| How thick the fog is https://www.youtube.com/watch?v=YaVE4WVlsDQ so i walked through to the haze and a million dirty waves. now i see you lying there like a lie-low losing air black rocks and shoreline sand, still dead summer i cannot bear and i wipe the sand from my arms, the Spanish Sahara, the place that you’d wanna leave the horror here, forget the horror here, forget the horror here, leave it all down here, it’s future rust and it’s future dust |
C’était bizarre. Je passai ma main sur mon genoux et voilà ce qui me traversa l’esprit :
c’était bizarre. J’étais pas habituée, et ça avait taché mes vêtements. Ma robe du dimanche, celle que Maman voulait que je porte. Chaque dimanche. Pas une tache. Mais aujourd’hui, on était samedi et j’avais décidé de sortir avec ma robe du dimanche. C’était la plus belle. Pourquoi ne devais-je être belle que le dimanche ? Pourquoi me trouvait-on plus belle dans cette robe que dans toutes les autres ? Je n’aimais pas quand Maman m’attachait les cheveux. Elle le faisait toujours trop fort. Ca me tirait la peau, ce n’était pas agréable. Mais je n’étais pas assez habile pour le faire moi-même, disait-elle. J’étais une gamine échevelée. C’était comme ça qu’ils me voyaient. Trop petite pour leurs histoires de grands. C’était trop compliqué. Mais je devais rester à l’intérieur. Trop dangereux. Ils cachaient tous quelque chose. J’avais l’impression de ne pas être à ma place. Alors peut-être qu’autre part, j’y serai. Qui sait ? J’étais sortie sur le balcon et il y avait l’escalier qui menait dans la cour intérieure de l’immeuble. Quelqu’un y avait oublié son ballon. C’était une chance à saisir. Je n’avais pas vraiment hésité, ce n’était pas trop mon truc, ça. Alors j’ai descendu les six étages avec mes petites jambes. Le lutin, qu’on m’appelait parfois. Sinon mon frère me chantait une chanson idiote à propos de l’un de mes prénoms. Je n’étais pas un lutin, ils étaient des géants. Ils me rappelaient tous les jours que j’étais petite. Pas bonne à rien, juste petite. Trop petite pour faire quoi que ce soit. Mais je faisais quelque chose, là, tout de suite, je faisais quelque chose, je le savais, je le sentais. Un, deux, trois, quatre, cinq étages. Plus qu’un. Je tournai au coin de la rampe mais ma robe du dimanche s’accrocha à la quelque chose et je tirai fort pour m’en débarrasser. J’entendis le son d’un truc qui se déchirait mais n’y fis pas vraiment attention. Je ne voulais pas que la balle abandonnée disparaisse. Qu’on me la vole sous mes yeux. Ce que je voyais était à moi. C’était bien, comme technique. Ça marchait généralement. Je finis par regarder la déchirure sur ma robe : elle n’était plus blanche, elle était rouge. Et, donc,
c’était bizarre. Je restai bloquée sur cette trace rouge quelques secondes sans vraiment savoir quoi faire. Peut-être qu’ils avaient raison là-haut. Je levai les yeux vers le balcon et fronçai les sourcils. Non, impossible ! Bien trop sérieux pour avoir raison. J’entendis le bruit d’un ballon qui roulait et tournai la tête : on me l’avait pris ! Un garçon jouait avec et il n’allait jamais me le donner ! Je courus jusqu’en bas, je faillis glisser trois fois mais je m’en fichais ! Mon ballon ! J’arrivai devant lui, essoufflée, et il me regarda avec un air d’adulte un peu insupportable. Il était plus grand que moi mais pas si grand non plus.
« C’est à moi ! » criai-je.
Il posa son pied sur le ballon pour ne plus qu’il roule et continua de me regarder avec ce même air.
« Rends-moi ce ballon ! dis-je.
-Pourquoi ?
-Parce que c’est à moi. »
Il haussa les sourcils. Pas d’accord, je crois.
« Je suis sûr d’être plus grand que toi donc je donne les ordres, me répondit-il. En plus je l’ai trouvé avant toi. »
Je fis la moue comme je savais bien le faire lorsque j’étais en colère. La déchirure de ma robe était désagréable – et toujours rouge.
« T’as quel âge ? demandai-je. Tu mens, t’es pas le plus grand.
-J’ai dix ans. »
J’en avais sept, il me battait.
« Moi aussi j’ai dix ans. »
Il sourit, cela l’amusait. Il avait sûrement deviné que je ne disais pas la vérité.
« Je te crois pas. Même si tu les fais. »
Je piétinai la pelouse des pieds. Ce qu’il me disait, ça me faisait plaisir quelque part, mais je ne savais pas vraiment d’où ça venait. Si c’était lui, enfin, son visage lumineux ou bien sa réponse, il était gentil mais ça me gênait presque. Je posai mes yeux sur le ballon.
« On peut jouer ensemble. » me dit-il.
Je relevai les yeux vers lui. Ballon. Lui. Ballon. Lui.
« On peut être amis si tu veux. »
J’étais toujours un peu méfiante, parce que je savais reconnaître les garçons qui attiraient les ennuis, mais c’était ça qui me plaisait quelque part. Un truc que je savais faire. Je finis par lui répondre :
« Si on joue ensemble, tu vas tricher, j’en suis sûre. »
Il ricana. J’avais raison ! Je souris. Il me faisait sourire.
« Je peux t’apprendre à tricher, c’est très drôle. »
Je croisai les bras et m’approchai finalement. Mes chaussures du dimanche étaient toutes mouillées. J’aimais la pluie, ça ne me dérangeait pas.
« C’est quoi ton nom ? demandais-je.
-Richie. » répondit-il.
Je hochai la tête.
« Et toi ? »
Je souris et penchai la tête. C’était amusant. Je pouvais lui plaire moi aussi.
« Lequel des prénoms tu veux ? Y’en a trois.
-Le premier alors.
-Abigail, parce que comme ça je suis toujours la première dans l’alphabet.
-Le deuxième ?
-Indie, parce que c’est un prénom d’aventurière et que je suis unique.
-Et le troisième ?
-Jolene, comme le refrain d’une chanson que t’oublieras jamais. »
Il me regarda sans répondre immédiatement. Trois prénoms et j’avais eu assez de temps libre pour m’imaginer ce qu’ils voulaient dire un à un. Il poussa la balle vers moi. Elle était toute mouillée et mes mains le furent également lorsque je l’attrapai. Mais j’étais arrivée jusque-là, ce n’était pas pour rebrousser chemin. Alors je le fixai, comme ça, attendant qu’il dise un truc, parce que j’avais bien trop parlé. Je pressai le ballon contre mon ventre.
« Pour tricher c’est très simple, il faut s’attaquer à plus faible que soi. »
Il m’avait dit ça comme ça. Je fronçai les sourcils, pas sûre de comprendre où il voulait en venir. Il fit un pas vers moi et frappa le ballon de sa main sans que je m’y attende. Et il glissa, rebondit et Richie l’attrapa à nouveau.
« Comme ça. Tu auras jamais le ballon si je te le donne pas, tu vois. »
Je croisai les bras, agacée et fis la moue.
