt, non ? Parce que je ne voyais vraiment pas comment il était humainement possible d’être asexué… Après tout, l’Homme naissait obligatoirement sexué, qu’il soit masculin ou féminin – voire les deux dans le cas de l’hermaphrodisme… En tout cas, je n’avais encore jamais entendu d’affaire d’enfant né sans sexe. Par contre, s’il parlait d’asexualité – ce qui était totalement différent –, il semblerait au contraire que cela existait – même si j’avais assez de mal à croire que l’on puisse ne pas être attiré sexuellement par qui que ce soit… Mais ce n’était que mon sentiment personnel… En tout cas, je comprends bien ce que vous me dites là, mais la solution à ce problème, je l’ai trouvé il y a bien longtemps : il faut arrêter d’être tout le temps obsédé par ce que pense les autres. J’ai passé une partie de ma vie à le faire et ça ne m’a apporté rien de bon. A présent, je passe peut-être pour un salaud la grand partie du temps, mais au moins, je suis moi-même.
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(✰) message posté Mer 25 Fév 2015 - 17:12 par Invité
« Vous voulez dire « asexuel » plutôt, non ? » Je tournai vers lui un regard perplexe avant de répondre dans un sourire. « Oh, les deux marchent bien en fait. Sacrés parias de la société. » Je me redressai afin de me donner un peu de contenance puis haussai les épaules avec désinvolture. « Mais vous avez raison, être asexuel, ça doit être plus courant. » J’eus une douleur soudaine dans la tête : l’alcool s’acharnait à tambouriner sur mon crâne, comme un angélus mesquin. Je passai ma main sur mon front et le massai discrètement, puis reportai mon attention sur T.J. « En tout cas, je comprends bien ce que vous me dites là, mais la solution à ce problème je l’ai trouvée il y a bien longtemps : il faut arrêter d’être tout le temps obsédé par ce que pensent les autres. J’ai passé une partie de ma vie à le faire, et ça ne m’a apporté rien de bon. A présent, je passe peut-être pour un salaud la grande partie du temps, mais au moins, je suis moi-même. » Je le gratifiai d’un léger rire amusé. J’aimais bien son ton libre, il me paraissait presque enjoué. Cela avait le don de me sortir de ma fébrilité passagère. Et il avait l’air d’être celui qu’il dépeignait. Je sentais qu’il était sincère, et ça me faisait oublier quelques secondes le reflet vicieux de mes Russes Noirs, cette rouille au fond de mon estomac. C’était agréable, de pouvoir se plaindre gratuitement. C’était agréable de ne pas se prendre la tête, juste cette fois-ci, de paraître chic sans l’être et de s’assoir au bord d’un trottoir, ivre et sincère, sans forcément finir avec une côte cassée. Et peut-être que ça faisait de nous des cons. Mais peut-être qu’on s’en foutait, au fond. On ne réfléchissait jamais assez aux motivations des cons. « Salaud ou pas, surtout restez comme vous êtes. J’aurai besoin de vous la prochaine fois que je me retrouverai assis sur le trottoir complètement ivre. » Je fermai les yeux quelques secondes : en parler me fit me rappeler ma condition, et la douleur revint. Il fallait sûrement que je m’active un peu, au lieu de la laisser l’alcool macérer tranquillement dans mes veines. J’allais finir par ne plus pouvoir marcher, je me connaissais assez pour le savoir.
Je plaquai mes mains derrière moi, cigarette entre les lèvres et me mis debout tant bien que mal. Je vacillai quelques secondes mais parvins à retrouver l’équilibre puis me tournai vers lui, les cheveux devant les yeux, l’air presque perdu. Finalement je secouai la tête et mon sourire revint, amusé et éphémère. « Il faut sûrement que j’y aille, si je ne veux pas finir ici demain matin. Je crois que je travaille en plus. » Toujours dans l’approximation, mais cela faisait partie de mon humour tranchant. Les peut-être, les sûrement, les je crois. Je finissais par douter moi-même de mes propres affirmations. C’était que ça me plaisait bien, finalement, de ne plus vraiment savoir. Et quoi de mieux que l’ivresse pour ça ? « Mais c’était un plaisir, T.J ! Vraiment ! » Je fouillai machinalement dans mes poches et en sortis mon paquet d’allumettes. Je le fixai quelques secondes, amusé. Puis je le tendis à mon interlocuteur, le regard pétillant : « Pour allumer vos prochaines cigarettes. » Je me redressai, satisfait. Ouais. Ca me paraissait bien comme conclusion. Je lui fis un signe courtois de la tête et détachai ma cigarette de mes lèvres : « Surtout, restez chic. » Puis je me tournai et, sans un regard en arrière, je descendis la rue jusqu’à l’avenue adjacente, animée et lumineuse. Je jetai mon mégot par terre et hélai un taxi d’un geste désinvolte. Indiquant mon adresse, je titubai jusqu’au siège et m’affalai dessus, sans prendre la peine de mettre ma ceinture. Je collai ma tête contre la vitre fraîche et, contre toute attente, m’endormis instantanément. Enfin, peut-être. Je n’étais pas un homme très précis, vous savez.