waterways. (lior)

un mois avant le diagnostic.
Leïla m’attend, assise sur le canapé, les bras serrés contre sa poitrine. Il est tard. Sûrement trop tard. « Je t’ai attendu toute la nuit. Pas un message, rien. » Je m’assieds à ses côtés, en lâchant un soupir. Je ne l’ai pas prévenue, mais elle sait. Elle sait ce que je fais, elle sait que je n’ai pas le choix. Que parfois, cela implique que je rentre au beau milieu de la nuit, voire même pas du tout. « On en a déjà parlé. » Je plonge mes pupilles à l’intérieur des siennes, machinalement. « Parce qu’on en a déjà parlé, je n’ai rien le droit de dire, c’est ça ? » Un nouveau soupir s’échappe d’entre mes lèvres. Elle ne comprend pas. Elle ne comprendra sans doute jamais. Cela fait deux ans maintenant que je bosse au foyer. Deux ans que j’aide des jeunes qu’ont tout perdu. Leur envie, leur joie de vivre, leur sourire. Deux ans que Leïla me reproche les mêmes choses. « Tu ne comprends pas. » Elle secoue la tête, comme si elle perdait patience. Alors mes poings se serrent. Je sens la colère s’éveiller au fond de moi. Et je me mets à hausser le ton. « Tu n’as pas la moindre idée de c’que ces gosses traversent ! T’es tellement égoïste ! » Je m’emporte. Les mots dépassent mes pensées, comme souvent. Je finis par me lever, pour me calmer sans doute. Ma respiration se calme, ma colère s’efface. Et je reprends. « Marcus a fugué il y a deux jours. » Je baisse la tête. « Il a été retrouvé mort dans la soirée. » Ma mâchoire se serre. Ce n’est pas toujours facile de rester fort. De garder la tête haute devant tous ces jeunes. C’est pourtant ce que j’ai fait, toute la soirée. Toute la nuit. J’ai séché des larmes en retenant les miennes. « J’ai passé la nuit au foyer pour consoler tout le monde. En tout cas, j’ai essayé. » Je me retourne vers Leïla. « J’aurais préféré que ça n’arrive pas tu sais. Sauf que c’est arrivé. » Alors elle se lève, et enroule ses bras autour de mon cou. Nous nous sommes réconciliés cette nuit là, Leïla et moi. Comme toujours, et qu’importe la violence de nos disputes. J’avais l’impression que rien ne pouvait nous séparer. Mais un mois plus tard, lorsque l’on a découvert que j’avais la mucoviscidose, Leïla a disparu. « Je ne peux pas. » C’est tout ce qu’elle a laissé. Un misérable mot transmis par une infirmière. Alors j’ai compris. J’ai compris qu’elle ne ferait plus jamais partie de ma vie.

cinq jours après le diagnostic.
Je n’arrive pas à dormir. La nuit est tombée il y a pourtant plusieurs heures, mais je n’arrive pas à dormir. Ma chambre est vide, vide et fade. Je n’en peux plus de tout ce blanc. De ce confinement. J’ai besoin d’air, d’espace. Je veux sortir, et aller observer les étoiles. Alors je décide de quitter ma chambre d’hôpital. À cette heure-ci, il n’y a que quelques infirmiers qui sillonnent les couloirs. Mais beaucoup moins qu’en journée. Si je me débrouille bien, je peux réussir à faire l’aller-retour sans me faire remarquer. Je commence donc ma traversée du bâtiment, sur la pointe des pieds par endroit, à quatre pattes lorsque cela est nécessaire. Et alors que je m’apprête à emprunter les escaliers, j’entends des pas venir dans ma direction. Sans réfléchir, j’ouvre la porte de la chambre à côté de laquelle je me trouve, et me réfugie à l’intérieur. Plusieurs secondes, je reste face à la porte, sans faire de bruit. Je ne sais pas ce qui me fait le plus peur. Essayer d’aller à nouveau dans le couloir, ou bien me retourner et faire face à l’occupant de la chambre en question. Alors je reste immobile, jusqu’à ce que le silence me réconforte suffisamment pour que je me retourne. Malgré la faible luminosité de la pièce, je distingue parfaitement le visage de la demoiselle qui me fait face. Et elle n’est pas endormie, non. Elle a les yeux grands ouverts, bien qu’immobile dans son lit. Pourtant, elle reste silencieuse. Ça en devient même inquiétant. Mais elle finit par cligner des yeux, et ma première hypothèse est donc invalidée : elle n’est pas morte. Je fronce les sourcils d’un air interrogateur. Serait-elle aveugle. Je lui adresse donc un signe de la main, histoire de vérifier cette seconde hypothèse. Mais elle me renvoie mon salut presque immédiatement. Seconde hypothèse invalidée. Elle voit. Je tente une dernière hypothèse. Elle est sûrement muette. Je pourrais lancer une discussion, mais si mon hypothèse s’avérait correcte et qu’elle ne répondait pas, je crois que je serais hyper mal à l’aise. Donc je reste silencieux. Silencieux et immobile. Les secondes passent, et un léger silence s’installe. « Euh, bonsoir. » Elle n’est pas muette. Je passe une main dans mes cheveux, avant de lui répondre. « Bonsoir. » Je fais un pas en avant, comme pour sortir de l’ombre. « Je m’attendais à ce que vous soyez en colère. Vu mon apparition soudaine. Au beau milieu de la nuit d’ailleurs. » Mes yeux se plissent. « Vous ne me mettez pas dehors ? » « Je pense qu'il va falloir que vous vous mettiez dehors tout seul. » Elle me désigne un fauteuil roulant, à côté de son lit. Alors c’est ça. Elle ne peut pas se lever pour me foutre à la porte. Je souris légèrement, en m’appuyant contre le mur le plus proche. « Dommage pour vous. Oui parce que, comme vous ne pouvez pas me mettre dehors, j’ai décidé de rester un peu. » C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés, Eugenia et moi. Par hasard. Nous avons discuté tous les deux. De choses futiles, de la vie, du beau temps, de la bouffe dégueulasse à laquelle on avait droit. Je suis allé la voir régulièrement tout au long de mon séjour. Puis j’ai quitté l’hôpital, et nous ne nous sommes plus revus depuis. Mais le hasard ne frappe jamais qu’une seule fois, n’est-ce pas ?


Je m’appelle Lior Alexis Ashworth. J’ai la mucoviscidose, mais cela ne change rien à ma vie. Bien sûr, il y a mon traitement et les visites chez le kiné. Puis les cigarettes que je suis sensé éviter. Mais je ne compte pas vivre à moitié. Je ne compte pas arrêter de courir, arrêter de bosser. Je ne veux pas arrêter de vivre avant de lâcher mon dernier souffle. Parce que j’ai vu des jeunes arrêter de vivre mais continuer d’exister, j’ai vu des jeunes arrêter de sourire, arrêter de croire, d’espérer. Parfois même mourir. J’ai fait de belles rencontres aussi. Des rencontres qui changeront ma vie quoi qu’il arrive, d’autres qui ne feront que de me blesser. Mais c’est ainsi. Cette vie est la mienne et je ne l’échangerai pour rien au monde.