« Oui mais comment je fais, moi, tous les gens que je connais sont plus grands que moi. »
Il me lança un sourire. Un sourire un peu amusé mais aussi un peu méchant, enfin, je sentis au fond de moi qu’il ne faisait pas que se moquer. Il était sérieux, il avait l’air sûr de lui, il savait ce qu’il voulait me répondre, ce qu’il voulait m’apprendre, et moi j’écoutais, les mains mouillées et maintenant pleines de terre. Je savais que je n’allais jamais oublier ce sourire et que j’allais apprendre à le faire, comme lui allait se souvenir de moi et de mes trois prénoms. Enfin, je voulais y croire, parce que c’était un garçon et que je voulais l’impressionner. J’en avais assez d’être minuscule et ignorée. Là, j’étais toute seule, il ne pouvait me regarder que
moi, non ? Alors il affichait ce sourire malin et j’essayais d’y lire quelque chose, vous savez, un truc quoi. Mais non, je ne réussis pas. C’était bien la première fois qu’on me faisait un sourire pareil. Même s’il n’était pas le premier à me faire me poser tant de questions. Mes frères étaient forts à ce jeu-là aussi. Ils étaient grands, donc je ne les comprenais pas. C’était simple comme idée, ça m’était tout de suite entré dans la tête. Je les regardais de loin et ne participais pas à leurs jeux, leurs projets, leurs vies en fait. J’étais à part. Petite.
« Dans ce cas-là, finit par dire Richie, tu dois trouver un moyen de les rendre aussi petits que toi. »
C’était bizarre comme conseil, je n’étais pas sûre de comprendre, alors je fronçai à nouveau les sourcils. Je voulais qu’il m’explique. Cela avait l’air étrangement intéressant.
« Personne n’est infaillible Abigail. »
Je penchai la tête. Pour tout dire, j’avais un doute. Je ne connaissais que des gens qui ressemblaient à des blocs de pierre. Incassables. Peut-être que mon frère Silas faisait exception, et encore. Maman et Papa étaient occupés à travailler tout le temps et Theodore, notre frère aîné, lui, j’avais du mal à voir ce qui n’allait pas chez lui. Parce que quelque chose n’allait pas chez lui, je le savais au fond de moi à chaque fois que je le voyais. Ou peut-être n’était-ce que moi. Peut-être que c’était moi le problème. Après tout, il était aimé dans notre famille, il allait faire de grandes choses. Mais j’étais toujours un peu mal à l’aise quand je le voyais parce ce que j’avais l’impression qu’il ne voulait pas de moi. C’était comme ça. Trop petite, toujours.
« Tu peux toujours trouver le point faible de quelqu’un en l’observant assez longtemps. Il finit par apparaître, tôt ou tard. »
Richie n’avait pas la voix d’un garçon de dix ans, mais il en avait l’apparence. C’était ce qui me dérangeait le plus chez lui, mais cela me plaisait toujours, quelque part.
« Tu peux me donner un exemple ? » demandai-je soudain.
Il réfléchit quelques secondes en me fixant, silencieux. J’attendis.
« Toi par exemple, tu essaies de me tenir tête alors que je suis bien plus fort que toi. Tu es arrogante et ça te jouera des tours.
-Je suis quoi ?
-Arrogante : tu es fière et tu le montres. Mais moi ce que je vois, c’est que tu as peur qu’on te dise que tu n’es pas à la hauteur. Que c’est pas de ton âge. »
Il avait raison. Mais ce n’était pas comme si je l’avais caché.
« Ce qui est bien, quand on triche, c’est qu’on peut le faire à n’importe quel âge. »
Je me dandinai dans ma robe sale. Il était impressionnant et je n’aimais pas ce sentiment. Je ne voulais pas d’un nouveau garçon trop grand dans ma vie, j’en avais déjà assez.
« On a qu’à faire une liste de tous ceux que tu veux remettre à leur place et on le fait ensemble, ça te dit ? »
Mon visage s’illumina. C’était une si belle idée. Des noms par dizaines me vinrent à l’esprit et je hochai la tête, enthousiaste.
« On commence par qui ? »
Theodore était dans le salon, assis sur le canapé. Il lisait un livre et je l’observais depuis la porte, sans faire de bruit. J’étais pieds nus et mes mains étaient noires. J’avais tenté d’essuyer l’encre mais je n’avais fait que l’étaler encore plus. Je poussai un peu plus la porte et avançai à pas feutrés sur le parquet froid. Il tourna la page et je m’immobilisai. Il allait me voir, me sentir, si ce n’était pas déjà fait. Mais j’avançai quand même. Il restait Theodore. Il restait mon frère. Silas était sorti, les parents travaillaient, il était de garde et devait me surveiller. Pour tout dire, je n’étais pas franchement sa plus grande préoccupation. Tant que je ne faisais pas de bruit et que je ne le dérangeais pas, il ferait comme si je n’existais pas. Quelque part, je savais que c’était mieux ainsi. J’avais arrêté de vouloir me faire remarquer auprès de lui. Non, plutôt, je commençais à comprendre comment j’allais pouvoir y arriver. Depuis trois ans, depuis ma rencontre avec Richie, j’avais appris beaucoup de choses sur les autres. Mais Theodore, rien. Il était résistant.
Richie était génial. J’étais satisfaite d’être son amie. Pas vraiment contente, mais je savais que j’avais choisi le bon. Il vivait sur ce que l’on appelait, je crois, le fil du rasoir, mais il ne se coupait jamais. Treize ans de vie et il semblait déjà avoir tout vu. Peut-être que c’était la seule personne au monde que je ne considérais pas comme un rival. Il était le frère que j’aurais voulu avoir. Assez grand pour me faire découvrir le monde avant les autres mais pas trop non plus. Il s’en fichait de mon âge. Il me laissait toujours venir tricher avec lui.
Nous avions commencé à cocher des noms sur ma longue liste. C’était un petit cahier noir où je notais tous ces prénoms qui me tordaient l’estomac, et elle devenait longue à force. Le premier était celui du fils du libraire. Il me répétait toujours que j’avais une tête d’animal, chaque jour choisissant une nouvelle bestiole à laquelle me comparer. Mais plus maintenant. Richie lui avait fait croire que son chat avait brûlé vif et il y avait cru. On avait capturé le chat, on le gardait chez Richie et on avait brûlé des tas de trucs pour remplir une urne qu’on lui avait rapportée. Et quand Richie lui avait dit que la prochaine fois qu’il m’ennuyait, il allait subir le même sort, il a franchement eu peur. Maintenant il ne m’ennuyait plus. Il ne me parlait plus, pour tout dire. Il n’osait plus vraiment me regarder. Peut-être que j’avais vraiment une tête d’animal, au fond.
Theodore et Silas étaient sur la liste. Non cochés, évidemment. Il y avait comme des niveaux dans cette liste : on ne commençait pas par les plus inaccessibles. Richie me demandait régulièrement si je voulais
tenter Theodore, comme si c’était le défi ultime. Mais d’une certaine manière, c’était le cas. C’était un être à part. Une véritable difficulté.
Personne n’est infaillible Abigail. Mon frère Theodore semblait pourtant l’être. Et à présent que je me tenais à quelques mètres de lui, sans qu’il ne me voie et que je l’observai lire, immobile et concentré, je savais qu’il n’était pas encore temps d’essayer de le cocher. Je n’avais que dix ans. Il me restait toute la vie pour le faire.
Le parquet craqua et il tourna la tête pour poser son regard froid sur moi. J’avais suspendu mes mouvements, mais finis par m’avancer jusqu’à lui, contourner le canapé et le fixer à mon tour. Il haussa les sourcils, sans bouger, puis se replongea dans son livre, vaguement navré. Je le navrais profondément, sans savoir pourquoi. Remarquant après quelques secondes que je ne bougeai toujours pas, il releva les yeux et soutint mon regard.
Casse-toi, semblait-il me chuchoter à l’oreille de sa voix glaciale. Je tendis ma main droite vers lui et il eut un léger mouvement de recul, un air de dégoût sur le visage.
« T’approche pas. T’as les mains sales. »
Je m’immobilisai alors, la paume ouverte.
