“It was the night that you had left us
You were so gone when they found you
It was the hour that you had come back
You were so gone
All of the reasons we're not meant to know
Let the wind sweep over you
And hear the sound that's calling you to come back
We'll find you, we know that you're there”
J’ai peur. J’ai peur de te perdre, j’ai peur d’être seul, j’ai peur que tu ne reviennes jamais. J’ai peur de toi sans moi, peur d’être ce que je refusais d’être. Je ne voulais pas vivre ça, pas encore. T’es partie comme ça, du jour au lendemain. Tu m’as laissé, sans un mot, sans répondre à mes derniers appels. T’as tourné le dos, tu as sombré dans la nuit sans un bruit. Et au petit matin, tu n’étais plus là. Ce matin-là, je me suis souvenu. Je me suis souvenu de cette nuit que je m’étais efforcé d’oublier toute ma vie durant, je me suis souvenu du froid glacial du mois de décembre et de mes cris perdus dans le noir, des flocons de neige accrochés dans mes cils, de ses traces de pas s’éloignant de moi. La clarté de mes souvenirs m’a éventré. Plus de vingt années passées à tenter d’oublier, à occulter le moindre détail qui me rappelait son départ. Et il avait fallu que Luna fasse la même chose pour que tout me revienne en plein dans la tronche, en plein dans le cœur. La douleur, aussi vive et cinglante qu’à l’époque. La sensation d’étouffer, de ne plus avoir de jambes, de ne plus jamais être capable de se relever, de vivre encore et de continuer à exister alors même que l’on existe plus pour l’autre. Comme si on m’avait arraché le cœur et qu’on l’avait donné à bouffer au désespoir.
Ma mère m’a abandonné quand j’avais cinq ans. Cette nuit cauchemardesque avait commencé par une énième dispute entre mes parents. Je ne m’en souviens pas très bien, je sais juste qu’ils se hurlaient dessus en permanence. Et ce soir-là, ça a dégénéré. J’ai vu ma mère sortir sa valise et la remplir de vêtements, je l’ai vu repousser mon père qui essayait de la retenir. Lorsque j’ai compris ce qu’il se passait, ma mère avait la main sur la poignée de la porte d’entrée. Et là, j’ai hurlé. J’ai paniqué et j’ai hurlé de toutes mes forces parce que c’était la seule chose que je pouvais faire, tandis que les larmes dévalaient mon visage d’enfant.
« MAMAN ! T’EN VAS PAS ! MAMAN ! »Pendant un instant, le temps s’est interrompu. Mes parents m’ont regardé comme s’ils venaient de se souvenir de ma présence. M’a mère m’a regardé, silencieuse. Je me suis précipité contre elle, je l’ai entourée de mes tout petits bras et l’ai poussée contre le mur. J’avais cinq ans et je suppliais ma mère de ne pas s’en aller. Elle est restée quelques secondes comme ça. Je pense qu’elle a hésité. Et puis elle s’est doucement défaite de mon étreinte. Elle a regardé mon père, et, toujours très calme, nous a tourné le dos et est sortie de la maison sans ajouter un mot. Avant que mon père n’ai pu me retenir, je me suis élancé à sa poursuite. Le vent glacial m’a heurté de plein fouet, ajoutant encore plus de larmes sur mes joues. Ma mère est montée dans sa voiture et a verrouillé les portières. J’ai hurlé encore et encore.
« MAMAN ! MAMAN ! RESTE ! PARS PAS ! MAMAAAAN ! »La voiture a disparu au coin de la rue, me laissant dans la pénombre nocturne. Je n’ai jamais crié aussi fort de toute ma vie. Puis mon père m’a soulevé et m’a ramené à l’intérieur, en serrant mon visage contre lui. Je pense qu’il ne voulait pas que je puisse le voir complètement brisé. Il ne m’a pas quitté de la nuit. Il m’a couché dans le lit de la chambre d’amis et s’est allongé contre moi.
