Comment ruiner tous ses rêves 101 - un guide pratique en cinq étapes par Jack Thatcher

Plus tôt cette journée-là, une des collègues de travail, une jeune fille de 20 ans avait sorti à Jack une de ces petites phrases anodines que l'on sors à la légère sans penser à leur impact alors qu'ils prenaient le café ensemble : "Ça fais quoi, cinq ans que tu es célibataire maintenant? Pourquoi tu ne t'inscirais pas sur Tinder? T'es tellement adorable, les femmes vont s'arracher ton attention".

Le soir-même, il était revenu chez lui, avait dîné tôt, s'était lave et pour une des rares fois avait fait un cadeau à ses voisins, il leur avait épargné son récital journalier. Tinder... cette application, maintenant qu'elle lui avait été présentée comme étant pas uniquement un truc qui s'adresse aux autres, le fascinait.

Il s'étendit confortablement dans son lit. À la musique de Turandot, il créa son compte, ThePianoMan. Un emprunt à Billy Joel, tiens. Une photo plus tard, l'aventure commença.

Oh, et par simple curiosité, pas qu'il y soit vraiment intéressé... il retourna dans ses paramètres et cocha la case "men" dans l'onglet "interested in". Juste pour... pourquoi? En fait il ne savait pas trop. Pourquoi pas, plutôt.

Les photos de prospects défilèrent devant ses yeux. Swipe right, swipe right, swipe right... plutôt jolie. Swipe left. Pas de photo? Il alla lire le profil de la dame. Hm, pas tout à fait ce qu'il cherchait. Swipe right.

Un premier homme passa devant ses yeux. La sensation lui paru étrange, mais il le passa. Non, c'était pas pour lui.

Quelques profil plus tard, un autre homme, cette fois-ci il n'avait pas d'image personnelle. Son profil indiquait de lui qu'il était professeur d'histoire à l'université...

Swipe left.

Étrangement, une sorte de chaleur l'envahit.

Seul dans sa chambre, il éclata de rire en voyant qu'il avait un match avec un homme.

Cette application était pleine de surprise... allait-il lui envoyer un message? C'était pas une femme, mais en fait pourquoi pas. Il fallait penser hors de la boîte, des fois. Puis il lui plaisait, semblait-il. Cette notion lui était d'ailleurs étrange, celle par laquelle on pouvait d'entre des milliers de profils choisir le siens.

ThePianoMan: Salut, ça va?

Simple, mais pourtant, ça lui arracha un sourire nerveux.
Pendant quelques instants, il attendit une réponse de cet AlbinosMan, puis passe à d'autres profils. Relativement rapidement toutefois, il voit s'afficher une notification, il a un nouveau message. Presque machinalement, maintenant la glace cassée, ses doigts s'activent sur l'écran tactile de son smartphone.

AlbinosMan : Salut. Ca va et toi ?
ThePianoMan : Ça va.

Il se tourne sur le côté et relit son message. En fait, à partir de là, il ne savait pas comment on faisait ces choses-là. Il avait rencontré les femmes de sa vie par hasard.

Oh, et il y avait cet autre fait... comment est-ce qu'on parle à un homme? Jack ne s'était jamais posé la question. Toutefois, il se sentait beaucoup plus à l'aise dans un sens. Il opta pour la plate vérité.

ThePianoMan : Je suis nouveau sur cette app, tu sais si ça fonctionne bien pour rencontrer?

Au moins, il serait fixé. Une femme l'aurait peut-être trouvé insignifiant alors que d'un mec, il était déjà plus sur d'avoir une réponse.

Il ne bougea pas vraiment entre la réponse d'Albino (appelons-le ainsi...) et le moment où il pu voir la réponse instantanément apparaître sur le fil de la discussion. Il vit à peine la luminosité de son portable baisser comme s'il allait se mettre en veille, mais il fut rapide à l'interrompre du bout du doigt. Il repensait aux événements des dernières années, sa femme, son fils, les deux qui vivaient à présent loin de lui... à combien la présence de quelqu'un lui manquait. Ces choses-là.