« Je veux te montrer quelque chose. »
Il bailla et continua de lire sans me répondre. Je fis retomber mon bras le long de mon corps. Je n’allais pas abandonner si facilement. Je quittai la pièce d’un pas rapide pour regagner ma chambre. Le sol y était couvert de papiers. J’avais décidé de dessiner et j’avais sorti les fusains et l’encre. Je ne craignais pas vraiment que le noir me salisse. Je pouvais toujours l’enlever après. J’avais dessiné les visages des membres de ma famille. Theodore, donc, se trouvait là quelque part. Oui, je le voyais. Je le voyais parce que j’avais maladroitement renversé un pot d’encre de Chine sur le sol et qu’il avait aspergé la moquette ainsi que quelques dessins. Celui de Theodore était le plus touché. Une large trace noire lui barrait la moitié du visage : il ne possédait qu’un œil, qu’une joue, qu’une oreille. Le reste, noir comme le jais. Je soulevai le dessin. L’encre n’avait pas séché et elle goutta sur le sol. On aurait dit que le papier saignait. Je pris le dessin avec moi et traversai de nouveau le couloir qui me séparait du salon, laissant couler l’encre par terre. Je poussai la porte et retournai me planter devant Theodore, qui leva les yeux d’un air agacé puis surpris et enfin terriblement froid à nouveau. Je brandis le dessin et dis :
« Voilà, c’est toi. C’est beau, hein ? »
Il fallait peut-être noter le fait que oui, le dessin était ressemblant. J’observais assez les gens chaque jour pour imprimer leurs traits dans mon esprit et les retrouver au bout de mon crayon. J’avais encore la possibilité de m’améliorer, certes, mais lorsque je n’étais pas fourrée dans la nature avec Richie, je dessinai ce que je voyais. Et Theodore, je le voyais tous les jours. C’était bien le seul moyen d’entretenir une relation avec ce garçon-là : le regarder. Voilà mon maximum. Le pire, c’était que ce n’était même pas réciproque. Lui ne me voyait pas vraiment.
Mais là oui, là il me voyait, un peu nerveuse et dérangée, tenant le dessin à bout de bras, priant pour qu’il réagisse. Le faire réagir, c’était un pas de plus vers son nom sur la liste. Il ne faisait pourtant que me fixer, sans ciller. Peut-être ne le trouvait-il pas à son goût. C’était vrai que cette trace noire n’était peut-être pas très belle, mais moi je trouvais que ça lui correspondait bien.
« T’aimes pas ? »
On entendait une goutte d’encre tomber sur le sol toutes les deux secondes. Il finit par pencher légèrement la tête et grogner :
« Nettoie, t’as dégueulassé partout. »
Je fronçai les sourcils. Il m’énervait tant. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Les parents allaient rentrer et j’étais couverte de noir.
« Nettoie toi-même. » répondis-je cependant.
Je laissai tomber le dessin sur le sol et courrai dans ma chambre, non sans que mes pieds nus ne glissent sur l’encre qui avait coulé sur le carrelage. Je voulais me cacher. Je voulais que les parents rentrent et qu’ils constatent à quel point Theodore m’ignorait et m’avait oubliée, me laissant faire tout et n’importe quoi dans la maison. On ne laisse pas les gamines de dix ans sans surveillance, Theodore, surtout quand c’est ta sœur, voilà ce que je voulais entendre de leur bouche.
Mais je n’eus que le silence pour me réconforter, puis, finalement, les pas de Theodore s’approchant de ma chambre et le son de la porte qui s’ouvrait. Il tenait un chiffon sale et me le jeta. Il s’en était servi pour nettoyer le sol. Son regard était clairement méprisant.
« La prochaine fois je te le fais bouffer. »
Et il claqua la porte, sa froideur m’indiquant à quel point il en était parfaitement capable.
Theodore, non coché.
Mais mon enfance, c’était ça. C’était un large brouillard, si épais que je m’y perdais et que personne ne venait me retrouver. Je suis restée la gamine échevelée pendant onze ans. Sauf aux yeux de Richie. Pour lui, échevelée était un compliment. C’était mon côté aventurière. Il aimait bien m’appeler Indie dans ces moments-là, parce que c’était mon prénom le plus téméraire, un nom d’héroïne qui traverse le monde à la recherche de trésors : ce genre de personne ne peut pas vraiment garder une coiffure correcte. Richie, son chat volé et moi, on partait parfois dans de grandes aventures. Dès que j’avais du temps, je glissais hors de notre appartement et je le rejoignais. Il avait quatorze ans, il était bien plus grand que moi et il avait des amis. Des amis tout aussi étrange et impressionnant que lui, qui auraient pu se moquer de moi, sauf que j’étais la protégée de Richie. Personne n’avait le droit de me toucher, sinon il se retrouvait sur la liste. Et personne ne voyait la liste, seulement Richie et moi. On ne voulait pas gâcher la surprise. On ne voulait pas non plus que si l’un d’eux y était inscrit, cela se sache. Alors j’avais trois ans de moins, je venais d’entrer au collège, mais j’étais la petite princesse. Je l’étais quelque part et j’en étais très heureuse. J’étais fière de tout cela. Je grimpais assez haut pour sortir du brouillard. C’était une liberté que je m’offrais sans que ma famille ne le sache. Nous étions au-dessus des nuages, de la brume épaisse, et nous réussissions à voir dans le noir. Le jour se changea en nuit. Je la préférais. Elle était plus calme et plus froide, elle semblait nous juger mais nous apaiser aussi. Le soleil montrait les apparences mais la lune éclairait la forme des yeux et le fond de l’âme. La vérité. La nature réelle de ceux qui nous entouraient. Les animaux qu’ils cachaient au fond d’eux. Richie me disait qu’il y avait un serpent en moi et cela me faisait rire. Mais il savait qu’en vrai, j’avais un peu peur. Un serpent, ce n’était jamais un bon signe. Sauf que je m’étais habituée à cette idée. A ce sentiment d’être mauvaise, quelque part. D’être pleine de venin. Quelque chose pourrissait en moi. C’était une malédiction qui dictait les faits et gestes de ma famille depuis bien longtemps. Si Theodore avait su le contrôler et en faire sa force, si Silas s’était armé d’un bouclier pour repousser ce mal le plus loin possible, je ne parvenais à faire aucun des deux. Mais pourquoi se forcer ? Je ne voulais faire ni l’un ni l’autre. Je voulais prendre un troisième chemin. Celui du tricheur, celui du malin, celui que Richie me montrait d’un geste nonchalant en fumant ses cigarettes. Celui qui menait à notre royaume : le clair de lune.
| Moonrise kingdom https://www.youtube.com/watch?v=7ZsQdLlvuk4 i like you in that like i like you to scream but if you open your mouth then i can’t be responsible for quite what goes in or to care what comes out, so pull on your hair, just pull on your pout and let’s move to the beat like we know that it’s over if you slip going under, slip over my shoulder, so just pull on your face, just pull on your feet and let’s hit opening time down on Fascination Street |
Silas sortait. Comme souvent. On était samedi soir et il allait passer la soirée chez un ami. Mon frère m’intriguait mais d’une manière si différente de celle de Theodore que cela me perturbait énormément. C’était probablement pour cette raison qu’il était lui aussi sur la liste, mais il avait également les mêmes réactions que notre aîné à mon égard, parfois. J’étais une gamine chiante. Une petite teigne qui parlait avec cet accent de fausse princesse, qui savait toujours tout mieux que tout le monde et qui hurlait quand on la contredisait. Douze ans et déjà sur le trône. Je me doutais que Silas voyait le serpent qui rampait en moi. Il ne prenait pas part aux agissements de la mafia. Il restait en retrait, neutre et diplomate. Mais quelque chose clochait. Il ne pouvait pas être aussi équilibré dans un tel chaos. Les Rottenford ne tenaient qu’à un fil : on trouvait notre point faible et tout pouvait s’écrouler. Toute notre vie, nous apprenions donc à dissimuler ce point faible sans pour autant être capable de s’en débarrasser.