J’ai voulu croire de tout mon cœur que ce n’était qu’un cauchemar, que tu allais réapparaitre, que ce n’était qu’un coup de folie, une mauvaise blague, juste un peu trop de colère. J’ai voulu croire que lorsque je me réveillerais, tu seras endormie là, contre papa, contre moi. J’ai voulu croire que tu n’étais pas partie au milieu de la nuit en abandonnant les deux hommes de ta vie.
Mais au petit matin, tu n’étais plus là.
Mon père s’est effondré. Il est resté digne et fort pour moi, mais je savais qu’intérieurement, il était complètement détruit.
Ma mère ne nous a pas donné de nouvelles pendant des mois. Et puis un jour, au début de l’été, elle a débarqué, comme si elle nous avait quittés la veille. Malgré les protestations de mon père, elle a préparé un sac de voyage avec mes affaires et m’a fait monter dans le taxi qui attendait devant la maison. De Londres, nous avons pris l’avion jusqu’à Biarritz, en France, sa nouvelle ville de résidence. Elle m’a montré son nouveau pays, sa nouvelle maison, son nouveau chat, sa nouvelle piscine, ses nouvelles fringues, ses nouveaux amis, et même son nouveau mec. J’ai détesté ce dernier dès la première seconde, même s’il a toujours été correct avec moi. Ma mère ne pouvait pas nous avoir abandonnés mon père et moi pour ce pauvre type avec un petit pois à la place du cerveau et un corps affreusement bodybuildé, ce n’était pas possible. Je suis resté trois semaines, et puis ma mère m’a ramené à l’aéroport. Elle n’a pas repris l’avion avec moi, elle m’a simplement laissé sous la surveillance d’une accompagnatrice. Elle n’a pas cherché à savoir si le vol s’était bien passé, si j’étais bien arrivé. Et puis de nouveau le silence radio jusqu’à Noël, et puis mon anniversaire. Juste une petite carte et quelques chocolats. Je suis retourné la voir l’été suivant, et les trois semaines chez ma mère à Biarritz devinrent un peu un rituel. Je ne refusais jamais d’y aller. Pas tant pour ma mère – bien que malgré tout, cela restait ma mère et qu’il m’arrivait d’avoir envie de passer du temps avec elle – mais surtout car c’était trois semaines paisible loin du chaos londonien, trois semaines sur la plage face à l’océan et, quand je devins adolescent, trois semaines de pure folie avec les amis que je m’étais fait là-bas.
Je m’en suis remis. J’ai continué à vivre, avec une mère absente, certes, mais mon père était là – et l’est toujours – et s’est toujours conduit de façon exemplaire.
Et puis il a trouvé l’amour de sa vie. Le vrai, le bon. Une italienne qui avait également un enfant, une fille âgée de deux ans de moins que moi. J’ai accepté beaucoup plus facilement cette relation entre mon père et Rossella que celle de ma mère et son autre crétin. Et puis, en prime, j’avais droit à une sœur. Sacré petit bout, celle-là… Luna était déjà dans ma classe, c’est d’ailleurs lors d’une réunion parents-profs que nos parents se sont rencontrés. Bon, c’est vrai qu’au début, j’étais loin d’être le grand frère exemplaire.
