✻ there is no turning back ✻
Les rayons du soleil couchant miroitent sur les vitraux bleutés, formant de larges formes de couleurs sur le bois de l’arbre. Ses doigts fins pianotent contre les planches, s’enroulent autour de ses mèches de cheveux roux. Elle attend, le sourire aux lèvres, les lèvres rouges, le rouge aux joues. La lueur de ses yeux est fixée sur ses petites chaussures cirées rouges cerise, de bout des doigts elle tente de camoufler l’égratignure qu’elle s’est faite au genou en grimpant à l’arbre. Elle attend encore un peu, impatiemment.
« Ils ne devraient plus tarder » songe-t-elle. Ils ne sont jamais très longs. Ses mains enfantines agrippent la paire de jumelles laissées par Uncle Jean.
« Elles ont vu le monde entier, prends en soin. » Disait-il. Elle les pose sur ses yeux. Les verres kaléidoscopes fractionnent sa vision en une multitude de cristaux de lumière. Ses sourcils clairs se froncent à mesure qu’elle examine le périmètre.
« Protéger le Royaume » se répéta-t-elle pour elle-même. Comme pour se donner du courage, pour se persuader. Elle se relève de sa cachette, rattrape son équilibre qui manquait de la quitter pour monter sur le petit escabeau fait de bois. Elle n’est pas assez grande pour pouvoir atteindre le point de surveillance, les garçons le peuvent mais elle reste délibérément trop petite, même perchée sur la pointe des pieds, seuls ses cheveux peuvent apercevoir le judas de verre à travers lequel on surveille le royaume. L’escabeau est bancale, elle pose ses pieds de part et part de la planche pour équilibrer son poids. D’un geste vif, elle repousse sa frange de cheveux et visse à nouveau les jumelles sur ses yeux. Son regard vagabonde sur le territoire divisé en carrés irréguliers bleus, verts, rouges. Rien à vue. Le Royaume est hors de danger. Elle fixe son principal indic et prédateur pour les ennemis ainsi que plus fidèle compagne, Beckie. La chienne est endormie sous la douceur du mois de Mai, les feuilles du cerisier faisaient office d’ombre. Elle observe quelques instants son ventre se soulever calmement au rythme de ses respirations. C’est le sourire accroché au coin des lèvres qu’elle redescend de l’escabeau qui craque sous sa flexion. Ses pieds joints touchent le sol et elle se relève d’une souplesse incroyable. Elle traverse la cachette à toute allure, se prenant les pieds aux racines, se relevant sans le moindre soucis. Du revers de la main, elle essuie la terre qui s'était déposée sur ses genoux, elle fronce les sourcils vers le soleil, la garde est terminée maintenant, tout est sain et sauf, il est temps de rentrer. « Gemma ! » appelle sa sœur. Le visage de la rouquine, parsemé de tâches de rousseurs se redresse rapidement. Elle pousse du bout des doigts la porte en boite pour se précipiter à l'extérieur, encore une fois, elle manque de s'étaler sur le sol mais se rattrape de justesse. Arrivée à sa hauteur, elle se penche sur le visage pâle de sa sœur aînée.
« Ça va aujourd'hui ? » Elle grelote, enroulée dans une couverture de laine en dépit du soleil battant. Gemma se sent presque coupable d'être aussi réchauffée et préfère entourer ses bras et ses mains, prétendant elle aussi d'avoir froid. « Tu ne m'as pas entendue ? Ça fait dix minutes que je t'appelle pourtant. » Elle secoue la tête, non elle n'a pas entendue.
« Désolée Riley, tu...enfin tu comprends, tu étais trop loin. » Gemma se mord la lèvre, elle aurait du faire attention, prêter l'oreille au lieu d'être beaucoup trop occupée à défendre un royaume qui n'avait visiblement nul besoin d'être défendu.
« Je ferai plus attention la prochaine fois. Tu as besoin de quelque chose ? » Le visage sa sœur se fend en un sourire patient et compatissant, elle lui fait signe de s'asseoir à côté d'elle. Gemma ne peut pas faire autrement que de remarquer à quel point son visage est creusé et fatigué, même si elle n'y prête plus attention maintenant. « Non tout va bien mais maman s’appelait, tu veux bien y aller s'il te plaît ? » Elle opine de la tête avant de se relever, elle s'arrête dans l'encadrement de la porte qui mène à la cuisine. « Je vais bien, Gems. » La rouquine hoche de la tête avant de disparaître, le cœur lourd.
« Tu ne vas pas manger que des sandwich aux cornichons pour le dîner Gemma. » Elle relève la tête, un air outré sur le visage, ses yeux dérivent sur les tranches de pain beurré posées sur son assiette. Sa main s'enfonce dans le pot et elle en ressort deux cornichons qu'elle coupe en deux, ne prêtant nullement attention aux avertissements de sa mère. « Et pourquoi pas ? » dit-elle avant de croquer dans sa préparation, elle plisse les yeux sous l'acidité avant de déployer son plus large sourire, ce qui a la chance de faire rire ses frères et sœurs. A ce moment là, Jay Prescott sait qu'elle a perdu. Elle se laisse tomber sur la chaise en souriant à son tour.