Et Silas, il cachait cela sous une bonne humeur que je trouvais suspecte, quoique franchement crédible. Il était si étrange, au milieu de tous ces condamnés, de tous ces gens qui avaient vendu leur âme au mal : lui non, il avait résisté, et il volait autre part, dans un ciel qui me paraissait beaucoup trop bleu. Il me prenait sûrement pour un rejeton mafieux de plus – ce que j’étais, très clairement, il n’avait absolument pas tort. Mais il était grand. Trop grand, encore une fois.
« T’es pas couchée, Abi ? » me demanda-t-il en me voyant dans l’encadrement de la porte, toute habillée et prête à sortir.
« Non. Je sors ce soir. On va où ? »
Il suspendit ses gestes et fronça les sourcils avant de laisser échapper un petit rire – doux, mais moqueur.
« T’as douze ans, mets-toi en pyjama et file te coucher. Dans quatre ans tu pourras tenter l’expérience. »
Il me disait ça avec un naturel qui m’agaça immédiatement.
« Vous en avez pas marre de me dire que je suis trop petite pour faire quoi que ce soit ?
-C’est pas ça Abi, c’est juste qu’à douze ans on sort pas le samedi soir. »
Je croisai les bras, sceptique.
« Tu m’énerves Silas. »
Il haussa les sourcils. Il m’énervait réellement. Il représentait tout ce que je détestais le plus au monde dans l’autorité à cet instant précis.
Lorsqu’elle était conciliante mais qu’elle ne résolvait rien. Cette colère visait Silas car il était présent au mauvais moment, mais en vérité, elle était toujours là, au fond de moi, et je la calmais par les moyens du bord.
Et ces moyens, c’était le feu. Il m’arrivait régulièrement de brûler un objet lorsque j’étais énervée ou stressée. Je ne comprenais pas très bien pourquoi. C’était à la fois apaisant et terriblement excitant. Je pensais à autre chose durant quelques secondes, et une satisfaction immense s’emparait de moi pour ne plus me lâcher. Je brûlais souvent la dernière page des romans dont je n’avais pas aimé la fin, par exemple. Histoire de montrer à l’auteur que j’étais plus maligne que lui.
Ce soir, c’était Silas que je n’aimais pas. Il finit d’attacher ses lacets et s’éclipsa sur le pallier, claquant la porte derrière lui. Sans attendre, je me précipitai dans sa chambre et attrapai un briquet qui traînait sur le bureau. Mes gestes étaient machinaux. J’étais comme aveuglée par cette colère si soudaine. J’avais même du mal à allumer la flamme tant mes mains tremblaient. Pour une histoire aussi idiote, ouais. Mais c’était comme la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Je n’étais même pas désolée pour Silas. Il était sur la liste lui aussi, après tout. Il était pourtant si différent. Si normal, en réalité. Les gens l’appréciaient et je ne comprenais pas pourquoi. Il semblait être atteint d’une liberté à laquelle ni Theodore ni moi n’aspirions – pour la simple et bonne raison que nous n’avions pas conscience qu’elle existait.
Malgré tout, il restait un aîné condescendant. Tous les mêmes, ma parole.
Je poussai la poubelle près du lit et m’assis sur les draps, attrapant la première chose que mes mains trouvèrent : son livre de chevet. Je l’approchai de la flamme et celle-ci lécha les pages qui se consumèrent immédiatement. Je le lâchai dans la poubelle avec un mince sourire et son contenu prit feu également. Je tendis la main vers le bout de son lit : un pull y était suspendu et je m’en saisis pour le faire tomber lui aussi dans les flammes. La fumée ne tarda pas à envahir la pièce. Je me levai pour aller ouvrir la fenêtre. Le grincement de la porte m’immobilisa.
Silas. Il était revenu. Il avait une main dans son sac et il avait l’air pressé – il avait simplement oublié quelque chose et était repassé pour le chercher. Mais ses traits se décomposèrent alors qu’il entrait dans la chambre.
« Abi ! » hurla-t-il, horrifié.
J’étais debout derrière l’écran de fumée et je m’étais collée au mur pour le regarder.
« T’es malade ou quoi ? »
Il avait l’air terriblement paniqué. Les flammes étaient toujours grandes mais il se précipita sur la poubelle et courut dans la salle de bain pour la vider dans la baignoire et arroser d’eau fraîche ce qui restait du livre et du pull. Peu de choses, d’après le râle qu’il poussa.
Il ne tarda pas à refaire son apparition et je relevai le menton dans une attitude de défi, plissant les yeux, dédaigneuse et agacée.
« Mais … qu’est-ce qu… qu’est-ce qui t’as pris ? » bégaya-t-il.
Il ne comprenait pas. Pourquoi l’aurait-il compris, d’ailleurs ? Il s’avança pour ouvrir la fenêtre qui m’était sortie de la tête, sans pour autant détourner les yeux de moi. Il avait peut-être peur que je recommence une fois qu’il serait parti. Je ne répondis pas et il n’osa pas me relancer. Il ne semblait pas énervé non plus. Simplement terriblement surpris, voire angoissé. Je ne sus si cette réaction provoqua en moi du plaisir ou une nouvelle frustration. Très paradoxalement, les deux ne me paraissaient pas incompatibles.
Silas était le seul à savoir. Lorsqu’une odeur de brûlé embaumait inexplicablement l’appartement, il me jetait un regard en coin qui me signifiait qu’il avait deviné. Lorsque des objets disparaissaient mystérieusement, il me soupçonnait toujours, parfois à tort, mais parfois très justement. Pourtant, il garda le secret. Il pensait peut-être que si on le refoulait ensemble au fond de nous-mêmes, cet aspect de ma personnalité finirait par disparaître. Malheureusement, il refaisait toujours surface. Je vivais une vie bien frustrante, apparemment.
Et puis, une poignée de mois plus tard, Silas partait pour un autre continent. Il emporta le secret avec lui et tous les soupçons se levèrent avec son départ.
Il y avait une soirée chez Bo. Et Richie était défoncé, comme d’habitude. Bo était un ami d’ami d’ami, mais on l’aimait bien quand même. Ce n’était pas comme si il avait six ans de plus que moi. Attendez, à bien y réfléchir … bah si. Et il courrait super vite, mais c’était son délire, pas vraiment le mien. Voilà à peu près tout ce dont je me souvenais de Bo à chaque fois que je me retrouvais chez lui. On devait toujours tout me réexpliquer à chaque fois. J’oubliais son nom de famille en arrivant devant les boîtes aux lettres.
« C’est quoi son nom de famille à ce con ? » demandai-je.
J’éclatai d’un rire soudain et inexpliqué. Ah si. Je m’étais souvenu qu’il s’appelait « Bo », voilà pourquoi.
« Edison, viens maintenant. »
Je grimpai les escaliers, mes épais talons frottant chaque marche avec ce bruit significatif de ma démarche traînante et désinvolte. Mon frère la détestait, cette démarche.
« Je doute qu’une gamine de quinze ans en tête de file soit le meilleur moyen pour donner aux gens l’envie de nous accueillir.
-Mais personne sait que j’ai quinze piges, je fais plus vieille que toi. »
Je jetai un coup d’œil à Richie. Dix-huit ans, la barbe, les yeux plissés et sombres, ses fringues des années 90 que son grand frère avait oublié en partant pour je ne sais où, et puis, enfin, franchement, il allait finir par devenir un viking, si il continuait avec ces putains de cheveux. Mais bizarrement moi je trouvais ça joli. Pourquoi, ça n’était pas à la mode ? Je pouvais vous dire ce qui était à la mode : LA DECADENCE, LE DESESPOIR. Cela ne m’empêchait pas de sourire. Et j’avais un putain de sourire, le genre qui pouvait convaincre un prêtre de devenir strip-teaseur. Ou presque. A voir. On était une famille de corrompus, non ? Je le prenais au pied de la lettre, ce sentiment, et je le vivais à fond parce que je pouvais le faire.
