Part one – Kaitleen
And I hear echoes of my own self : this is not the way to be.
Ma mère a toujours été une très belle femme. Grande, svelte, un sourire figé et royal sur les lèvres, une silhouette différente des autres qui attire l’attention, de longues mains aux doigts pâles et froids, une taille fine et de la poitrine, un visage de porcelaine sur lequel se dessinent deux yeux bleu glace, encadré par des rideaux de boucles dorées. Elle pouvait tout porter : chaque vêtement, chaque robe, chemisier, chapeau, pantalon, gant ou bijou qu’elle choisissait lui allait à merveille. Elle avait du goût. Son parfum était doux, mais corsé lorsqu’on le respirait profondément et que l’on s’en imprégnait. L’odeur d’une femme : attirant, irrésistible, illusoire et presque narquois. Elle avait ce mystère féminin, celui qui, même après des millénaires d’enquête, de fascination, d’odes et de désespoir, est toujours resté entier auprès des hommes. Ma mère avait une liberté propre aux femmes ancrée dans sa cage thoracique, et elle s’y accrochait tant bien que mal, parce que finalement, c’était ce qui la rendait magnifique. Oui, elle était belle, du fait de son physique et de son intelligence. Mais elle l’était surtout parce qu’elle semblait libre.
Cependant il y eut une fois, une unique fois un peu bancale où la beauté de ma mère s’est évaporée, et elle en a gardé les séquelles toute sa vie : la fois où j’étais à l’envers dans son ventre, le cordon ombilical autour du cou, piégée à jamais dans le placenta et la vase de son corps endolori. Cette fois-là, très nettement, ma mère était laide. On ne voulait pas l’approcher. Elle était comme une bête hirsute et agressive qui, sur le point de mourir, chante son agonie à qui ne veut pas l’entendre. Ça, c’est ma mère, le jour de ma naissance : une femme qui souffre jusqu’à en devenir hideuse. Et on me l’a reproché
toute ma vie. Parce que je suis née d’une hésitation miraculeuse qui aurait pu nous coûter la vie, à toutes les deux. J’étais mal placée dans ce ventre. Pas encore née, déjà une chieuse, dira-t-on ensuite. Comme si c’était la faute du fœtus. Comme si c’était la faute de quelqu’un. Sûrement celle d’une femme, après tout, la grossesse, c’était une histoire de femme, non ? Les hommes, ils regardent, ils soutiennent,
ils supportent. Et je me tortillais. Ma mère a failli mourir parce que je ne me tortillais pas dans le bon sens. Les médecins s’affolaient et posèrent la question à mon père. Quelle question ? La question : la mère ou la fille ? Dans ces cas-là, on se décompose, parce qu’en tant que père, on sait que l’on va perdre la moitié de notre âme, et on ne sait pas quelle moitié choisir. Mais mon père, non. Mon père, il me détestait d’avance, et il avait trouvé un moyen de se débarrasser de moi avant même qu’il y ait quelque chose à débarrasser. Mon père voulait un fils, un second fils pour le dresser comme le premier, mais ma mère lui couva une fille. Une fille qui allait devenir tout ce qu’il haïssait chez les femmes, tout ce qu’il avait réussi à dissimuler chez ma mère, tout ce qu’elle perdit en le connaissant, le gardant caché au fond d’elle-même comme un secret derrière un mur inébranlable. Et voilà que j’étais une criminelle, alors que je n’étais pas née. Faites-votre choix, disaient les médecins, ou elles mourront toutes les deux. Mais mon père n’a pas hésité : pour lui, les criminels, il fallait les tuer dans l’œuf, les étouffer avant qu’ils ne puissent causer des horreurs innommables. Ma mère, c’était le vagin de Pandore. Et mon père avait trouvé le moyen de le laisser fermé.
Sauf que la médecine rattrapa mon père. L’une des rares modernités qui le fit tiquer. Il avait son accouchement dans la douleur, mais pas sa fatalité. L’hésitation d’un interne, qui demanda une dernière vérification, qui mena finalement au constat du miracle : nous pouvions survivre toutes les deux, ma mère et moi. Une femme donnant naissance à une autre. L’engendrement du mal, me dira-t-on ensuite. La criminelle vivrait malgré tout. Ne trouvait-on pas cette clémence dans la Bible, père ? On m’en a lancé, des pierres. Une première, pour le péché, et puis une deuxième, une troisième, une dixième, une millième aussi. Parce que j’étais née femme, que l’on ne voulait pas de moi ainsi, et que lorsque l’on a fini par accepter le simple fait de mon existence, on s’est rendu compte que cela ne me suffirait jamais. Réussir à arrêter d’avoir honte d’être une femme. C’est probablement la plus grande victoire que j’ai remporté face à mon père. Parce que pour lui, c’est un crime. Mais étant donné que mon cœur battait et qu’il ne pouvait rien y faire, il décida de choisir la solution la plus radicale : l’indifférence. Comme quoi, ma plus grande victoire fut facilement réduite à néant. On ne gagnait pas contre celui qui avait arrêté de jouer. Et je considérais mon père comme un mauvais joueur. Mais lui ne me considérait même pas. C’était aussi simple que cela.
Je sais que l’on ne commence pas des histoires comme ça. On ne se présente pas comme ça, comme l’erreur de la nature, vivante grâce à la volonté du Saint-Esprit, criminelle et terrible. Je me dois de reprendre dans la bienséance. Je me nomme Solveig Elin Dragansson. Je suis anglo-suédoise et je suis une femme. Mon père se nomme Leopold Mattias Dragansson. Ma mère se nomme Kaitleen Charlotte Dragansson. On ne dit pas son nom de jeune fille. Elle l’a oublié, je crois. Et j’ai un frère aîné, Julius Benjamin Dragansson. Voilà. Je pourrais m’arrêter là, vous dire que je suis journaliste à Londres et vous laisser ma carte. C’est d’habitude ce que je fais. Parler de moi, je n’ai pas appris à le faire. Je n’ai pas la loquacité d’un bon diplomate ou d’un extraverti. Je parle, mais avec du venin. Alors si vous ne voulez pas que je vous morde, n’écoutez pas ce qui suit. Je suis rancunière, blessée, fière, détraquée et terrifiante. Ma pitié a fondu au fond des égouts de Londres. Je n’ai pas appris à parler de moi, alors j’improvise. Et improviser sur la laideur du monde, c’est le boulot des journalistes. Enfin, ceux qui restent. Ceux qui y arrivent. Ceux qui n’ont pas fondu au fond des égouts avec ma pitié.