« Où est Riley ? » s'enquit la plus jeune des Prescott. L'ambiance légère qui régnait dans la salle s'alourdit et le sourire de Gemma fane. Leur mère se racle la gorge avant de se pencher vers ses enfants.
« Papa l'a emmenée à l'hôpital, elle ne se sentait pas très bien. » Oh. Gemma se redresse brutalement et disparaît de la salle. Elle court, le plus vite possible, grimpe quatre à quatre les escaliers exigus de la maison avant de refermer la porte derrière elle, elle se laisse tomber contre le mur. Les murs sont tellement fins qu'il peut entendre quelqu'un respirer derrière, elle sait que sa mère est assise, comme elle, à essayer de la faire sortir.
« Gems, tu peux pas continuer comme ça. » fait une voix masculine. Ce n'est pas sa mère, c'est Charlie.
« Riley ne se définit par son cancer, tu n'as aucune raison de le faire. » Un sanglot s'échappe de la gorge de la jeune fille, elle essuie vivement les larmes qui perlent aux coins de ses joues
. « Ce n'est pas parce que tu as décidé que tu aurais de la force pour vous deux que tu peux vraiment le faire tu sais. Riley ne s'attend pas que tu vives sa vie à sa place, vis la tienne déjà. » Gemma soupire parce qu'elle sait que des deux, c'est lui qui a raison. Que Riley ne veut pas ça, mais elle ne peut s'en empêcher. Elle reste silencieuse derrière la porte et elle sent les soupir de son frère qui devient habitué à des scènes comme celle-ci.
« Maintenant ouvre et viens, Juliet t'attend. » Elle se relève, fébrilement, ouvre la porte et laisse passer sa tête. Ses yeux rencontrent ceux de son frère, la tête posée contre le mur.
« Merci. » murmure t-elle, à demie voix, à peine audible. Il lui octroie un sourire et une accolade.
« De rien. » Les gradins sont remplis, ils grouillent de monde. Elle lève les yeux vers le soleil brûlant avant de les reposer sur la foule qui s'agite pour se trouver une place parmi les sièges. La course va bientôt démarrer, elle peut sentir tous les autres adolescents qui sont sur les starting-blocks. Norah lui fait un signe de la tête, après avoir lancé un regard perdu à son frère, elle la suit.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » son amie désigne la responsable en face d'elle. C'est une dame, que Gemma n'avait jamais vue, aux joues creusées par la vieillesse et la fatigue qui de toute évidence, n'est pas au point face à cette course.
« J'ai un dossard qui n'a pas de coureuse et pourtant la course est bien obligatoire pour tout le monde, alors je ne comprends pas. » Gemma arque un sourcils curieux, croise les bras sur sa poitrine.
« C'est à quel nom ? » La dame plisse les yeux pour lire ce qu'il y a écrit sur le papier, après quelques secondes elle parvient à prononcer le nom sans trop l'écorcher.
« Riley Lancaster. » Le sang de la jeune rousse ne fait qu'un tour, elle s’empare du dossard et retourne sur sa ligne de départ.
« C'est le mien, je l'avais perdu ! » D'un geste vif, elle accroche le morceau de papier à son dos . Charlie l'a vu mais il ne dit rien parce que lui aussi il sait que au fond, c'est une bonne chose. Elle relève le regard vers sa sœur qui est assise tout en haut des gradins, elle agite la main dans sa direction avant de se préparer à courir. Elle étire ses muscles, saute sur place et avant même qu'elle n'ait le temps de le réaliser, elle s'élance. A toute vitesse et le plus rapidement qu'elle ne le peut. Gemma ne regarde pas les autres, elle fend l'air sans se soucier de qui pourrait être proche d'elle, elle ne voit que la ligne d'arrivée qui se rapproche peu à peu. Lorsqu'elle finit par la traverser, elle s'écroule de fatigue sur le sol et rit aux éclats. Elle sait qu'elle est arrivée première, que sa mère va la tuer et que ça sèmera la confusion dans la course. Une dame, du même acabit que la précédente se penche sur elle pour voir son numéro de dossard et son nom. Elle saisit le micro pour annoncer le nom de la gagnante de cette épreuve.
« Et c'est Riley Lancaster qui remporte le 400m avec cinquante secondes ! » Elle relève la tête vers sa famille, elle croise le regard fatigué de sa mère, celui qui est fier de son père et elle perçoit, derrière ce masque, celui de sa sœur pour qui elle a couru.
C'est un adieu ensoleillé. D'ordinaire, les enterrements sont pluvieux, comme si là haut, ils pleuraient avec nous. Mais il fait beau et les parapluies sont rangés, les mouchoirs eux sont de sortie et Gemma ne parvient plus à trouver sa respiration. Elle a donné beaucoup trop de poignées de main et serré celles qui tremblaient un peu. Elle entend les discours se répéter les uns après les autres, les éloges se ressembler. Cela avait été une journée si habituelle pourtant, rien de laissait annoncer qu'une si grande peine allait s'abattre sur eux. On pense beaucoup trop souvent que cela n'arrive qu'aux autres jusqu'au jour où nous devenons les autres. Elle essuie timidement une larme aux coins de ses yeux, inspire longuement. Elle décide d'aller prendre l'air, de sortir des chemins du cimetière. Elle s'appuie à un arbre, accroche ses mains à l'écorce. Comment peut-on mourir à vingt et un an ? Gemma n'est pas sûre de pouvoir s'en sortir, elle cherche de l'air, comment respirer mais ce ne sont que des sanglots qui s'échappent de sa gorge.