J’entendis de la musique et me précipitai contre la porte de l’appartement pour taper dessus et leur demander d’ouvrir. Les bras de Richie se refermèrent sur moi pour me contrôler et à nouveau, je ris et me lovai contre lui pour attendre sagement que l’on vienne nous saluer. La poignée de la porte finit par se baisser et apparut devant nous le fameux Bo que je connaissais à moitié. Ou peut-être un peu plus. Ou peut-être un peu moins. Je restai stoïque, sérieuse, calme, comme la jeune femme de vingt-et-un ans que je n’étais pas.
« Edison, soufflai-je avec une moue approbatrice, hochant la tête d’un air satisfait.
-Rottenford, t’as pas le brevet à réviser ? » répondit-il.
Je haussai les sourcils avec dédain et me dégageai de Richie pour rentrer dans l’appartement, fixant Bo, une lueur fière dans les yeux. Allez tous vous faire foutre, mes talons qui raclaient le sol disaient ça, exactement ça. J’étais une gamine arrogante et intouchable. Assez grande pour tout faire et pour paraître encore plus grande. Complètement désintégrée parce que je ne faisais que ça de ma vie : tout tenter et casser les trucs qui ne me plaisaient pas. On m’avait proposé des clopes et je les avais prises et ça m’avait plu. On m’avait proposé de l’herbe et je l’avais prise et ça m’avait plus. On m’avait proposé de l’ecstasy et j’en avais pris et ça m’avait plus. On m’avait proposé un futur, mais ça bizarrement je l’avais piétiné sur le sol. Je vivais dans un présent infini. Je ne pensais qu’à ça parce que c’était tout ce qui m’intéressait. Je n’avais pas ces limites-là. La responsabilité, la présence d’esprit, la raison. Je savais ce que c’était mais ça ne me faisait aucun effet. Dommage.
La musique était forte. Tout le monde parlait et j’avais l’impression de marcher au ralenti à travers une grotte sombre où se reflétaient milles couleurs. Du vert, du bleu, du rouge, du violet, et les sourires de ceux que je voyais scintillaient d’une lumière presque spectrale. Trop d’ecstasy, Abi ? Jamais assez.
Je me tournai et regardai Richie se perdre dans la foule. Il avait un sourire en coin : il m’observait et me demandait de ne pas faire trop de bêtises. On n’avait qu’une seule condition, qu’une seule entorse à la règle : si on avait l’occasion de cocher quelqu’un sur la liste, on pouvait faire la connerie. Mais sinon, ce n’était pas intéressant. Sinon, c’était puéril et méchant. Nous n’étions pas des gens méchants. Nous étions des anges que tout le monde enviait. Et on y croyait dur comme fer à notre aura céleste. De toute façon j’allais tout oublier. Quelle importance ?
Bo comment déjà ?
« Abi ! »
Je tournai la tête, une cigarette à la main. J’aperçus la fille qui me parlait mais allumai d’abord mon tabac salvateur avant de lui adresser un signe de tête. Elle s’approcha. C’était Cha – décidément les prénoms d’une syllabe étaient aussi à la mode ces temps-ci, quoique j’étais à peu près certaine qu’elle s’appelait Charlotte et que ce n’était qu’un vague surnom que tout le monde lui accordait – et je l’aimais bien. Elle avait mon âge. Blonde, les yeux bleus, toujours très propre et soignée, mais en vrai elle était aussi folle que n’importe quel junkie avec lesquels je traînais. Et quand on s’ennuyait, Cha et moi, on se trouvait des défis et on se donnait un jour pour le réaliser. Un jour, enfin plutôt une nuit, n’allons pas mentir sur des choses pareilles. On ferait ça ce soir. En espérant que ça ne déborde pas trop. Parfois ça débordait. Parfois ça allait. Ca dépendait de notre humeur à toutes les deux.
« T’as une idée de défi ? demandai-je sans même la saluer.
-Je cherche, t’inquiète. »
Je lui fis mon plus beau sourire et la pris par la main pour danser un peu. Elle était très belle, cette fille. On aurait pu toutes vouloir devenir comme elle. Elle dégageait un véritable parfum de liberté, comme celui de la sueur qui coulait sur le pelage des chevaux sauvages lorsque ceux-ci courraient jusqu’à perdre haleine. Mais elle sentait bon, également, j’y retrouvais l’odeur des plus belles couleurs et de la musique la plus envoûtante. Ses yeux brillaient d’un éclat éternel et pourtant si lumineux qu’on aurait pu croire qu’il s’agissait du soleil. Mais c’était le soleil qu’elle avait capturé le jour et qu’elle emprisonnait la nuit. Je m’étais toujours dit qu’elle avait un regard de lune sous le ciel bleu d’avril. Deux croissants rieurs et blancs, heureux de voir la lumière et non la voûte étoilée et les ténèbres nocturnes. Elle jouait avec cette lumière comme je jouais avec l’ombre. On le voyait dans ses cheveux d’or qui retombaient sur ses épaules comme deux cascades mystérieuses. Et à nous regarder danser ensemble, c’était voir le jour et la nuit s’embrasser et se mélanger l’un dans l’autre pour donner naissance à de nouvelles lumières, à de nouvelles couleurs, à de nouvelles vies dont on ne se serait jamais doutés. Et je souriais si fort, avec tant de joie et de plaisir que cela me brûlait. J’oubliais lorsque j’avais mal parce que je me souvenais comment être heureuse. Et je le savais, que ça ne durerait pas, je le savais, que la liberté ne voulait pas dire faire ce que l’on voulait, je le savais qu’il y avait du vrai dans le regard dédaigneux de Theodore, je savais déjà tout ça. Mais la jeunesse se consumait si vite et j’étais maudite depuis ma naissance. Osez porter un nom comme le mien et voyez ce que vous devenez.
Rottenford. Vous étiez déjà morts avant même d’être nés. Vous aviez déjà la pâleur d’un cadavre greffée à la peau. Je connaissais assez mon frère pour savoir à quel point la mafia pouvait rentrer dans un corps comme le venin d’un serpent et ne plus jamais en ressortir. Le fameux serpent. Moi j’étais ce serpent, je choisissais quel venin coulait dans mes veines. Et j’avais choisi l’extase. Une extase grave et corrosive, mais elle se mariait avec ma malédiction. J’étais la petite dernière. Je prenais les restes. Et ce qui restait me plaisait car il luisait d’une lueur mauvaise et attirante. Je ne m’intéressais pas particulièrement à la mafia. Mais je pouvais tout faire, celle-ci me protègerait. Alors je faisais tout. Pourquoi choisir le chemin de Theodore qui suivait celui du père ou au contraire celui de Silas qui se suivait lui-même – quel garçon admirable et touchant – alors qu’il y avait celui d’Abi ? Ne réfléchissez plus et plongez, plongez, l’extase est si courte que vous n’aurez que trop peu de temps pour en profiter. Voulez-vous vraiment mourir sans l’avoir connue ? Elle deviendrait votre plus vieille et plus fidèle amie, l’extase, ouais, et elle vous montrait des choses que les êtres normaux ne voient pas. Elle vous donnait les clefs du royaume du clair de lune en vous apprenant à vous envoler.
« T’es vierge ? »
Cha m’avait soufflé cela à l’oreille et je lui avais souri étrangement pour lui signifier que oui.
« J’ai trouvé un défi. »
Je haussai les sourcils pour lui faire signe de poursuivre.