Il n’y a pas pire misogyne qu’une femme. Parce que les femmes, c’est l’éducation, c’est la transmission, c’est le lien fertile. Vous voulez faire changer l’avis des hommes ? Changez d’abord celui des femmes, car ce sont elles qui enseignent la vie aux enfants. C’est comme un terreau dangereux dans lequel on a le choix de faire pousser des arbres sages et solides ou des roses pleines d’épines. Et c’est facile de laisser les mauvaises herbes envahir un jardin. Une femme, si on lui dit toute sa vie qu’elle est le mal, elle finit par le croire. Imaginez que vos proches vous attachent à un poteau poisseux et marquent au fer rouge sur votre poitrine le mot « FEMME ». Voilà le genre de sensation que l’on peut subir. Voilà ce contre quoi j’ai tenté de résister. J’étais une femme, donc j’avais tort. Je faisais les choses moins bien que les hommes. J’étais moins passionnante, moins intelligente, moins humaine qu’un homme. Les femmes elles-mêmes me le disaient, je considérais donc que c’était la vérité. Ma mère me le fit comprendre, le pincement de ses lèvres comme reflet de celui qu’elle avait au cœur. Kaitleen cachait ses émotions à merveille. Elle avait ses opinions secrètes et ses rêves de femme, mais elle ne les montrait à personne, pas même à moi. Elle avait peur que je les comprenne et que cela me soit fatal. Ma mère m’aimait d’un amour secret, aussi. Tout était secret chez elle : elle avait les ailes invisibles de l’ange mais ne pouvait plus voler. Sa mission : donner à mon père un fils. Elle l’avait accomplie en mettant Julius au monde. Son amour pour celui-ci était si différent du mien que j’en étais venue à douter qu’elle nous aimait tous les deux. Elle le chérissait. Elle aimait son fils car elle en était fière et qu’il serait un grand homme. Elle l’aimait car il était tout ce qu’elle imaginait de plus noble chez un homme. Elle l’aimait car il était parfait. Et c’était vrai : aux yeux du monde, Julius était l’enfant qu’une femme voulait avoir. C’était un amour presque surfait. Un amour que j’ai toujours trouvé synthétique, pour me convaincre que j’étais l’enfant qu’elle aimait le plus.
Ma mère m’aimait parce qu’elle me comprenait. Elle m’aimait
parce que j’étais une femme, et non
malgré le fait que j’en sois une. Et c’était quelque chose d’exceptionnel pour moi. Je n’avais pas l’habitude d’être aimée pour cela – certes, je n’avais pas l’habitude d’être aimée tout court, mais cette raison-là était tout de même remarquable. Sauf que je ne m’en rendais pas bien compte, quand j’étais une petite fille et encore moins lorsque j’ai grandi. Je savais qu’elle cachait son insurrection, qu’au fond d’elle, elle refusait la suprématie masculine, mais elle ne faisait rien pour la détruire. Je considérais qu’elle avait choisi la voie de la facilité. Même si ce n’était pas le cas. Même si son silence était bien plus difficile à vivre que mes clameurs violentes. J’aimais ma mère. Mais Kaitleen était l’exemple même de la femme que j’ai toujours refusé de devenir. On dit souvent qu’il faut aller au-delà de ce qu’ont accompli nos parents. Moi, j’ai tourné les talons et j’ai couru en sens inverse. Impossible de ne pas mépriser ma mère, quelque part. Impossible de ne pas lui en vouloir, de ne pas tenter de la secouer, de lui crier ce qu’elle pense et de voir la résignation se loger dans son regard, tissée d’une lueur éphémère : le désir de révolte. Ma mère a toujours été une très belle femme, mais j’étais la seule à le voir. Aux yeux des autres, et aussi d’elle-même, elle était l’ombre des hommes. L’ombre qui suit les hommes et ne peut oser leur ressembler. L’ombre qui leur cache le soleil de leur orgueil. L’ombre qu’ils oublient, parce qu’elle n’a aucune importance.
Elle n’était qu’une femme. Mon père n’était pas le seul à lui rappeler. Son mariage l’avait rendue ombre, de mon père, et bien évidemment d’elle-même. J’ai l’impression d’entendre des échos de moi-même lorsqu’elle me parle. Ma mère, c’est la femme que je serais devenu si ma famille avait réussi à m’étouffer, à me tuer, non pas dans l’œuf, mais métaphoriquement parlant : tuer tout ce qui faisait de moi un être humain, tuer tout ce qui faisait de moi une femme. Ils tentèrent de m’empoisonner et de modifier en moi la définition même du mot « femme ». Mais je ne les ai pas crus. Je ne pouvais pas les croire, même s’ils se montraient convainquant. Même si toutes les femmes que j’ai croisées durant mon enfance étaient les preuves parfaites et maquillées qui confirmaient toutes leurs immondes hypothèses. Ma propre mère était l’une d’entre elles. Ma propre mère avait oublié ce que c’était qu’une femme, et elle m’avait pourtant créée. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment expliquer le sentiment d’exclusion totale ? Car si je me tournais vers les hommes, ils me faisaient comprendre que je n’étais pas l’une des leurs et que j’avais mon avenir tout tracé, vers le mariage et la subordination. Et si je me tournais vers les femmes, elles avaient le même discours, et elles faisaient en sorte de lui donner des allures de vérité évidente : dans ma famille et mon entourage, les femmes ne s’aimaient pas entre elles. Elles savaient qu’elles étaient piégées par la suprématie masculine, et faute d’avoir le courage de changer les choses, elles faisaient en sorte qu’aucune femme, qu’aucune petite fille ne réussisse à y échapper. C’était une histoire de vengeance, comme une maxime sordide dont la racine est bien trop solide, accrochée à toutes les générations précédentes :
tu souffriras autant que moi. C’était ça que ma mère avait subi. Et c’était ça que l’on me faisait subir à mon tour. Il n’y avait pas de raison pour que je me libère de l’emprise des hommes alors que toutes avant moi avaient échoué. Vous ne vous rendez pas compte à quel point les femmes sont les pires misogynes qui soient. Parce qu’elles se forcent à se détester elles-mêmes. Et que c’est bien plus facile de se détester plutôt que de s’aimer, non ?
Part two – Leopold
I’m a toxic waste byproduct of God’s creation.
Cessons de parler des femmes. Je devais arrêter de les enlaidir. Car une femme est parfaite, tout simplement. Parfaite comme un être humain l’est. Parfaite comme la beauté d’un corps vivant. On ne leur répétait jamais assez. En tout cas, à moi, on ne me l’a pas assez dit. Peut-être que je suis un peu trop vague. Laissez-moi éclairer votre chemin parmi les arbres morts et sombres et tous les déchets qui jonchent le sol de mon enfance.