Quand Luna est arrivée dans la classe, elle avait donc deux ans de moins que tout le monde. Jusqu’alors, j’étais le premier de la classe, et fier de l’être. J’avais dix ans à l’époque, et tout le monde voulait être mon ami. J’étais un de ces gamins cools qu’ils voulaient être, celui qu’on suit, celui qu’on aime, celui qu’on respecte quoi qu’il fasse. Et j’aimais ça. Ça a fortifié mon égo, et même aujourd’hui, je suis toujours le genre de type qui énerve tout le monde parce qu’il se la pète, mais qu’on aime bien quand même. Et donc, quand Luna est arrivée et qu’elle a commencé à avoir des meilleures que mois dans certaines matières, ma fierté en a pris un coup. Se faire battre par une fille ? De deux ans que moins ? La honte putain ! J’ai considéré Luna comme ma rivale, et lorsque toute la classe se liguait contre elle, je ne prenais jamais sa défense. Je participais même parfois aux moqueries. Et puis ça a changé. Sa mère et mon père se sont rencontrés, sont tombés amoureux, et nous ont entrainés Luna et moi dans leur relation chaotique. Alors j’ai essayé d’arrêter d’être con. Je dis bien « essayé » (ben ouais, un mec reste un mec…). J’ai essayé de devenir un grand frère pour Luna. Elle avait besoin de moi autant que j’avais besoin d’elle après tout. Car même dans leur idylle, nos parents ne nous offraient pas une vie facile tous les jours. Mais Luna et moi on restait liés. Comme un frère et une sœur. Aujourd’hui, je réalise à quel point nous étions faits l’un pour l’autre. Depuis le début. C’était fort. C’était indescriptible. On disait qu’on était frère et sœur parce que c’était ce que nous étions officiellement. Parce qu’il fallait bien mettre des mots. Mais au fond de nous, même dans nos têtes de gosses, on savait parfaitement que c’était bien plus que ça.
C’est marrant la vie. On n’est jamais au bout de ses surprises, des bonnes comme des mauvaises. Vous pensiez avoir une mère et puis elle vous abandonne du jour au lendemain, elle disparait dans la nuit et vous laisse complètement seul, seul avec votre cœur en lambeaux et vos cris de désespoir. Vous pensiez avoir un père et c’est en fait un véritable super héro qui vous ramasse, vous rafistole, vous aide à affronter la cruelle réalité au quotidien. Vous pensiez être fils unique toute votre vie et puis par un beau matin de printemps, vous avez une nouvelle maman et une adorable petite sœur. Vous pensiez avoir une sœur et puis elle finit aussi par disparaitre dans la nuit. Vous pensiez avoir le cœur brisé mais en fait, c’est vous qui avez bousillé le sien. Vous pensiez avoir tout bon, et puis vous vous rendez compte que vous n’étiez qu’un con, qu’un pauvre mec misérable depuis le début. Vous pensiez avoir eu mal, mais ce n’était rien comparé à cette douleur-là. Celle qui vous prend aux tripes dès le matin, qui vous empêche de dormir la nuit et qui vous donne envie de vomir, de crever en permanence. Le dégoût de voir la personne qu’on est devenu. De constater le mal qui a été fait. Vous pensiez avoir tout compris. Vous n’avez rien compris du tout.
Et puis on a grandi. Et comme tous les gosses qui grandissent, on a fait de la merde. On s’est fait du mal. Au début c’était sans le savoir, on jouait à un jeu alors même que personne n’avait défini les règles, la transition entre l’enfance et le monde adulte, vous savez, on considère que la vie n’est rien d’autre qu’un putain de jeu. Un jeu souvent très injuste. Auquel on ne gagne jamais vraiment. Luna et moi avons très bien joué pendant plusieurs années.
Je me suis vite rendu compte que j’avais la côte avec les filles avant même d’entrer au lycée. Devenu ado, j’en ai profité, oui. Encore plus de popularité pendant ces années-là, ça ne se refuse jamais. Je ne savais absolument pas ce que j’étais en train de faire de ma vie, mais je le faisais. Luna aussi a grandi. Elle était différente. Peut-être le fait de me voir avec autant de filles, certains de mes amis avaient des sœurs assez possessives. Luna ne me faisait jamais de crises de jalousie, elle me laissait plutôt tranquille d’ailleurs. Alors, en grand con que j’étais, j’ai fermé les yeux et j’ai continué à vivre à fond en m’imaginant que tout allait bien.
On a continué à grandir. Et puis il y a eu ce drame –oui, à mon échelle, il s’agissait bel et bien d’un drame- lorsque j’ai eu 17 ans. Trahi par mon propre meilleur ami. Et ma propre sœur. En même temps. Si c’est pas un drame ça… J’ai failli avoir une attaque le jour où j’ai découvert que mon meilleur ami Achille – que je connais depuis ma plus tendre enfance, ou presque – sortait avec Luna. Mon meilleur ami. Et ma sœur. L’angoisse. Je leur en ai voulu. Je ne savais pas très bien pourquoi. Ce genre de scenario arrive souvent. Mais je ne pouvais le prendre bien. Ça allait plus loin que le simple fait de réaliser que ma petite sœur pouvait avoir une vie sexuelle, et j’avais une confiance sans limites en Achille, c’était un type bien et il prenait soin d’elle. Non, c’était bien plus que ça. Vous savez, cette boule au ventre, cette envie de vomir, de hurler, de tout casser, les insomnies et la colère, la jalousie… C’était insupportable.
