« Félicitations monsieur Rosenbach, vous êtes papa d'une petite fille ET du premier bébé anglais de l'année 1988. Bonne année ! »Il se leva, doucement, encore sous le coup de l'émotion. Ca y est, Edrick était papa. Les neuf mois d'attente étaient terminés. Lui et Judith étaient parents, pour la première fois. La sage femme voyait que le jeune papa était tout chamboulé par cette annonce. Le pauvre, il n'avait pas pu assister à l'accouchement : césarienne oblige. L'attente lui avait paru longue et sans fin. Il avait craint pour sa femme et son enfant. Alors, à la suite de cette annonce, Edrick s'avança, lentement, vers la sage femme. Pour être chamboulé, il l'était ! Il ouvrit la bouche, balbutia quelques mots tout d'abord incompréhensible puis arriva à faire une phrase claire au bout de plusieurs essais.
« Une fille vous avez dit ? » Il cligna des yeux une paire de fois. Edrick eut un air encore plus chamboulé. Une fille. Il avait une fille. Il était papa d'une fille : il devait y avoir erreur. Non, depuis la deuxième échographie, c'était prévu qu'ils aient un petit garçon, un petit Adrian.
« Effectivement monsieur, c'est une petite fille et elle se porte très bien, comme sa maman. » Lui, papa d'une petite fille. Lui, qui ne s'imaginait pas avec une petite fille en était aujourd'hui papa. Lui qui avait bénit le seigneur que sa femme soit enceinte d'un garçon. Il ne saurait jamais comment gérer une fille.
« C'était pas comme ça que ça devait se passer, c'était... Enfin ça devait être un garçon. » Ca aurait du être un garçon. Un petit Adrian. Non mais lui, papa d'une petite fille ? Impossible. Elevé dans une famille de trois garçons, il lui semblait logique d'avoir un garçon, il avait oublié qu'il avait une chance sur deux d'avoir une fille. Non, il ne se voyait pas élever une fille. Une fille, c'était plus fragile, plus émotive qu'un garçon. Avec cette fille, il n'aurait pas la relation père/fils qu'il rêvait d'avoir depuis le jour où Judith lui avait annoncé qu'elle était finalement tombée enceinte. Il ne pourrait pas faire des parties de rugby et tout ce qui allait avec, toutes ces activités en plein air et tout ce qu'il avait à transmettre à une fille.
« Alors j'ai une fille ?.. »✻ ✻ ✻
« Tu me la renvoie le plus fort que tu le peux, ok Meora ? » La petite brunette de quatre ans acquiesça. Elle prit sa batte en main, la tint aussi fort qu'elle put et fit deux ou trois mouvements, de droite à gauche. C'était sûr, Meora n'était pas comme les autres petites filles de son âge. Elle était généralement vêtue de jogging, de tee-shirt de l'équipe de baseball favorite de son père et de rugby, ou encore de football. C'était loin d'être la tenue habituelle d'une petite fille : les vêtements qu’elle portait s’apparentaient plus à ceux qu’un petit garçon aurait du avoir, comme le petit garçon qu’elle aurait du être. Cela n’empêchait pas la jeune demoiselle de se faire traiter comme une princesse par son papa. Princesse qui n'aurait néanmoins jamais le droit de porter une couronne
Elle renvoya la balle, le plus fort qu'elle put, son père l'applaudit. La petite rit. Puis couru vers son père, pour sauter dans ses bras. Il la souleva dans les airs, puis rit à son tour. Ce n'était pas un petit garçon, mais cela restait tout de même une part de lui-même et la prunelle de ses yeux qu'il protégerait comme il le pourrait de tout ce qui pourrait lui arriver. Comme il le ferait pour la petite soeur de celle-ci qui allait sûrement bientôt voir le jour à en voir le ventre une nouvelle fois arrondie de Judith.