Stockholm, Suède. Pas de souvenir. J’y ai passé deux ans : j’y suis née, petit bout de chair nordique et blonde, au sein d’une famille bourgeoise et luthérienne pratiquante. Une famille austère, aux membres froids et immobiles. En 1992, mon père eut une opportunité en Angleterre : il n’hésita pas à s’expatrier à l’Ouest et à rejoindre Londres, non sans forcer la main à ma mère et la convaincre de le suivre. Kaitleen, Julius et le morceau d’humain que j’étais sommes partis avec lui. Et commença alors le long périple que j’appelle l’existence. Certains s’amusent en parlant d’aventure, d’expérience, de vie. Le périple, je trouvais que ça lui donnait un côté fastidieux. Pourquoi parler de mon père à présent ? La réponse est simple : mon enfance ne fut qu’une succession de tentative d’attirer son attention. Mais c’était perdu d’avance : mon père méprisait les femmes.
Comment vous parler simplement de Leopold ? Il est le produit du milieu dans lequel il a grandi. Il est lisse, silencieux, sérieux, sévère et méprisant. Son père faisait partie des militants nazis suédois des années 30 et 40. Une famille de mâles collaborateurs, voilà d’où je viens, quel poids on m’a demandé de porter depuis ma naissance. Ça me donnait envie de vomir, parfois, de savoir que quelque part, dans un tiroir de bureau, mon père avait peut-être une vieille photo d’Hitler dédicacée, que son père lui avait filé avant de passer l’arme à gauche. Les hommes de ma famille sont ainsi : ils laissent derrière eux l’héritage misérable du mépris et de la domination masculine. Leopold n’y a pas coupé, bien évidemment. Il n’est pas devenu soldat, mais pensait comme à la guerre. C’était un homme pragmatique, à l’esprit stratégique et terriblement droit. Comme s’il existait un schéma de l’homme dit « parfait » et qu’il ne supportait pas d’en sortir. C’était bien les idées de son père, ça. Tous les hommes sont égaux mais certains plus que d’autres, et surtout les aryens hétéros mâles. Le reste, c’était une sorte de vase qui n’avait pas de nom. Bien sûr, mon père ne clamait pas son intolérance sur tous les toits. Mais entre les quatre murs de notre maison, il ne s’est jamais privé de nous le faire comprendre. J’ignore s’il battait ma mère. Cela ne m’aurait pas surprise. Mais en tout cas, si c’était le cas, les deux le dissimulaient bien. L’éternelle subordination de ma mère : pire qu’un cancer de la peau.
Mais ma famille
était cancérigène. Elle s’immisçait dans l’esprit de ses recrues et leur empoisonnait le cerveau avec les pires mensonges. Je voyais mes cousins et cousines grandir : ils étaient tous les mêmes, moulés avec l’argile pourpre de l’obscurantisme.
Parce que Dieu avait créé une race supérieure. Et que l’on valait bien toutes ces prières. Mais je n’étais pas d’accord : on m’avait dit ça quand j’étais encore enfant, et je ne le comprenais pas. Moi, je regardais par la fenêtre du salon, et dans la rue je voyais des hommes, des femmes, des enfants, des clochards et des animaux, des commerçants et des artistes, des fumeurs et des malades, des invalides et des sportifs, une palette immense d’horizons différents. Quelque chose qui enchantait la petite excentrique que j’étais. Alors mon père levait les yeux au ciel. Ou le ton. Ou la main. Au choix.
Mon père, c’est l’homme que je déteste. Son mépris est aujourd’hui le cadet de mes soucis, mais imaginez que votre vie se construise autour de celui-ci. Imaginez que vos moindres actes soient faits en fonction de ce mépris et de l’opinion que votre père a de vous, tout en sachant pertinemment
qu’il n’en changera jamais. Parce que mon père eut du mépris pour moi, c’est indéniable. Oui, il aurait voulu d’un fils. Mais lorsqu’il se rendit compte que, toute seule, je n’étais pas bien dangereuse, il finit par m’ignorer purement et simplement. Imaginez maintenant devoir remplacer le mépris par l’indifférence. Le vide. Le blanc. L’absence totale de sentiment. Et regardez à quel point vous glissez vite sur des parois aussi lisses. Lisses et froides, comme les pommettes saillantes de Leopold. Ce n’était pas faute d’essayer de le faire réagir : mon père ne me voyait tout simplement pas. Parfois il soupirait – c’était ainsi que je pouvais comprendre qu’il savait que j’étais là, tout de même. Mais Julius se chargeait de me parler en son nom. Julius pouvait s’adresser à la plèbe, il n’était pas encore assez mature pour m’ignorer lui aussi.
Alors Leopold, c’était ça. C’était le traditionalisme et l’apathie. Et si j’étais dédaigneuse à son égard, lui restait impassible. Du mépris mutuel, certes. L’adolescente rebelle poussée à son paroxysme. Je n’allais pas faire changer l’avis de mon père sur le monde : il était insensible et le resterait jusqu’à sa mort. Pour lui, j’étais un insecte : je faisais partie du décor, mais si on me remarquait, je provoquais une sorte de dégoût et une gêne étrange. J’aimais l’idée de lui faire honte. Mais même la honte, il l’avait refoulée au profit du silence.
Part three - Julius
Unholy. I feel sick and unholy. My soul don’t want to know me. I’ve been living like dirt.
Oh. Julius. Je me souviens de toi. Beaucoup trop bien pour que cela soit supportable.
Mon frère est un homme. Et il est la preuve ultime de tout ce que j’ai avancé auparavant. Il manquait à mon discours sa pièce maîtresse : la voici enfin.
La première chose à préciser, probablement, c’est que mon frère est le fils aîné modèle qui était censé prendre en charge les rennes de la famille – la sénescence de Leopold allait arriver bien assez tôt. Mon frère était un être parfait. Il avait de l’affection et de l’intérêt pour tout et tout le monde. Il était intelligent, toujours premier de la classe, sportif et drôle. Il était populaire, plaisait aux filles et aux garçons, avait le pouvoir de savoir mettre les gens à l’aise. Il était diplomate – on aurait pu croire à un atavisme miraculeux, car personne dans ma famille ne semblait aussi enjoué et appliqué que Julius. Et il était un petit prodige : l’aîné de la famille. Grand, beau et fort. Il représentait parfaitement tous les idéaux de Leopold et de toute la branche masculine qui avait vécu avant. Il connaissait ses prières par cœur. Il était aussi bon en mathématiques qu’en philosophie. Il parlait suédois, anglais, français, espagnol et un peu allemand. Il était l’être humain du catalogue IKEA : un nom suédois et pas un seul défaut.