Et puis au bout d’un mois, j’ai réussi à mettre ces sentiments néfastes de côté. Luna n’allait pas bien. Je le voyais enfin. Mais j’étais incapable d’aller lui parler. Je ne comprenais pas. J’avais une sorte de pressentiment selon lequel ce qui ressortirait d’une éventuelle conversation ne me plairait pas. Je la sentais venir, la bombe, l’explosion, inconsciemment, je savais que nous n’en ressortirions pas indemnes, et par pure mesure d’autoprotection, j’ai ignoré tout ça. J’ai continué à faire comme si tout allait bien. Tout allait bien.
Les mois ont passé. Les années lycée ont pris fin, et j’ai pris la décision de me lancer dans des études de sciences politiques. Mon père était fier de moi. Ma vie de jeune adulte commençait, avec ses emmerdes et ses beaux jours. A l’université, j’ai rencontré la femme parfaite. Morgan. Morgan était belle, Morgan était intelligente, Morgan était une artiste, Morgan avait un sourire à tomber, Morgan me faisait rire, Morgan était chiante, mais j’aimais Morgan. Elle a été l’une de mes rares relations longues et sérieuse, à tel point que je l’ai demandé en mariage. A 23 ans. Taré, le mec. Mais j’étais jeune et inconscient, et j’avais toujours eu tendance à m’emballer, pour moi, c’était tout ou rien.
Et puis tout s’est effondré pour de bon. Luna est partie.
« … Luna, c’est moi. Cayden. Je t’en supplie réponds-moi… Je sais que tu reçois tous mes messages, je sais que tu m’entends. Lu’… Par pitié, rentre à la maison, je supporte pas ça, je sais même pas où t’es, avec qui t’es, ce que tu fais… Luna, arrête de me torturer comme ça, je… je comprends pas… Je t’en supplie… réponds-moi… reviens… Tu me manques. Tu me manques tout le temps. C’est affreux. Je ne dors plus, je ne vis plus. Reviens. Reviens… »
T’es partie et je crois qu’inconsciemment, j’ai compris que toi et moi, c’était bien plus que ce qu’on osait dire. T’es partie et t’as laissé un putain de trou béant, et je sais pas quoi faire, j’sais pas quoi faire pour arrêter l’hémorragie et me remettre debout, je pensais pas revivre ça un jour, je pensais que ma mère était la seule personne sur Terre à m’abandonner un jour, et ça suffisait déjà, tu vois, et maintenant, même toi tu me détestes, même toi tu ne veux plus me voir, ne veux plus que j’existe pour toi. J’ai peur. J’ai peur que tu ne reviennes jamais. J’ai peur d’être condamné à vivre sans toi.J’ai quitté Morgan quelques mois après. Je n’ai jamais su si c’était de la lassitude ou la dépression suite au départ de Luna. Je suis resté près d’une année sans nouvelles. Ça m’a rappelé ma mère. D’ailleurs, je ne suis pas allé voir ma mère cet été-là. Et puis je l’ai revue. A un enterrement. Elle était là, à seulement quelques mètres, et ça me paraissait pourtant être à des années lumières. Elle était là, sortie de nulle part, et j’ai même cru à une hallucination pendant quelques minutes. J’ai même mis du temps à réagir avant de m’apercevoir qu’elle était accompagnée d’un jeune homme – il me disait quelque chose mais mon cerveau avait momentanément cessé de fonctionner. Elle était là, magnifique dans ses vêtements noirs, magnifique comme toujours.
Elle était là, et mon cœur a lâché prise.