AlbinosMan :  Dans ce cas, on est deux. Je viens de débarquer, je suis un peu perdu, je ne sais pas du tout.
AlbinosMan : Peut-être… Peut-être qu'on devrait essayer en apprenant à se connaitre. On verra bien. Qu'en penses-tu ?

Un sourire marqua ses lèvres quand il lu le message d'Albino. C'était maladroit, mais ça semblait sincère. Ses doigts s'activèrent dans la foulée.

ThePianoMan : Heureux de constater que je ne suis pas le seul. Oui, on pourrait essayer de se connaître. On a quand même choisi le profil l'un de l'autre, il y a sûrement des raisons au départ. Dans mon cas, j'ai été très intéressé de voir que tu aimes l'histoire. C'est un sujet que j'aime bien aussi, comme j'ai indiqué dans mon profil.

Une petite partie de lui espérait qu'Albino parlerait de son apparence, mais il la fit taire aussitôt.

Bing!

AlbinosMan : Je suis professeur d'histoire à l'université de Londres. J'ai donc été aussi attiré par cet aspect. Me concernant, je n'ai pas mis beaucoup de choses dans le profil. A la base, j'ai surtout attisé ma curiosité. Tu vis à Londres depuis longtemps ? et à part l'histoire, qu'aimes-tu ? Ou plutôt, qu'est-ce qui te caractérise ?

Un message qui avait suivi de près son précédent. Albino avait du verbe, il était agréable à lire. Il ne s'était attendu à rien de ça quand il avait téléchargé l'application. Et puis il prit quelques seconds supplémentaire à comprendre.

Le gars travaillait à la fac d'histoire de l'université, à l'endroit-même où il était réceptionniste en attendant qu'un poste se libère dans sa branche. C'était le doyen de la fac de musique qui, ayant eu pitié de lui, lui avait déniché un petit boulot en attendant que des places se libèrent. D'ici-là, ça lui permettait de payer la pension alimentaire qu'il devait à son ex-femme pour son garçon. Mais ça, inutile de le lui dire.

ThePianoMan : J'ai été élevé à Londres, en fait. Ma mère est française, mais une partie de sa famille s'est installée ici.

Il relit sa réponse, constatant qu'il serait nul de le laisser avec uniquement cette bribe d'information à son sujet et surtout, sans lui retourner de questions à son tour.

ThePianoMan : Ce qui me caractérise sinon, deux choses : Le piano et mon garçon de 10 ans. En fait, par "histoire" j'ai été vague, je m'intéresse surtout à l'histoire de la musique. Les autres domaines m'intéressent aussi beaucoup car chaque temps a ses défis qui définissent leurs formes d'expression et les moyens dont ils disposaient tous pour faire la musique... mais je m'éparpille. Et toi, qu'est-ce qui te définis?

Il envoya sa réponse et contrairement à son habitude, se relit après. Il en disait beaucoup, mais en quelque sorte, ça lui plaisait bien d'en dire autant à son sujet et d'avoir cette impression que quelque part dans Londres un autre homme lisait ce qu'il écrivait, attendait sa réponse comme lui attendait les siennes et avait un brin de chaleur juste à penser être lu en retour.

AlbinosMan : Je viens d'Amérique. Ma mère est également française, quant à mon père il est Irlandais. Je suis là un peu par hasard, mais ça va ça me plait.
AlbinosMan : Et j'aime l'histoire, mais mes spécialités sont la symbologie et l'iconologie religieuse. Rien de très excitant, en fait. Sinon, je joue de la guitare, j'aime la natation et je suis un mordu de lecture. La musique me berce et puis j'ai un fils de 19 ans et une fille de 17 ans. Tu as l'air d'être un père impliqué, la maman doit être heureuse.