Moi je l’appelais l’Aryen, parfois. Quand je n’arrivais plus à me souvenir de son prénom. Quand je ne voulais plus qu’il soit mon frère, que l’on soit liés l’un et l’autre. Et ces instants furent nombreux. Parce que Julius et moi, nous étions les deux faces d’une même pièce. Le blanc et le noir. Le jour et la nuit. Et ce n’était pas parce qu’il était parfait et que j’étais vulgaire, loin de là. C’était bien plus subtil. Mon frère portait un masque qu’il n’enlevait qu’en ma présence. Il ne me méprisait pas. Il ne partageait d’ailleurs aucune opinion avec Leopold. Pour lui, l’égalité homme-femme était évidente, il croyait au progrès et soutenait le mariage homosexuel – sans le dire à mon père, vous vous doutez bien. Je pense qu’il trouvait Leopold idiot et obsolète – s’il en méprisait un dans l’histoire, c’était bien lui. Mais jamais mon père ne l’a su. Julius était diplomate jusque dans ses sourires fatigués au petit déjeuner. Il était hypocrite – cela semblait humainement impossible d’être à ce point altruiste et dévoué – mais tout le monde s’en moquait : il n’en était pas moins gentil.
Ça, c’était Julius avec son masque sur le visage. Ça, c’était le Julius mondain et adorable auquel tout le monde s’attachait si vite. Lorsqu’il vous regardait, vous vous sentiez important. Mettre les gens à l’aise, c’était son talent le plus affirmé. Mais il avait d’autres particularités. Beaucoup plus secrètes cette fois-ci. Je crois même être la seule à les connaître. Mon frère était un homme malsain. Il ne détestait pas les femmes. Il ne me détestait pas, comme Leopold le faisait si bien. Mais pourtant, il s’amusa à faire de ma vie un enfer, simplement
parce qu’il pouvait le faire. Et contrairement à mon père, il me terrifiait beaucoup trop pour que je puisse riposter. Dans mon enfance, c’était par petites touches, petites piques étranges et dérangeantes qu’il me fit comprendre qu’il avait toutes les cartes en main. Parfois il me fixait longuement, me suivait même jusque dans ma chambre ou dans la salle de bain pour finalement me dire que j’étais l’être le plus laid qu’il avait jamais vu. Il me saisissait le bras et le serrait si fort que j’en pleurais puis il plaquait ma main sur ma bouche et m’imposait le silence. Il me donnait des petites claques sans raison, comme les piqûres mesquines d’un frelon, et j’encaissais sans rien dire. Puis, une fois que nous étions en public, il redevenait le Julius que tout le monde connaissait si bien, celui qui m’était inconnu, celui auquel je n’arrivais pas à croire. Enfant, j’ai tenté de montrer aux autres le monstre qu’il pouvait être, à quel point je savais que j’allais en souffrir, mais j’avais perdu d’avance : c’était ma parole contre la sienne – et bien évidemment, son mensonge était bien plus convainquant que ma vérité.
Je pense que Julius marque bien la fin de mon enfance. Le moment où l’on commence à se souvenir très précisément de ce qui nous arrive, où la mémoire se fait plus fine, plus détaillée, c’est là que l’on sait que l’enfance fait à présent partie du passé. Les éclairs fusent et me grillent le cerveau, illuminant le visage de Julius d’une lumière sordide : ma mémoire est sale.
2003.
Je crois que je déteste les garçons, m’avait dit Phoebe en chuchotant.
Je les trouve vulgaires et idiots. Je n’avais pas répondu. Je n’avais pas su quoi répondre, et à y repenser à présent, j’ignorais toujours quoi dire. Je ne détestais pas les garçons comme elle. Mais je la comprenais : ceux que nous connaissions, au collège, étaient vraiment stupides. Phoebe avait des couettes, et c’était vrai qu’elle ressemblait à un personnage de dessin animé, mais moi je trouvais ça mignon. J’étais bien la seule. Quoi qu’il en soit, ces couettes avaient finies coupées au fond des toilettes, parce que trois
garçons les avaient jugées trop ridicules. Phoebe parlait des garçons comme si elle écrasait des pierres sur leur crâne. J’avais rarement rencontré une fille si jeune et déjà si haineuse, à part moi-même. Mais je ne parlais pas de moi. Ce n’était pas dans mes habitudes. Il n’y avait rien à savoir sur moi, je n’étais pas quelqu’un d’intéressant.
Tu les supportes, toi ? Les garçons ? Oh, … oui, j’imagine, avais-je répondu. Cependant, à présent que j’étais seule face au miroir de la salle de bain, je pouvais y réfléchir plus calmement. Et quoique. Je baissai la tête, penaude : un filet de sang se dessinait sur le sol, jusqu’à la porte et au-delà. Sur la moquette. Une trace rougeâtre et bientôt indélébile. J’avais enlevé ma culotte, mon collant et ma jupe, et regardais à présent le sang couler sur ma jambe, perplexe, presque terrifiée :
ça y est, tu es une femme, allait me dire Kaitleen, mais ça n’aurait pas le même sens dans la bouche de ma mère que dans celle des autres. Ça y est, tu peux enfin accomplir le destin que la société a tracé pour toi. Tu peux enfin avoir un fils, et un aryen de préférence. D’une main tremblante, j’ouvris tous les tiroirs à la recherche d’une serviette. J’étais dans la mauvaise salle de bain : les affaires de ma mère se trouvaient dans celles des parents, et je devais traverser le long couloir de notre appartement dans cet état pour espérer en avoir une. J’attrapai quelques mouchoirs que je roulai en boule pour faire disparaître le sang sur le carrelage et le long de mes cuisses pâles. Je frottai aussi mes vêtements, en vain : ils avaient besoin d’être lavés. J’enfilai ma culotte en fronçant du nez puis dissimulai mes autres vêtements ensanglantés sous ceux de la pile de linge sale, en priant pour que seule ma mère tombe dessus. Je mis une longue serviette de bain autour de ma taille puis me tournai et déverrouillai la porte pour l’ouvrir. Je sursautai et tous les poils de mon corps se hérissèrent alors que je tombai sur le visage moqueur de Julius sur le seuil.