« Vous semblez bien triste. » s'élève une voix inconnue derrière elle. Gemma sursaute et se redresse rapidement, passant une main sur les bords de sa robe noire. Elle se retourne vers l'inconnu qui ose lui adresser la parole dans des circonstances comme celles-ci. Son regard glisse sur son costume parfaitement coupé, sur ses chaussures cirées, ses cheveux clairs et ses yeux bleus.
« Ne vous fatiguez pas, je n'ai pas le temps à ça. » Elle baisse les yeux sur ses propres chaussures qui s'enfoncent dans le sol, celles qui lui font terriblement mal.
« J'enterre ma meilleure amie. » L'inconnu ne recule pas au contraire, il avance. Gemma sent son cœur battre dans sa poitrine à une vitesse effrénée à mesure qu'il se rapproche d'elle, silencieux, élégant.
« J'enterre mon frère. » C'est elle qui recule, sous la surprise d'un ton si serein. Elle arque un sourcils étonné. Ils sont tous les deux en peine, alors.
« Oh. Je suis désolée. » Un pâle sourire se dessine sur les lèvres du jeune homme qui reste sans rien dire, devant elle. Gemma ne sait ou regarder alors elle baisse les yeux.
« Gemma. » dit-elle en se présentant, comme si c'était la chose à dire dans un moment comme celui là. L'inconnu lui tend la main, souriant un peu plus.
« Leopold. » Ils sourient, tous les deux. Ce n'est pourtant pas le moment mais ils s'assoient, sur un banc en pierre, habillés de noir et les yeux pleins de larmes.
« Vous vous sentez triste, Gemma ? » Elle est frappée par cette élégance qui est peu commune, par cet accent distingué. Elle réfléchit alors, est t-elle triste ? Un soupir s'échappe de ses lèvres.
« Oui, terriblement. Aujourd'hui surtout, demain aussi. Mais je n'ose pas passer cette nuit. J'ai très peur de cette nuit. » Il ne la quitte pas des yeux, elle se sent si petite sous ce regard qui la transperce. Un silence s'installe entre les deux mais il n'est pas lourd, il n'est pas comme ceux que Gemma essaie de combler.
« Oui, moi aussi j'ai peur. » finit-il par avouer, un sourire triste accroché aux lèvres. Gemma est rassurée, elle n'est pas la seule à avoir peur.
Les yeux de Gemma s'ouvrent peu à peu, difficilement. Il lui faut quelques instants pour se souvenir d'où elle se trouve, il ne lui suffit que de tendre le bras pour trouver à ces côtés un corps familier. Elle sourit et se redresse, la couverture cachant sa peau nue. La nuit est encore noire, la ville est encore endormie.
« Tu es réveillée ? » demande une voix derrière elle. Toute la ville sommeille excepté lui, elle hoche la tête en se tournant vers lui.
« Toi aussi visiblement. Depuis longtemps ? » L'appartement est vide, les cartons ont été emmenés hier. Il ne reste plus qu'eux, des murs blancs et un seul matelas, posé au milieu du salon.
« Je ne me suis pas endormi. Je suis d'ailleurs étonné de ton calme. » C'est leur dernière nuit ici, pas étonnant qu'il n'ait pas fermé l'oeil. Gemma a peur elle aussi, est-ce que c'est une bonne idée ? Après tout, elle aurait pu rester au pays de Galle au lieu de partir aussi loin. Il est pas trop tard pour faire demi tour après tout. Elle n'est pas obligée de laisser Riley seule, elle pourrait retourner avec elles. Vivre à Newport, dans l'exploitation familiale. Gemma se ralonge, sa tête touche celle de Leopold, ils regardent le plafond tous les deux, l'unique ampoule qu'il reste.
« Tu penses que c'est une bonne idée ? » demande t-elle. Ce n'est pas une question rhétorique, elle a véritablement peur. Elle jete un coup d'oeil à l'homme à ses côtés qui ne lâche pas le plafond des yeux.
« Non. C'est probablement la plus grosse connerie qu'on a faite. » Un silence de mort prend place dans tout l'appartement -Gemma arque un sourcils étonné - avant d'être brisé par les éclats de rires de Leopold, qui se met à bouger sur le matelas. Sa poitrine se soulève à mesure qu'il ne peut s'arrêter. Gemma place une main sur son propre cœur, comme pour vérifier qu'il bat bien toujours. Après quelques instants, il arrive à se calmer. Son visage redevient doux et serein, comme à son habitude.
« Oui, moi aussi j'ai peur. » Alors Gemma est rassurée, elle n'est pas la seule à avoir peur.