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« La place est libre ? » La jeune fille regarda attentivement l’homme qui posait cette question. Beau, grand, brun, peut-être un peu plus âgée qu’elle, mais qu’importe, il était vraiment mignon. En même temps, il était difficile de trouver quelqu'un de plus jeune qu'elle à son avis. Ayant quitter l'université avec deux ans d'avance (grâce aux classes qu'elle avait pu sauté), elle avait du mal à imaginer quelqu'un d'autre comme elle.
« Evidemment. » répondit Meora en souriant.
Elle eut soudainement peur que le garçon en question prenne la chaise et s’en aille. Elle avait surement été stupide de croire qu’elle pourrait intéressée un type pareil. Et… Non ! Il s’assit effectivement à côté d’elle. La cantine n’avait finalement pas grand-chose de mal, elle qui la redoutait.
Meora redoutait un tas de choses, depuis qu'elle s'était engagé dans les forces armées de son pays. Elle avait peur d'être la seule femme d'un régiment, que tout soit trop dur, qu'elle ne tienne pas le choc. Elle avait peur d'être seule. Sa mère ne l'avait pas aidé, craignant pour la vie de son enfant. Son père l'avait encouragé, bien que surpris par l'attrait de sa fille quant à excercer son métier de médecin sur le terrain militaire. Et sa soeur... Sa soeur s'en fichait. A 24 ans, elle finissait par décider de la direction qu'elle allait prendre.
« Enchanté. A qui ai-je l’honneur ? » Meora fut surprise, charmée par le petit -et faux- accent américain que le jeune homme avait. Elle pouvait très bien deviner que cet homme venait du même pays qu'elle, et qu'il essayait peut-être juste de la charmer. Mais l'accent british était toujours ce qu'il y avait de plus élégant à ses yeux.
« Meora » dit-elle en lui serrant la main.
Rencontrer un homme dès son premier jour à l’armée n’était sûrement pas prévu au programme. Parce que oui, elle en avait un. Et c'était peut-être un coup de foudre. Peut-être. Qui aurait prédit que la garçon manquée arrivée à l'armée presque par hasard, finirait par tomber sur un beau jeune homme, du premier coup.
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« Nous sommes ici présents pour célébrer l'union de » Le pseudo-prêtre eut un blanc et se tourna vers Meora, vêtue d'une belle robe blanche, qu'elle avait payé une poignée de livres dans une boutique en ville. Ses cheveux étaient lâchés, ondulés. Elle était tout simplement sublime. Sublime, mais stressée. Stressée parce qu’elle s’apprêtait à faire le choix le plus important de sa vie d’après elle, après son entrée dans l’armée. Prendre la voiture de son père et filer vers une chapelle du fin fond de la campane britannique sur un coup de tête : une histoire qu'elle raconterait à ses enfants, ceux qu'elle aurait avec l'homme de sa vie. Oui, c'était l'homme de sa vie, bien qu'ils ne soient ensemble que depuis quatre mois. Le coup de foudre était évident. L'entente, électrifiante.
« Meora Rosenbach » Elle sourit.
« et de » Son homme la regarda attentivement : il ne serait jamais aussi parfait qu'elle, il ne la mériterait jamais. Il portait le costard qu'il portait habituellement lors des mariages et des enterrements. Il avait fait un effort et avait essayé de dompter les quelques cheveux bruns qui avaient eu le temps de pousser depuis son retour du terrain. Il déclina son nom et regarda encore une fois Meora : elle était comme un ange. Le prêtre continua son blabla, blabla qui les unirait, dans toutes les circonstances possibles, comme ils l'avaient voulu. Pendant ce temps, il glissa à Meora, tendrement, encore plus tendrement que la première fois où il lui avait adressé la parole :
« C'est fini Rosenbach, maintenant je vais devoir t'appeler Hill, pour le meilleur et pour le pire. »Et elle sourit, ne pouvant s'empêcher de penser que bientôt, sur son uniforme, tronerait un nouveau nom.