Il savait. Nous baissâmes d’un même mouvement nos têtes vers les traces de sang sur la moquette et je rougis, incapable de réagir. « Va falloir que t’expliques ça à Papa. » s’enquit-il dans un sourire. « Mais c’est naturel, Solveig. Beaucoup de sang pour la bonne cause. Les règles, c’est presque comme la guerre en fait. » Mes yeux rencontrèrent les siens mais avant que je ne puisse prononcer un seul mot, il reprit : « Papa est dans le salon, je vais lui demander comment laver ces traces. » Un frisson me parcourut : « Julius … Fais pas ça, je t’en supplie … » Il me poussa à l’intérieur de la salle de bain et ferma la porte avant de chuchoter : « Tu ferais mieux de te cacher Solveig. » Puis sa voix résonna dans tout l’appartement : « Papa, tu peux venir, s’il te plait ? » Dans un réflexe presque inconscient, je me jetai sur le verrou et fermai à clef. « Je te fais une faveur, tu sais. Il faut bien qu’elles disparaissent un jour, autant que ce soit le plus vite possible. » souffla-t-il d’un ton froid et convaincu. Je me terrai dans un coin de la salle de bain, les jambes rabattues contre la poitrine, les bras les tenant fermement serrées, j’enfouis mon visage entre mes genoux et fermai les yeux, apeurée. J’entendais les pas de mon père se rapprocher comme le métronome me comptant les secondes qui me séparaient d’une mort certaine. « Qu’est-ce qui se passe ? » Leopold était arrivé. J’entendis Julius se tourner vers lui, se racler la gorge et lui désigner les taches de sang. Je voyais la scène dans ses moindres détails, même si je ne faisais que l’imaginer. « Il y a du sang sur le sol, il faut le laver mais je ne sais pas comment faire. » Leopold se tenait à présent à côté de Julius. « D’où ça vient ? » La réponse fut courte : un simple haussement d’épaules. « Pourquoi la lumière de la salle de bain est allumée ? Les traces ont l’air de continuer à l’intérieur. » Julius prononça mon nom : « Solveig. » Silence « Solveig est dans la salle de bain. » Mon père tambourina à la porte : « Sors de là et explique-moi ce sang. » Il n’avait pas besoin de ces explications, mais je savais qu’elles seraient tout de même nécessaires. Des occasions de me rabaisser à ce qui faisait de moi un être pitoyable, mon père n’en ratait jamais. Je me levai : sous moi, le carrelage était à présent écarlate. Mon visage était humide, mouillé par les larmes. Je trainai des pieds vers la porte. « Plus vite que ça. » grinça-t-il. Clac. Je saisis la poignée et ouvris, tombant sous le regard noir de Leopold et celui, distant, de Julius. « Alors ? » Il me regarda de haut en bas : le sang coulait à nouveau sur ma peau en longues lignes rouges, redessinant la courbe de mes muscles jusqu’à mes chevilles. « Je … Je suis désolée. » Il me donna une claque. « Je m’en fous que tu sois désolée. Je salis pas la moquette avec mon sang et je ne viens pas pleurer après. » Je clignai des paupières, interloquée : « Je vais nettoyer. » Il se recula, me laissant seule dans l’encadrement de la porte. « Tu nettoieras tes vêtements aussi. Histoire qu’ils ne salissent pas ceux de toute la famille. Et que ça ne t’arrive plus jamais. » Il fit volte-face et je restai immobile. Julius le suivit des yeux lorsqu’il sortit de la pièce puis se tourna vers moi : « Tu pisses le sang, va te changer. C’est dégueulasse. » Les larmes perlèrent sur mes cils.
Je crois que je déteste les garçons. Je ne sais pas, Phoebe, je ne sais pas s’ils sont tous les mêmes. Mais j’ai bien peur que non : il y en aura toujours un qui sera pire que l’autre.
2004. Je détestais les dîners qu’organisaient mes parents avec les collègues de Leopold. C’était une vaste blague. Julius y était convié, parfois – pour apprendre les ficelles du métier. Mais moi, je devais me cacher. Faire bonne figure lorsque j’apparaissais, rester silencieuse et me montrer polie si on daignait m’adresser la parole. Mais cela n’arrivait pas très souvent, pour tout vous dire. Tant mieux. Je ne voulais pas parler à ces pantins terrifiants. Les plus jeunes m’intimidaient et les plus vieux me dégoûtaient. Que des hommes, bien évidemment. Une femme n’avait pas sa place dans leurs rangs serrés. Je m’étais recroquevillée sur le canapé du petit salon et essayais de lire mais la lumière n’était pas assez puissante : je somnolais, flottant dans ma chemise de nuit, les jambes nues, sans soutien-gorge. Je rêvais éveillée, mais j’oubliais mes songes à l’instant même où je les faisais. Un bruit sec me tira de mes pensées et je relevai la tête avec étonnement. Devant moi, à quelques pas, l’un des collègues était planté là, droit et souriant dans la pénombre. Il s’avança lentement alors que je me redressai et tentai d’avoir rapidement une allure décente. « Je visite. C’est un très bel appartement que vous avez là. » Je rougis en répondant : « Merci. » Courtoisie nécessaire. Mon père trouverait bien n’importe quelle raison pour faire de moi la coupable, je me devais d’être impeccable. Ne pas contrarier le collègue. C’était mal parti, vu les conditions étranges dans lesquelles nous étions, mais pas perdu d’avance. « Un bel appartement pour une belle jeune fille. » Mes doigts se crispèrent sur le cuir du canapé. Ce genre de phrase, ce n’était jamais bon signe venant de quelqu’un comme lui dans un moment pareil. Mais impossible d’esquisser le moindre geste, impossible de me lever et de partir, impossible de lui dire quoi que ce soit. J’avais peur. Il vint s’asseoir à mes côtés et je gardai mon regard perdu dans le vide. Sa main se posa sur mon épaule. C’était rapide. Putain, c’était tellement rapide, de violer une femme. C’était tellement rapide et tellement inattendu. La piqûre de frelon. « Une bien belle jeune fille. » Je sentis la sueur couler dans mon dos tandis que ses doigts glissèrent le long de mon bras. Il avait la peau moite et ivre. Son souffle sentait le vin. J’avais envie de me tourner vers lui et de lui donner un coup de poing sec pour pouvoir m’enfuir. Sauf que je restai de marbre, pâle et les yeux grands ouverts. Ma respiration était tremblante, il l’avait remarqué. Sa main avait atteint ma cuisse nue et la caressa quelques secondes de quelques aller-retour qui me donnèrent envie de vomir. Puis il eut l’intention d’aller plus loin. Mais la porte s’ouvrit à cet instant précis et il retira sa main. J’eus un spasme incontrôlable. Julius, l’air sombre, nous regardait depuis l’autre côté de la pièce. Le collègue se leva tandis qu’il se rapprochait. « On sert le dessert, monsieur. Mon père vous attend. » Mes poumons étaient en suspens au-dessus du vide immense que Julius creusait avec ses pupilles acérées. « Oui, bien sûr. Je les rejoins de ce pas. » Ils s’échangèrent un regard dans lequel se mêlaient synchronisation et tension. Puis le collègue disparut dans le couloir. Julius l’observa partir puis s’avança jusqu’à moi. Il baissa la tête vers moi : je m’étais recroquevillée sur moi-même, comme pour me défendre. Mais le mal avait déjà été fait. « Tu fais la pute maintenant ? » Je fermai les yeux. « Tu me déçois, Solveig. » Je le regardai à nouveau, interloquée. Pourquoi ? « Au moins tu te rends utile à la famille. » Incompréhension. Pourquoi Julius s’acharnait-il ? Pourquoi était-il si violent dans ses mots et ses actes avec moi ? Il n’avait rien contre les femmes. Il n’avait rien contre personne. Juste moi. Je me raclai discrètement la gorge, sentant encore la sensation désagréable de la main sur ma peau vierge. Je parvins à articuler deux mots distincts d’une voix rauque : « Pourquoi moi … ? » Julius haussa les sourcils, feignant la perplexité. « Parce que c’est chiant d’être sympa avec tout le monde. Ne le prends pas personnellement. » Un silence s’installa. C’était insupportable. Je me levai et quittai la pièce comme une ombre. Je me sentais nauséeuse. Je me sentais souillée.