« Tu dois te taper quelqu’un ce soir. »
Et je regardais dans la pièce, un peu surprise. Qui ferait l’affaire ? Mon regard croisa la silhouette de Bo et je ris intérieurement à la simple idée d’aller le draguer. Je n’avais pas non plus oublié qu’il était gay, bizarrement. Et un à un, j’épluchai tous les hommes présents devant mes yeux.
« Un mec ? Ou j’ai le droit aux filles aussi ?
-Non, un garçon. »
Sauf qu’il n’y en avait aucun qui me convenait vraiment. Cela m’ennuyait un peu, je ne voulais pas perdre ma virginité avec un type qui n’en valait pas la peine. Je n’étais pas née pour ça. Pour la déception. Il fallait que je choisisse bien.
« J’ai jusqu’à quelle heure ?
-Le lever du soleil. »
Je hochai la tête et me lançai dans l’aventure. Sauf que les heures passèrent, et je ne trouvai personne. Ce n’était même pas faute d’efforts, j’aurais pu en charmer une dizaine si je l’avais voulu, mais aucun d’entre eux ne m’attirait. Il manquait quelque chose de crucial à ce défi et j’ignorais parfaitement de quoi il s’agissait. Je finis par me résigner et rentrer chez moi. C’était un défi difficile, il nous arrivait d’être indulgente l’une envers l’autre avec Cha. J’entrai dans un taxi et pris la direction de la maison vers trois heures du matin.
Nos parents étaient partis en voyage. Mon père à Belfast, ma mère … quelque part. Ils nous avaient laissé l’appartement. Silas était en Amérique, quand à Theodore je l’ignorais parfaitement. J’allais sûrement le découvrir en rentrant. Au fond, je m’en moquais un peu. Sa présence ne changerait rien à ce qui se passerait durant les prochaines heures. Je posai ma tête contre la vitre de la voiture et tentai de m’endormir. Je rêvai de choses étranges. Sûrement pas de mon âge, mais qu’est-ce qui l’était, vraiment ? Quel âge avais-je réellement ? Mes parents le savaient-ils ? Theodore et Silas le savaient-il ? Seul Richie semblait savoir. Quinze ans. J’étais grande et folle, j’en faisais facilement dix-huit. Ecrasée au fond de ce taxi et défoncée, j’en faisais même un peu plus, peut-être. Même moi j’oubliais parfois.
Je montai dans l’ascenseur et ne fis pas de bruit, ni sur le pallier, ni en rentrant. Je me moquais de mon frère mais son mépris m’agaçait profondément. Je pénétrai donc dans l’appartement et ne fus pas surprise de constater qu’une faible lumière était encore allumée dans le salon. Theodore qui faisait quelque chose. Aussi tard dans la nuit, ce n’était pas étonnant. Il avait toujours quelque chose de sérieux et de précis à faire. Je me dirigeai ainsi vers le couloir en priant pour qu’il ne me remarque pas.
Sauf qu’en fait, je me suis immobilisée. Ce n’était pas Theodore. J’avais assez observé et dessiné mon frère pour reconnaître le moindre de ses traits. Ceux-ci étaient inconnus, même de dos. Je coupai ma respiration et plissai des yeux pour mieux le voir. Je connaissais cette silhouette, c’était certain. J’avançai vers lui à pas feutrés et me plantai derrière le canapé.
Sourire. Je l’avais reconnu. Je sortis mon portable et écrivis un message à Richie. Un message simple, et pourtant si lourd de sens :
Coche Theodore. Puis j’annonçai ma présence en me raclant la gorge.
Il se retourna en sursautant et me toisa en haussant les sourcils. Il ne me reconnaissait pas ? Après tout, pourquoi l’aurait-il fait ? Moi, je le connaissais. C’était Jamie, le meilleur ami de mon frère. La police, toutes ces choses-là. Theodore n’avait pas jugé utile de lui dire qu’il avait une sœur. Ou bien il l’avait mentionné sans lui montrer ma photo. Normal après tout. Je ne décrivais pas mon frère à tous mes potes. Seul Richie voyait à quoi ma famille ressemblait, pour être venu plusieurs fois chez nous. Mais Jamie, non. A présent qu’il se trouvait devant mes yeux, je me souvins que Theodore lui parlait au téléphone, l’autre jour, lui proposant de rester durant la nuit car l’appartement serait libre. Pour quoi faire, bonne question. Je m’en moquais. J’avais ma cible et j’allais réussir mon défi. Je relevai le menton et parlai avant lui :
« T’es l’ami de Theodore ? »
Il fronça les sourcils. Il n’arrivait pas à me replacer et était surpris que je puisse le faire.
« Et toi t’es qui exactement ? »
Il avait la voix fatiguée et alcoolisée. Super. Je ne pouvais pas rêver mieux.
« Tu sais pas qui je suis ? » lui répondis-je avec arrogance.
Il me regarda de haut en bas. Il le faisait pour la première fois et je souris en contournant le canapé et me postant devant lui. J’avais une allure si spéciale. Si géniale. Comme la beauté d’une tour qui s’effondrait d’elle-même, les pierres apprenant à voler pour quelques secondes. Voilà ce que j’étais. L’impossible souriant et vous faisant croire que si, mais si, bien sûr que c’était possible. Impossible que j’aie vingt ans ? Regarde-moi dans le blanc des yeux et dis-moi que tu veux y croire. Je savais qu’il voulait que je sois plus vieille que je ne l’étais vraiment.
« Non, je suis censé ? rétorqua-t-il d’un air hautain.
-Je pensais que Theodore te l’aurait dit.
-Surprends-moi alors. »
Je penchai la tête sans cesser de sourire. Je pouvais lui dire la vérité. Mais je préférais tricher, c’était beaucoup plus amusant. De plus, j’avais un défi à relever.
« Il est où Theo ?
-Dehors. J’voudrais savoir qui t’es et ce que tu fais ici. »
Je baissai la tête pour dissimuler mon sourire, mais il put l’apercevoir. Il put le comprendre.
« Si je te dis que je me prostitue pour le compte de Theodore, tu me croirais ? »
Il plissa des yeux, vaguement perplexe, mais je vis la lueur d’étonnement qui traversa son regard.
« Non. » me répondit-il.
Je relevai la tête et haussai les sourcils, amusée.
« Tu ne le crois pas capable de faire une telle chose ? »
Il resta silencieux, et son silence fut significatif.
Tu le connais autant que moi. Tu sais. J’ignorais si mon frère était capable de faire ça. C’était bien le centre du problème que je pointais du doigt à cet instant. On ne savait rien de Theodore. Alors on imaginait toujours le pire. On imaginait ce que l’on ne pouvait pas croire jusqu’à ce qu’il nous le fasse croire, puis on s’interrogeait de nouveau. Personne n’en venait à bout. C’était une particularité qu’avaient les Rottenford, chacun à leur manière. On ne venait pas à bout de mon extase, on ne venait pas à bout de l’indépendance de Silas et on ne venait certainement pas à bout du mur que Theodore avait construit autour de lui-même. Nous étions des êtres à part. Incompréhensibles.
Jamie finit par reprendre la parole :
« Et tu fais quoi, là ? T’es entrée comment d’abord ?
-Je suis habile de mes mains. »
Il leva les yeux au ciel mais je pus distinguer l’ébauche d’une lueur amusée dans ceux-ci.
« Il rentre quand Theo ? »
Il ne répondit pas, me toisant, parfaitement immobile.
« Quoi, t’as perdu ta langue ? Ce serait bien dommage. Ça sert à tout, une langue. »
Je m’approchai à nouveau de ma démarche bancale et mes genoux se collèrent aux siens.
« T’as quel âge ? »
Il ne savait vraiment pas. Il ne pouvait pas le deviner.