Jack, un père impliqué? Ce qu'il lu lui fit peur plus qu'autre chose et il alla farfouiller d'autres profils afin d'essayer d'avoir un autre match qui lui - d'abord non, qui ELLE - n'assumerait rien sur sa relation avec Carl.

Il avait été difficile pour sa femme de tomber enceinte. Il l'avait marié d'amour et n'avait jamais vraiment su ce qui les avait éloigné. La routine, peut-être, se disait-il. Ce n'était certainement pas la naissance de son fils. Ils avaient commencé à s'éloigner quand son rêve de devenir pianiste avait vraiment commencé à lui monter à la tête. Par là, il n'avait pas tant été question de sa scolarité, de son boulot merdique à l'hôtel que de sa santé mentale, physique et financière.

Quand il avait eu à choisir entre sa famille, lui-même et son rêve, il avait laissé tombé tout ce qui lui était de plus cher afin que la maigre lueur d'espoir qui tenait son rêve éveillé soit suffisament forte pour lui permettre de tout garder. La vie lui avait enseigné de précieuses leçons, ce jour-là.

Aujourd'hui, le réceptionniste ne voyait son fils qu'un weekend sur deux. Son ex-femme avec qui l'amour était simplement mort de lui-même le prenait pour un enfant, appelait même ses propres parents pour discuter de son sort. Il avait même été question de lui retirer son fils compètement comme à un certain moment, il ne trouvait même plus le coeur de lui offrir des jours heureux quand une fois tous les quatorze jours, ils pouvaient enfin se revoir. Quel doux enfer avait été pour lui la maladie mentale...

Jack repensa à cette personne qu'il avait envie d'impressionner. Un homme, certe, mais avant tout une personne. Une personne qui lui, l'impressionnait. Un homme qui vivait de sa passion, qui l'a vécu à l'internationale, qui bouge, qui en fait a toute sorte de facette à sa vie, pas que le travail puis la maison. C'était le genre de vie qu'il n'avait jamais eu la force de mener. Puis il calcula aussi l'âge qui le séparait de ses enfants. Il les avait eu bien jeune, tiens...

Pour rire, il décida d'écrire en français.

ThePianoMan : La maman et moi sommes divorcés pour le mieux, mais si l'amour fait d'un parent un bon parent, alors je suis le meilleur d'entre nous. Je suis épaté par tout ce que tu fais, puis l'iconologie religieuse, ça me semble pas ennuyeux du tout. Bien au contraire.

Bon, assez rigolé. Écrire dans la langue de sa mère l'avait bien amusé, maintenant s'il était sur un logiciel pour rencontrer des gens dans le but de sortir de chez lui, justement, c'est ce qu'il ferait.

ThePianoMan : Je vois qu'au final, nous nous retrouvons tous deux sur Tinder. Puis le hasard semble bien avoir fait les choses de nous avoir soumis le profil l'un de l'autre. Moi en tout les cas, je suis ravi de faire ta connaissance. Je pense qu'en installant Tinder, je voulais un peu briser mon quotidien. Une collègue a ri de moi cet après-midi quand elle a su que je suis célibataire depuis cinq ans. Je crois que j'y recherche un élément déclencheur. J'avais pensé une copine, puis je sais pas pourquoi je suis allé cocher "men" aussi dans mes recherches, mais je crois des fois qu'il faut faire confiance à notre intuition.

Avant d'envoyer, il se relit, étrangement. Quand il valida l'exactitude de ses mots à traduire sa pensée, il le lui envoya, quitte à l'effrayer, mais il avait envie de le lui partager. Se confier à un étranger avait cette vertu de faire sortir des vérités, de nous plonger dans une honnête confiance même à certaines occasions. Puis si Albino n'aimait pas ce qu'il lisait, il n'avait qu'à arrêter de répondre...

AlbinosMan : Hahaha. Je suis désolé, je ne parle pas français, malheureusement, j’ai grandi à Dublin et je n’ai jamais mis les pieds en France. Mais j’ai compris (merci l’application de traduction). Je ne parle que le latin et le grec, sans ça je suis un piètre polyglotte.