2005.
Je crois que j’aime les filles. Je regardai Phoebe avec un sourire. « J’avais deviné, tu sais. » soufflai-je. Elle était devenue très belle. Ses cheveux roux n’avaient pas tardé à repousser pour devenir une longue cascade ondulée et rayonnante. Ses yeux en amandes, simples mais rieurs, lui donnaient un teint plein de vie. Elle était mince et svelte. Et elle aimait les filles. Non pas parce qu’elle détestait les garçons, cette phase était révolue depuis quelques temps déjà. Il n’y avait pas de raison particulière, en fait. Mais j’avais remarqué. Cela m’avait paru évident. Elle me rendit un sourire à son tour, comme pour me remercier de la comprendre et de ne pas la juger. « J’ai embrassé une fille hier. Elle était belle et sympa. » déclara-t-elle simplement. « Tu comptes la revoir ? » Elle soupira. « Je sais pas. Je ne la connaissais pas. » Je ne dis rien. « Je … Je ne devrais pas te raconter ça, c’est stupide. » Elle détourna le regard. « T’as pas des clopes ? » Je secouai la tête d’un air désolé. Silence. Phoebe semblait gênée à présent. Elle reprit tout de même : « Tu devrais sortir un peu … Je suis sûre que tu plairais à des tas de gens. » Je n’étais pas quelqu’un de très sociable, c’était vrai. J’étais bizarre. Si Phoebe avait de son côté réussi à devenir une jeune fille épanouie et aimable, j’étais restée dans ma coquille. Pourtant, je n’étais pas quelqu’un de timide. Je n’avais pas peur des gens. Mais j’étais sèche et amère avec eux dès qu’ils m’énervaient, et cela arrivait malheureusement souvent. On m’avait tant critiquée, méprisée et ignorée lorsque j’étais petite (et aujourd’hui encore) que je n’acceptais pas les remarques désobligeantes ou l’idée d’échec au-delà des murs de mon appartement. Cela faisait de moi la paria de service. J’étais folle. On inventait des tas d’histoires à mon propos. On lançait des rumeurs. On connaissait mon nom pour de mauvaises raisons. Et moi, à l’inverse, je ne me rappelais de personne. Les visages s’enchaînaient dans ma tête sans que je puisse associer des prénoms ou des émotions avec. « Pourquoi pas. » Histoire de démentir les rumeurs. Montrer à quel point j’étais un être jovial et aimable. Briser les apparences. Mais étrangement, je connaissais les fameuses rumeurs, et elles cachaient quelque chose de satisfaisant. J’étais un personnage. Phoebe s’apprêtait à parler de nouveau lorsque la porte de ma chambre s’ouvrit : « Solv … » Julius. « Putain, ça sent la clope ici. » Il posa ses yeux sur Phoebe puis sur moi. « Tu devrais aérer. Papa va pas aimer. » Il avait le regard que je haïssais tant : moralisateur, détaché et malsain. Tout ce qu’il attendait, c’était que Leopold le découvre et me punisse. « D’ailleurs il revient de Stockholm aujourd’hui donc change toi. » Il soupira. Phoebe se leva du lit et dit avec empressement : « Je vais y aller de toute façon. » J’hésitai à lui dire de rester et de ne pas faire attention, parce que je n’avais pas envie qu’elle parte, mais j’imaginai déjà la confrontation avec mon père et le sourire en coin de Julius, ce pourquoi je la laissai faire. « Ok. Bisous, rentre bien surtout. » Phoebe envolée, Julius me toisa, le dos collé au mur. Il finit par briser le silence d’un ton sec : « Deviens pas lesbienne s’te plait. Je crois que t’as déjà assez de problèmes comme ça. C’est chiant les engueulades en famille. » Mon sang ne fit qu’un tour et je lui rétorquai glacialement un « Va te faire foutre, Julius. » qui eut l’audace de lui faire hausser les sourcils avec surprise. « Non mais vu que tu traînes avec une lesbienne, je limite les dégâts, tu comprends. » La colère soudaine coula soudainement dans mes veines et je me levai brusquement pour me jeter sur lui. « Va te faire foutre, j’ai dit ! » hurlai-je nerveusement. Il attrapa mon bras alors que je voulais lui donner un coup dans le ventre et me plaqua contre le mur. Ses paumes saisirent mes poignets et m’immobilisèrent complètement. « Arrête de dire des conneries. » Je lui crachai au visage. « Alors toi, arrête d’être con. » Il ferma les yeux au contact de ma salive sur sa peau. S’apprêtant à riposter, il se stoppa et me lâcha à l’instant où nous entendîmes la porte d’entrée s’ouvrir. Kaitleen rentrait des courses et nous saluait de sa voix cristalline, mais toujours légèrement chevrotante. Julius essuya la salive d’un revers de main puis sortit sans un mot pour aller l’aider. Je glissai lentement jusqu’au sol et commençai à pleurer silencieusement. Je n’avais pas peur qu’on me trouve dans cet état. Personne ne viendrait me chercher.