« L’âge que tu veux. »
Je me penchai et m’installai sur lui, posant mes mains froides sur ses épaules. Je le sentis frissonner. Il me retint en plaquant ses mains sur mes clavicules et je me redressai, affichant une fausse déception sur mon visage pâle.
« Tu veux que j’aille chercher ma carte d’identité ? Tu sais, c’est clairement pas la seule chose illégale que j’ai fait aujourd’hui.
-Tais-toi. »
Je lui obéis. Je pouvais sentir qu’il avait bu et que ses idées se mélangeaient dans sa tête. C’était le moment de saisir ma chance.
Ça passe ou ça casse Abi, songeai-je. Il devait me donner dix-huit ans et penser que Theodore ne rentrerait pas immédiatement.
Il devait forcément penser ça. J’avançai lentement mes lèvres des siennes et il se laissa faire. Alors je l’embrassai et mon palais s’imprégna du goût de l’alcool, tandis qu’il pouvait sentir l’extase plonger dans sa gorge.
C’est ainsi que je relevai le défi de Cha.
C’est ainsi que je cochai Theodore.
Il pleuvait. Il faisait jour et je regardai le ciel avec une lassitude que je ne tentai même pas de dissimuler. L’herbe sur laquelle je m’étais assise était gorgée d’eau et mouillait mes jambes nues. Je fis basculer ma tête contre le chêne qui me servait de dossier et je ramenai ma cigarette à mes lèvres, pensive.
Ils étaient tous regroupés à une cinquantaine de mètres de moi et Londres pleurait avec eux. Je les observai. Ils ne me faisaient pas rêver. Ils me donnaient envie de fondre en larmes, moi aussi, mais à quoi bon ? Mes joues étaient déjà humides et sales. Et je ne pouvais pas m’approcher. Je savais que Theodore faisait partie des silhouettes. S’il me voyait ici, il ne contrôlerait probablement pas sa colère. Mais ce que je savais aussi, c’était qu’il allait me voir. Je voulais qu’il me voie, au fond de moi. Je voulais qu’il sache que j’étais là et que je pleurais à ses côtés.
La mort de Jamie survint peu de temps après que je l’ai rencontré. Trop peu de temps, en vérité. Theodore apprit la vérité car je ne lui cachai pas. Quel intérêt ? Jamie sut le lendemain même que j’étais sa sœur et, devant sa pâleur, Theodore fut forcé de m’adresser la parole pour comprendre ce qui s’était passé. Et je lui avais dit, tout simplement, gardant mon calme et me concentrant sur le dessin que j’étais en train de réaliser. Je lui avais dit que j’avais couché avec son partenaire et meilleur ami, profitant du fait qu’il soit ivre et que Theodore se soit absenté pour relever mon défi. Pour une fois, il n’afficha pas un sourire satisfait et ne me rétorqua pas quelque phrase tirée de je ne sais quel bouquin. Pour tout dire, j’ignorai parfaitement quelle fut sa première réaction car je ne le regardais pas. J’avais tourné la tête ensuite pour observer ses traits crispés :
il m’en voulait. Plus que jamais. Il m’en voulait d’être comme j’étais et je l’énervais profondément. Il en fallait beaucoup pour que Theodore vous accorde son attention. C’était une sorte de victoire amère que j’avais eu sur lui. Je l’avais coché de la liste. Rayé, même. Il en restait d’autres, des dizaines, mais je savais que quelque chose s’était brisé entre mon frère et moi. Il avait compris que je pouvais aller jusque-là. Que je ne lâchais pas l’affaire et qu’il n’y pouvait rien à part me menacer. De faire quoi, bonne question. Tout, rien, quelque chose, c’était loin d’être mon problème. En faisant cela, je devenais intouchable.
Je me levai finalement et quittai mon arbre pour m’approcher du cimetière, mais je décidai de rester en retrait. Personne n’avait besoin – ni envie – d’assister à la réaction de Theodore lorsqu’il me verrait ici, mon pull difforme sur les épaules et mon short qu’il trouverait beaucoup trop provocateur pour l’occasion – il aurait sûrement raison, ce n’était pas la tenue adéquate, mais je n’avais pas été invitée aux funérailles. Je n’étais pas dans l’ambiance.
La foule finit par se disperser et je vis l’ombre plantée devant la tombe, seule : Theodore. J’attendis. Je me recueillais également. Mon cœur s’était serré en apprenant la nouvelle. J’avais trouvé cela terriblement étrange. Je ne le connaissais pas et pourtant il était ancré dans ma tête, dans mes organes et mes gestes. Je me devais d’être là. Même si je ne me sentais pas à ma place et que mon frère se ferait un plaisir de me le rappeler.
Il se retourna finalement et m’aperçut, comme prévu. Je relevai le menton pour lui signifier que je savais qu’il m’avait vu. Il traversa la foule dans ma direction et je ne bougeai pas. Je voulais qu’il me parle. Je voulais qu’il me dise à quel point ça l’avait affecté. Ou simplement qu’il me le fasse comprendre. Il marchait avec élégance, mais je pus cerner dans ses traits la tristesse qui étouffait son cœur.
« Qu’est-ce que tu fous là ? » cracha-t-il une fois arrivé à ma hauteur.
Je soutins son regard noir. Je le voyais rarement aussi démuni et aussi blême. On avait fissuré le mur de son identité. Il comprenait ce que c’était qu’être en ruines. Enfin. A vingt-trois ans, il était temps.
« T’étais pas le seul à le connaître, tu sais, répondis-je, agacée.
-Tu le connaissais pas. Casse-toi d’ici. »
Je secouai la tête mais il me prit les épaules et me plaqua contre l’arbre avant que je ne puisse dire quoi que ce soit.
« J’ai pas envie de m’énerver Abigail, mais si tu te barres pas
maintenant, je donne pas cher à la peau misérable. »
Je fermai les yeux. J’avais envie qu’il me lâche mais il me tenait fermement et serrai assez fort pour me faire mal.
« Non. » soufflai-je finalement.
Il soupira, comme pour calmer la vague d’exaspération qui traversa son corps à cet instant.
« Très bien. Reste. C’est moi qui m’en vais. »
Il me lâcha brusquement et mes mains se posèrent instinctivement aux endroits où ses doigts avaient laissé une marque. Il se recula sans me quitter des yeux. Je voulus m’approcher mais hésitai et m’arrêtai avant de faire le premier pas. Il fit volte-face et s’éloigna. Voilà comment était Theodore lorsqu’il était brisé : Il ne le restait jamais longtemps.
Et il partit, en effet. Les jours suivants furent consacrés à son départ. Je me suis enfuie chez Richie durant ceux-ci. Je voulais me détacher de ma famille, ne serait-ce que pour quelques heures. Je n’assistai pas aux adieux de Theodore. Ils ne m’intéressaient pas. Il serait seul et aurait tout le loisir de redevenir celui qu’il était avant. Car n’était-ce pas ainsi que cela marchait ? On voulait retourner au temps d’avant, celui durant lequel on avait été heureux. Mais mon frère avait-il déjà ressenti le bonheur ? Connaissait-il vraiment cette sensation ? Il ne pouvait pas le rechercher s’il ne savait pas à quoi cela ressemblait. Les pierres pouvaient-elles sourire ? La question restait entière.
