LEO & GLORIA / 2010 (i'm a wanderess, i'm a one night stand. don't belong to no city, don't belong to no man. i'm the violence in the pouring rain. i'm a hurricane.) Elle posa sa tête sur ses genoux, ses mains serrant ses jambes contre sa poitrine. Son regard était perdu au loin, perdu dans le vide, perdu dans les pensées qui semblaient s’agiter sous ses yeux. Ses cheveux attachés à la va-vite lui semblaient être d’un blond sale ; à vrai dire, l’intégralité de son corps lui paraissait étranger, recouvert d’une fine pellicule de remords, recouvert d’une couche épaisse de tristesse. C’était cela, après tout. Elle était un monstre d’amertume, ses oreilles ne parvenaient qu’à percevoir le chant morbide de son coeur et les lamentations du ciel. Combien d’étoiles étaient-elles mortes en rythme avec ses pulsations cardiaques, aujourd’hui ? Elle n’en savait trop rien. Suffisamment pour que River lui en veuille, elle en était persuadée.
Mais n’était-ce pas le prix à payer après avoir tué un bébé ?
Pas n’importe quel bébé. Son bébé.
Il y avait un parc, au bout de la rue dans laquelle elle avait toujours vécue. Si elle était âgée de seize ans, presque dix-sept, elle avait toujours trouvé un certain réconfort à se réfugier là, au beau milieu de ces jeux qui avait régi son enfance. Mais pas aujourd’hui. Elle était assise sur une pelouse d’herbe humide mais elle ne parvenait pas à retrouver les cris allègres qu’elle et River avaient poussé en se battant pour la balançoire. Elle n’entendait que le vide. Elle n’entendait que le rien. Le vent se frottait à sa peau et ses poils blonds s’étaient hérissés sur ses bras. Pourtant, Gloria ne bougea pas.
Elle n’y arrivait pas. Elle n’y arrivait plus. N’était-elle pas un monstre de douleur, après tout ? Elle avait tué des étoiles, elle avait tué un bébé. Pas n’importe quel bébé. Son bébé. Bien avant qu’il ne soit réel, bien avant qu’il ne voie le jour, bien avant qu’il ait une chance, quelque part. Elle l’avait tué, elle lui avait ôté la vie, elle lui avait arraché la seule chose qu’elle lui avait donné. Elle battit plusieurs fois des paupières pour s’empêcher de pleurer. Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne parvenait plus à écrire. Plusieurs jours qu’elle avait tout ces mots dans sa tête et ce grand vide sur sa feuille de papier. Elle n’avait pas chanté non plus. Comme un oiseau que l’on aurait mis en cage.
Mais cette fois-ci, elle s’était mise en cage toute seule.
Ses gestes étaient incontrôlés, automatiques. Elle se leva. Sa démarche était tremblante, comme si le vent menaçait de la renverser ; elle traversa le parc pour finalement remonter la rue. Les maisons autour d’elle lui paraissaient toutes pareilles—croulantes sous les dettes, fades et seules. Ses voisins entendaient-ils l’agonie silencieuse de son crâne ? Probablement pas. Personne ne le sentait, personne ne le voyait. Personne sauf peut-être ce bébé partit au ciel. Pas n’importe quel bébé. Son bébé. Encore et toujours son bébé.
Gloria leva les yeux vers le perron de sa famille. Elle battit des paupières en voyant la silhouette de Leo se détacher sur un fond terne. Elle hésita à faire demi-tour, elle hésita réellement ; elle sentit son regard se troubler, ses mains s’agiter. Elle avait du mal à le regarder dans les yeux depuis que cela se savait dans sa famille. Depuis qu’il savait qu’elle avait abandonné son étoile, son bébé.
A vrai dire, elle n’étais même plus sûre d’avoir réussi à le regarder dans les yeux depuis que tout avait commencé.
« Tu viens de rentrer ? » demanda-t-il. Elle fronça les sourcils, comme désorientée dans sa propre tête. Comme désorientée dans sa propre existence. Elle croisa les bras sur sa poitrine comme pour se défendre. Mais qu’avait-elle à défendre ? Elle n’avait plus de bébé, elle n’avait plus
son bébé, elle avait tué toutes les étoiles de chaque galaxie au-dessus de leurs têtes. Elle n’était qu’un vent d’absolution, qu’un vent de malaise, qu’un vent nocif d’acide. Gloria était persuadée qu’elle ne valait pas la peine. Qu’elle ne faisait que semer la misère du haut de ses seize, presque dix-sept, ans. Pourtant, c’était trop jeune pour ressentir tout cela. Pourtant, c’était trop jeune pour sentir la douleur d’une perte qui n’en était pas réellement une. Justement, là était le problème. Gloria était trop jeune. Bien trop jeune.
« Oui, » répondit-elle finalement. Sa voix n’était qu’un murmure, comme à son habitude, mais il ne s’agissait pas d’un souffle doux chargée de mélodie ; non, c’était la marque éraillée d’un manque, d’une perte, d’un vide sur son coeur.
« J’étais au parc. » Elle ne savait pas pourquoi elle se justifiait, elle ne savait pas pourquoi elle disait cela à Leo, ce Leo qui était au-dessus de tout, ce Leo qui n’en avait que faire des autres.
Elle l’avait simplement dit. Comme si elle avait des comptes à lui rendre.
Gloria resta là. Gloria ne bougea pas. Ses épaules étaient voutées ; ses cheveux étaient attachés dans une queue de cheval étrangement lâche. Son corps, pourtant si familier d’ordinaire, lui paraissait trop grand, comme s’il était disproportionné. Parce que, la vérité, c’était que Gloria entendait encore l’echo de la douleur de son bébé résonner dans ses entrailles. Elle le sentait encore, là où il n’était plus. Maintenant qu’elle était toute seule dans son corps, elle avait l’impression qu’il avait été conçu pour deux.
Mais elle avait tué un bébé. Pas n’importe quel bébé.
Son bébé.