2006. J’avais trouvé des bougies. Je m’amusais à en faire fondre la cire pour qu’elle coule, encore brûlante, sur mes doigts pâles. Mes parents étaient absents. Leopold en voyage d’affaire à Berlin et Kaitleen était retournée voir son père, atteint d’un cancer, qui allait bientôt mourir. Le soleil disparaissait derrière les immeubles et ma chambre était baignée d’une lumière rouge et envoûtante. Cela faisait bien une heure que je passais le temps, fumant des cigarettes et buvant des fonds de bouteilles. J’avais envie de faire les pires bêtises ce soir, mais je me retrouvais piégée dans l’appartement, confrontée à moi-même. Alors je m’occupais comme je le pouvais, c’est-à-dire dans l’étrangeté la plus nette. J’avais mis de la musique en toile de fond. A moitié ivre, mon buste tanguant au-dessus des flammes, mes jambes nues en tailleur, je me laissais bercer par les mélodies sales et hypnotiques des Velvet Underground, comme s’il s’agissait d’un sortilège. Je songeais à la mort. J’imaginais la scène dans laquelle je me trouvais alors, comme un spectateur admirant une actrice clamer un soliloque, et me disais que c’était un moment adéquat pour mourir. Je ramenai ma cigarette entre mes lèvres et soufflai lentement la fumée. Je serrai le poing : quelques craquelures apparurent sur la cire qui le recouvrait. La porte s’ouvrit et je sursautai. Je discernai le visage de Julius et sentis l’odeur du malheur embaumer la pièce. Dans ses mains, il tenait quelque chose, mais ma vue s’embruma. J’étais à moitié consciente et la lumière était faible. J’éteignis les bougies. « Mais qu’est-ce que tu fous, bordel ? » Sa voix était froide et moqueuse. Je me levai tant bien que mal, sur la défensive. « T’es pitoyable. » Il fit quelques pas dans ma direction. « T’approche pas. » parvins-je à articuler. Je me reculai et mes pieds rencontrèrent une bouteille de rhum vide qui fit un bruit sourd en tombant sur la moquette. « Regarde ce que j’ai trouvé dans le local à vélos. » Je plissai les yeux, craintive. Je n’arrivais toujours pas à voir de quoi il s’agissait. Mais je n’eus pas le temps d’y réfléchir : déjà il était devant moi et me donnait une violente claque, si soudaine et douloureuse que je basculai en arrière sur le lit et me retrouvai sur le ventre, sonnée. Je sentis le bras de Julius passer autour de ma taille et il me souleva. Je tentai de me débattre, en vain. Mes membres étaient lourds, son coup m’avait donné un mal de tête terrible, et il exécutait ses gestes bien trop vite pour que je puisse me défendre. Il me traina jusqu’au coin de ma chambre, là où se trouvait mon armoire. Il l’ouvrit, retira toutes mes robes et mes gilets d’un mouvement sec puis me mit à l’intérieur et déposa sur moi ce qu’il avait trouvé. C’était noir et poisseux. Il referma l’armoire et j’entendis le claquement du verrou. Je couinai, l’esprit toujours au ralenti et frappai contre la porte. La musique se rapprocha soudainement. Julius avait augmenté le volume au maximum. Et si elle m’apaisait quelques minutes plus tôt, la mélodie me glaçait à présent le sang.
Venus in Furs. Les larmes me montèrent aux yeux alors que la chanson commençait.
Shiny, shiny, shiny boots of leather, whiplash girlchild in the dark, comes in bells, your servant, don’t forsake him, strike, dear mistress, and cure his heart. Un cri m’échappa alors que je sentis une morsure dans ma jambe et je me rendis compte que ce que Julius avait trouvé : un rat.
Downy sins of streetlight fancies, chase the costumes she shall wear, ermine furs adorn the imperious, Severin, Severin awaits you there. Je secouai mes membres pour m’en débarrasser, mais tout était trop étroit et sombre. J’étouffais, littéralement. Je hurlai à nouveau : le rat planta ses dents dans ma cheville.
I am tired, I am weary, I could sleep for a thousand years, a thousand dreams that would awake me, different colors made of tears. Le rat se faufila jusqu’à mes hanches et grimpa sur mon torse. J’eus envie de vomir lorsqu’il essuya ses poils sales et humides sur ma poitrine. Je lui donnai un coup et l’entendis percuter l’une des parois de l’armoire.
Kiss the boot of shiny, shiny leather, shiny leather in the dark, tongue of thongs, the belt that does await you, strike, dear mistress, and cure his heart. Il n’était pas mort. Il était même bien vivant et aussi affolé que moi. Le manque de lumière et d’oxygène ainsi que l’ivresse me paralysèrent un instant mais le rat me mordit à la main et je le propulsai à nouveau contre le fond de l’armoire.
Severin, Severin, speak so slightly, Severin, down on your bended knee, taste the whip, in love not given lightly, taste the whip, now plead for me. Je frappai contre la porte verrouillée en hurlant, les larmes brûlant mes joues. Le rat bougea de nouveau et je gesticulai dans tous les sens possibles, espérant le toucher et le tuer. Mais à chaque fois que je m’arrêtai, je l’entendais toujours couiner.
I am tired, I am weary, I could sleep for a thousand years, a thousand dreams that would awake me, different colors made of tears. Je finis par me décider. J’attrapai l’animal à pleine mains et le soulevai, l’immobilisant entre mes paumes recouvertes de cire. Je saisis son cou et fermai les yeux, comme si cela me permettait de rendre ce qui allait suivre plus supportable. Je me leurrai. D’un geste net, je lui cassai le cou, brisant son corps dans un craquement sinistre. J’eus la nausée et tentai de penser à autre chose, d’imaginer que ce n’était pas un rat que j’avais entre les doigts, que c’était une serpillère que je ne faisais qu’essorer, mais cela ne m’aida pas le moins du monde. Haletante, je lâchai le corps à présent inerte qui retomba sur mon ventre.
Shiny, shiny, shiny boots of leather, whiplash girlchild in the dark, Severin, your servant comes in bells, please don’t forsake him, strike, dear mistress, and cure his heart. La musique finit par mourir. Julius avait baissé le volume. J’entendis ses pas se rapprocher et la clé dans la serrure. Il ouvrit la porte et posa ses yeux sur mon corps immobile et mon air hagard. Je glissai lentement et tombai sur le sol, à ses pieds, le cadavre disloqué du rat à mes côtés, entre mes robes éparpillées par terre. « Sacrée saloperie. Oublie pas de te désinfecter, ça transporte la peste ces bestioles. » Je ne répondis pas. J’étais incapable de parler. Incapable de bouger. Je fermai les yeux et m’endormis : je fis des cauchemars toute la nuit.