Malgré lui, il rit en lisant l'anglais soigné de cet Albino.

"Piètre polyglotte? Mais arrête ça, t'as le latin et le grec, c'est pas... "

C'est ce qui conclus ses pensées à haute voix.

Le lire sur sa propre enfance lui fit penser à la sienne. Il enviait ce qu'il lisait et avait toujours aimé se raconter des histoires dans lesquels il avait voyagé, étudié partout, fait des tas de trucs, appris des tas de langues. Lui n'avait que connu Londres. Il était né dans le Shoreditch et y vivait encore. Avant dernier d'une fratrie de quatre, il ne s'était rien passé de spécial pour lui, même s'il aurait souhaité. Tout lui avait semblé si normal dans sa façon de vivre, de grandir, tout sauf son acharnement à vouloir vivre d'un instrument de musique. Mais bon. Semblerait-il qu'à la longue, on s'y fait. Son histoire était commune.

Il le réalisa enore plus quand il lit la suite du message d'Albino.

AlbinosMan : Je suis très heureux, moi aussi, de faire ta connaissance. J’ai installé l’application parce que ma fille de dix-sept ans passe beaucoup de temps dessus. Je voulais voir ce que c’était, ce qu’elle risquait. Personnellement je suis marié depuis vingt ans avec la même femme, et je ne regrette pas d’avoir choisi les hommes comme préférence. Je pense que parfois, ça fait du bien d’arrêter de se voiler la face et d’accepter le fait que la vie qu’on vit n’est pas celle qu’on aurait voulu. Je me rends compte qu’avec cet application, je peux au moins me rappeler qui je suis vraiment. Ce n’est pas négligeable, je pense. Mais j’aime beaucoup discuter avec toi. Vraiment.

Il dû le relire deux fois pour vraiment s'en imprégner. C'était d'une tristesse... mais il compatissait ô combien. Au final, ils vivaient la même chose. 20 ans marié à une femme... c'est long quand tu es gay. Jack se prit à ressentir beaucoup de compassion pour lui. Puis les enfants qu'il avait eu d'un mariage sans amour...

Albino était un bien meilleur père que lui. Un bien meilleur homme, même.

Jack songea à cette autre étape que les gens font après s'être parlé sur Tinder, soit se rencontrer. En quelque part, il se demandait si rencontrer un homme dans le but de tisser des liens d'une quelconque nature autre que fraternelle ou amicale pouvait lui intéresser. En fait, il s'était toujours dit que oui. S'il rencontrait la perle rare, sûrement que tout leur viendrait aussi facilement qu'avec une femme. Plus facilement même, si c'était la bonne personne pour lui. Ce n'était pas un fait qui le gênait, mais il ne désirait pas se considérer comme autre chose qu'hétérosexuel. Il se considérait juste comme un homme ouvert.

ThePianoMan : C'est dur tout ce que tu dis là... c'est très difficile à lire. Cela dit, le plaisir de notre rencontre est partagé. Tu aimerais prendre un café avec moi? J'aimerais beaucoup discuter avec toi de vive voix.

La proposition était directe et en anglais, cette fois-ci. Jack considérait déjà son horaire et fortuitement, il pourrait le voir le lendemain si l'idée lui plaisait.

Avait-il possiblement trouvé l'élément déclencheur des événements de ses prochaines semaines?

AlbinosMan : Je suis désolé, il faut que j’y aille. A la prochaine, peut-être.

Cette réponse voulait tout dire. En même temps, avec les confidences que lui avait fait Albino, Il était évident que l'inviter à sortir du confort de son anonymat était une maladresse de sa part. Il aurait probablement fait la même chose, à sa place.

Jack relu une dernière fois leur conversation et ferma Tinder. Le reste de la soirée, il composa.

Le lendemain matin, toujours pas de nouvelles d'Albino.

Il supprima Tinder et n'en parla pas à la pause café.