Je redoublai ma seconde cette même année. Je n’avais probablement été une élève sérieuse. J’acceptai la décision du conseil de classe en haussant les épaules. Cela ne me mènerait à rien de toute façon. Je perdais déjà l’extase. Il me fallait quelque chose de nouveau que je ne pouvais pas trouver à l’école, ni à Londres. Quelque chose que Richie ne pouvait pas m’obtenir. Etrangement, ce furent mes parents qui me montrèrent la voie. Ils estimèrent que me placer en internat, loin d’eux, leur faciliterait la tâche. Ils choisirent Dublin. Loin, mais pas trop. Anglophone, mais pas non plus britannique. Une grande ville, mais pas non plus trop agitée. L’Irlande, mais pas Belfast. C’était un compromis absolument parfait et nous nous mîmes d’accord si vite que j’en fus presque étonnée. C’était probablement la première fois que j’étais à ce point sur la même longueur d’onde que des membres de ma famille. Mais, franchement, ils s’attendaient à quoi exactement ?
| A thousand stars burst open https://www.youtube.com/watch?v=xS7tFKNlyXc but there’s no sense in telling me ‘the wisdom of the fool won’t set you free’. but that’s the way that it goes and it’s what nobody knows, well everyday my confusion grows every time i see you falling i get down on my knees and pray. i’m waiting for that final moment, you say the words that i can’t say
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Non, j’ignore ce que mes parents attendaient de moi en m’envoyant à Dublin mais c’était fou de se rendre compte à quel point je m’en foutais. Parce que c’était tout ce dont j’avais besoin. Un grand bol d’air frais et un pays inconnu qui m’ouvrait ses portes et me laissait regarder ses étoiles. J’en ai vu des étoiles, des millions qui explosèrent devant mes yeux. Et puis je rencontrai le soleil. Mon soleil. J’avais laissé Richie derrière, lui disant en souriant qu’avec Theodore isolé et Silas quelque part de l’autre côté de l’Atlantique, on avait sûrement effrayé assez de monde comme ça et qu’il pouvait se débarrasser de la liste, il n’en aurait pas besoin pendant quelques temps. Et puis j’avais mûri bordel, on ne savait même plus quel âge j’avais vraiment et j’avais déjà tout fait. Ma vie était une expérience inouïe, on me regardait avec ce dégoût mêlé d’admiration et cela me plaisait. Je voulais qu’on ait peur de moi. Je voulais aussi qu’on veuille devenir moi. Je voulais qu’on me méprise pour pouvoir avoir une bonne raison de mépriser en retour. Et quelque part, j’étais encore une enfant et j’allais le rester pour toujours.
Bonjour, soleil, aujourd’hui je me réveille et je suis à tes côtés. Le royaume du clair de lune était derrière moi. Car dans cette ville, le jour m’appartenait aussi et il brûlait de mille feux. A Dublin, je rencontrai Ian, l’homme dont je suis tombée éperdument amoureuse et avec qui j’ai vécu tout ce que je voulais vivre. Ian n’avait pas de limite non plus. Il avait un sourire enfantin et lumineux, mais également le calme d’une rivière qui chantait une fois la nuit venue. Nous nous aimions d’un amour qui me paraissait si pur que je ne pouvais admettre que l’on pense autrement. Il avait un rôle si particulier dans ma vie que je ne saurais décrire à quel point j’étais profondément heureuse. Heureuse comme une Rottenford n’était pas autorisée à être.
Ian m’apprit à regarder ces étoiles et à les compter, à recréer les constellations et à en sentir la force. Ian, c’était l’extase puissance mille. Probablement que l’héroïne y était pour quelque chose, mais laissez-nous rêver bordel, on en avait le droit autant que les autres. On entendait les sons d’une autre manière : tout était musique, tout était mélodie et tout se terminait en cadence parfaite car nous nous éclipsions avant les fausses notes. Nous étions deux, sur cette terre : personne ne nous dérangeait et nous ne dérangions personne. Nous marchions dans les rues comme si celles-ci nous appartenaient. Nous les avions volées mais nous n’étions pas des tyrans, nous étions des poètes et nous laissions derrière nous la trace de notre amour : le plus pur de tous, n’est-ce pas ? Nous grimpions aussi sur les toits des immeubles pour observer la ville vivre comme des anges juchés sur les nuages. Nous connaissions le refrain de nos chansons préférées avant notre code de carte bancaire, notre numéro de téléphone ou notre adresse. Et nous les chantions si fort qu’elles devenaient des hymnes. Elles changeaient chaque jour, mais notre monde ne restait jamais le même et il fallait le suivre. Il était au rythme de tout le monde, élastique, brillant, infini et profondément humain.
On pouvait croire que nous étions fous. Ce n’était pas notre problème. Nous avions oublié comment haïr les autres. Nous avions presque oublié qu’ils existaient. Nous n’avions pas le temps de nous occuper d’eux. Oh, peut-être que ça paraissait un peu narcissique et prétentieux, mais non, pas vraiment, nous n’étions simplement pas faits pour vivre la même existence qu’eux. Est-ce que cela nous rendait inhumain ? Non. Aux côtés de Ian, à courir dans les rues de Dublin, prier au soleil pour qu’il nous amène des miracles, rire aux éclats et trouver chaque chose magnifique, non, je me sentais même mille fois plus humaine que je ne l’avais jamais été.
Nous pouvions voir des animaux que personne ne capturerait jamais. Des dragons crachaient leurs flammes dorées dans les cieux de nos songes étranges. Les chats n’étaient plus gris la nuit, ils luisaient chacun d’une couleur nouvelle et inconnue, et nous inventions des noms à toutes ces tonalités. Nous volions avec les oiseaux sauvages, à travers une brume qui ne m’effrayait plus : je la contrôlai, je l’aimais, elle habillait mes gestes d’une élégance presque céleste. Et Ian était un prince dont je voyais la couronne briller à chaque fois que je posais mes yeux sur lui.
Il était un garçon très drôle et très attachant. On avait creusé des tranchées dans son cœur et je savais qu’il était un être fragile, mais ne l’étais-je pas également ? Nous savions où nous allions et nous n’hésitions plus. Lorsque nous voulions faire quelque chose, nous le faisions. Se poser des questions était un acte qui nous devint très vite étranger. Nous tombions, nous le savions, nous n’étions pas idiots. Nous ne pouvions pas être ainsi toute notre vie. Mais l’extase était si grande. Elle ressemblait à l’horizon que nous observions chaque jour, perchés sur notre trône de fortune : inaccessible. Il brûlait lentement lorsque le soleil se levait puis devenait bleu et royal. Parfois, il était blanc et il n’y avait plus de limite entre le ciel et la terre. Dans ces moments-là, je me sentais en symbiose avec la voûte céleste car j’avais l’impression que je pouvais la toucher rien qu’en levant les bras ou en sautant assez haut. Ian m’avait appris comment voler. Dès qu’on avait commencé à se voir un peu plus souvent, il m’avait confié le secret. Il m’avait appris à préparer ces fix qui faisaient décoller les montagnes du sol sans qu’elles ne retombent, sans qu’elles ne fassent trembler la terre. Et nous les prenions ensemble, nous nous lancions mutuellement ce sortilège pour nous élever vers les étoiles.
Et celles-ci nous accueillaient toujours. Elles s’enflammaient, se fendaient en deux et s’ouvraient pour nous laisser entrer en elles. Cela ne nous brûlait pas. Nous n’avions ni chaud, ni froid, tout me semblait parfait. Je ne faisais plus de cauchemar. Ou bien je les transformais en rêve. Je domptais les animaux sauvages mais leur rendais vite leur liberté : ils devenaient beaux et purs.
Nous chantions. Nous dansions. Nous vivions sans vraiment vivre. Nous savions que c’était bien plus que vivre. Que ce n’était donné à personne d’être aussi heureux. Le bonheur était une religion et il était inutile de nous dire de ne pas croire en ce dieu-là.
Nous étions hors du temps. Hors de la réalité. Nous allions disparaître, mais tels des artistes, nous ne voulions pas qu’on nous oublie.
De tout façon, nous ne pensions pas à la mort. Nous avions oublié ce que c’était car nous étions déjà au paradis.