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« Et que s’est-il passé après que vous soyez arrivé sur place Madame Hill ? » Meora tira sur les manches de son cardigan et passa une main dans ses cheveux. Elle n’était ni coiffée ni maquillée, laissant des cernes énormes apparaitre sous ses yeux, symbole de toutes ces nuits passées à se retourner et à cauchemarder depuis l’incident. Elle ramena ses jambes contre elle : une position fœtale que le psychologue s’empressa de gribouiller sur son calepin.
« On a prit le blessé en charge, Jim et moi. Comme d’habitude, on a vérifié les signes vitaux, son pouls, puis s’il était conscient. Jim a remarqué un impact de balle dans l’épaule gauche donc on a commencé à sortir le matos pour le sortir de là. » Meora arrêta son récit ici. Elle ne voulait pas aller plus loin. Elle ne pouvait pas, c’était au-delà de ses forces. Elle ressentirait à nouveau la chaleur et le sable, les blessures et les coups, elle revivrait tout ce qui lui faisait mal à l’instant même où elle continuerait son histoire. Elle revivait l'instant.
« Madame Hill, je vous prie de continuer. Si vous vous arrêtez, je ne pourrais pas vous aider, cela semble logique. Je sais que c'est difficile, mais vous pouvez vous exprimer, vous êtes en sécurité ici. » Le ton rassurant qu’employait le psy avait l’effet contraire sur Meora, cela avait le don de l’énerver, de la braquer, de l'enfermer. Elle était secrète. Elle ne pouvait pas admettre un tel échec. Comment cette personne pouvait-elle la forcer à raconter quelque chose qui la blessait, qui l'humiliait ?
« Madame Hill » Et puis merde, elle ne s’appelait pas juste
‘Hill’. Elle ne voulait plus être madame Hill. Comme cela pouvait la répugner que la majorité des gens aient effacé la première partie de son nom, surtout depuis qu’elle était de retour en Angleterre.
« Jim et moi étions accompagnés de Ryan et de mon mari, il était bien évident que le chef n’allait pas laisser deux gars de son équipe med’ partir soigner un blessé sans être accompagnés par des forces, surtout que d’après lui ça puait le plan foireux » Elle était presque vulgaire en disant ça, Meora faisait preuve d’une sorte de je m’en foutise servant à cacher la douleur que provoquait les mots qu’elle balançait. Oui, prononcer chacun des mots qui allaient suivre dans son récit des évènements allait lui provoquer la même peine et la même douleur physique que lorsque cela c’était passé, il y a de cela trois semaines. Elle avait l'impression d'avoir déjà raconter cette histoire un million de fois. Pourtant, chacun de ses mots lui faisaient toujours aussi mal. Chacun de ses mots lui refaisaient voir l'action.
« Le chef avait raison » lâcha Meora avec brièveté.
« C’était une embuscade. Ils avaient pris un de nos gars on-ne-sait-comment et l’avaient blessé, trois heures avant, dans le but de nous faire venir, d’en avoir plus. Mon mari était à côté de moi quand ils ont commencé à tirer. C’est à ce moment là que je me suis pris la première balle, dès les premières secondes. » Meora s’arrêta et posa une main sur sa cuisse. Elle sentit à nouveau une balle lui traverser la jambe. Puis une autre, et encore une autre. Comme si elle y était.
« Je me suis écroulée de douleur. » Le regard de la jeune femme était vide, c’était comme si une projection de la scène était sur le mur qu’elle fixait.
« Mon mari m’a fixé, pendant une vingtaine de secondes au moins. Jim et Ryan étaient déjà partis se mettre à l’abri des balles. » Meora se stoppa net. Elle ne continua pas son récit, se concentrant sur la douleur et la peine qu’elle pouvait éprouver.
« Madame Hill ? » Meora tourna la tête et soupira.
« Il m’a regardé et il est parti se mettre à l’abri. Voilà ce qu’il s’est passé. Il a abandonné sa propre femme pour garder SA vie sauve. Si Ryan n’était pas venu me chercher, je ne serais pas là. Tout ça me montre à qui je suis mariée. »