2007. Je posai ma main sur la clavicule de Nathan en souriant tristement. « Tu ne peux pas rester ici, tu le sais. » Il se gratta la tête avec nervosité puis soupira. Il avait envie qu’au moins une fois, je lui dise le contraire, mais cela me semblait impossible. Personne ne devait savoir que nous avions une relation. Il était hors de question que mes parents viennent gâcher ces instants de bonheur isolés dans la journée. Et je ne parlais même pas de Julius. Je ne voulais pas penser à ce qu’il inventerait pour ruiner ma vie s’il découvrait que j’avais un petit ami. Que je n’étais plus vierge. Que j’étais heureuse. Nathan s’étira et se leva : il faisait la moue. Il était las de fuir comme un voleur, à chaque fois que le jour se levait. Aujourd’hui, nous étions seuls dans l’appartement mais j’avais tout de même peur qu’il arrive quelque chose. Que quelqu’un sonne à la porte. Que l’un d’entre eux débarque à l’improviste. Que l’on me vole Nathan et que l’on me le rende inaccessible. Il attrapa ses quelques vêtements qu’il enfila en me regardant. « Tu m’en veux pas j’espère ! » soufflai-je, inquiète. Il suspendit ses gestes et pencha la tête avec un sourire. « Mais non, je comprends. » La voix de Nathan m’apaisait. Elle avait quelque chose de suave et de serein, comme la couleur et le goût du miel. Il était mon issue de secours. Je rabattis mes jambes contre ma poitrine, la couverture dissimulant à moitié mon corps nu. Je l’observai avec une certaine admiration et un véritable amour. Je n’avais ni honte, ni peur d’affirmer que je l’aimais. Il me rendait heureuse. Il me faisait rire. Il était le premier homme qui aimait le fait que je sois une femme. Qui m’aimait pour ça. Une fois habillé, il fit retomber ses bras le long de son corps et me toisa quelques instants. Puis il me dit : « Vivement qu’on puisse se casser d’ici. C’est frustrant de partir, comme ça, à chaque fois. » Je pinçai mes lèvres, gênée. « Oui, je sais. Je suis désolée Nathan, vraiment. Mais tu n’as pas envie de rencontrer un membre de ma famille dans le couloir. Ce sont des fous furieux. » Je me levai à mon tour et vins l’enlacer. « Ils te forceraient à fuir. Et on ne pourrait plus jamais se revoir. » Il posa son menton sur mes cheveux et nous restâmes ainsi quelques secondes, respirant le parfum de l’autre en silence. « Je t’aime. » murmura-t-il. « Moi aussi. » répondis-je en souriant. « Mais file maintenant ! » Son léger rire sonna dans la pièce et il me lâcha pour s’exécuter. Il s’apprêtait à faire volte-face lorsque nous entendîmes le claquement sec de la porte d’entrée. Je lui lançai un regard affolé. « Va te cacher ! Dans la salle de bain, n’allume pas la lumière et ne fais pas un seul bruit. » Nathan acquiesça, les yeux écarquillés puis suivit mes indications. J’éteignis à mon tour la lumière dans la chambre et me jetai sur mes vêtements, éparpillés partout dans la chambre, enfilai mon t-shirt et ma culotte, mais, dans le noir, je buttai contre le coin d’un meuble, provoquant un bruit qui résonna dans le couloir. Je poussai un juron et jetai mes affaires dans un coin avant de me diriger vers mon lit pour m’y glisser. Ma respiration était haletante : j’ignorais totalement comment Nathan allait réussir à sortir d’ici sans se faire prendre. Que ce soit mon père, ma mère ou mon frère, ils entendaient tous avec précision tout ce qui se passait. C’était bien là une caractéristique des chasseurs qu’ils étaient. J’inspirai et expirai lentement pour me calmer. Mais mon trouble reprit alors que je sentis les pas du nouveau venu se rapprocher de ma chambre. Je reconnus la démarche avant même de le voir lui : Julius. Mon sang se glaça et je retins mon souffle. Il alluma la lumière. « Qu’est-ce que tu faisais ? J’ai entendu du bruit. » Voilà qui n’était pas surprenant. Je détestais lorsque Julius se trouvait une excuse pour venir me parler et m’agacer. Parce que même si j’étais restée silencieuse au fond de mon lit, il ne se serait pas gêné pour pénétrer dans ma chambre et me réveiller. « T’as rêvé. » grinçai-je avec mon air effronté. Je fis exprès de bailler pour lui faire croire qu’il m’avait tiré de mon sommeil. Il s’en moqua. Il balaya la pièce du regard, ne s’arrêta pas (à mon grand soulagement) sur la porte de la salle de bain, puis s’approcha lentement de moi. Je me redressai, perplexe. « T’as pas quelqu’un d’autre à aller réveiller ? J’aimerais dormir. » Il me fixa avec mépris. « Tais-toi. » dit-il simplement, et je fronçai les sourcils. Ce n’était pas le moment de le contrarier. Pas avec Nathan dans la pièce d’à côté, assistant à notre dialogue à travers le mur fin de la salle de bain. Nathan ignorait tout de ma famille. Il ne les avait jamais vus, et j’espérais de tout mon cœur qu’il ne les verrait jamais. Je ne voulais pas lui infliger ça, et surtout qu’il sache ce que je subissais chaque jour. Ce n’était pas son problème, c’était le mien et je le gérais à ma manière. « Tu faisais quoi ? » me redemanda-t-il, le ton froid et sévère. Je secouai la tête, résignée. Je pouvais mentir au risque qu’il ne me croit pas, ou bien dire une semi-vérité, mais j’allais hésiter sur chaque mot et cela pouvait attirer son attention. Et si je restai muette, il allait insister. « Je dormais, j’ai peut-être cogné quelque chose en me retournant. Tu te prends la tête pour rien. » Il tiqua. J’étais trop agressive, je le savais, mais je priai pour qu’il associe ça au fait que je ne dormais plus. Julius était quelqu'un d'extrêmement intelligent.
Il remarquait tout. Et quand cela me concernait, il se méfiait de tout. « Dis-moi la vérité, Solveig. » Je ne bronchai pas. Il me mit une claque et je vacillai sur le lit, manquant de faire retomber ma tête contre le bois. « Je sais que tu mens. La lumière de ta chambre était allumée, ça se voyait dans la rue. J’aime pas quand tu fais ça. » J’écarquillai les yeux : c’était
ça qui allait me trahir ? N’avais-je donc jamais le droit à une marge d’erreur ? Les larmes me montèrent aux yeux nerveusement. « Casse-toi de cette chambre, putain ! » Il me saisit par les poignets et me tira hors du lit. Je me débattis en hurlant mais rien à faire, son emprise était bien trop solide. « Je répète ma question : qu’est-ce que tu faisais ? » dit-il avait un calme déconcertant tandis que je tentais tant bien que mal de me libérer de ses mains serrées. « Va te faire foutre ! » Je lui assenai un coup de pied dans le ventre et il lâcha mon poignet gauche pour venir attraper ma cheville. Je voulus lui attraper le cou de ma main à présent libre, mais il fut plus rapide et me fit perdre l’équilibre. Je glissai à terre, le dérapage sur la moquette me brûlant la peau. « Connard ! » Il me regarda de haut, ma cheville toujours prisonnière de ses doigts pâles. « Je vais le savoir d’une manière ou d’une autre, donc autant que ce soit le plus pacifiquement possible. » Il m’adressa un sourire moqueur et je secouai ma jambe pour qu’il me lâche – en vain. Il posa son pied droit sur ma poitrine et appuya. La semelle de sa chaussure écrasa mes côtes et j’eus du mal à respirer. Il me lâcha la jambe et celle-ci retomba sur la moquette. « Tu vas me le dire maintenant ? Ça commence à être un peu lassant. » J’attrapai sa cheville à mon tour et voulus retirer son pied, mais il le maintint fermement posé et redoubla d’efforts. « Va … te … faire … f… » Je toussai. A cet instant, la porte de la salle de bain s’ouvrit et je sentis une sueur froide couler sur mon dos.
Non ! pensai-je, sans pouvoir le dire. Nathan apparut et se jeta sur Julius avec une violence non contenue. Celui-ci, ne s’y attendant pas, n’eut pas un réflexe assez rapide et se prit le coup de poing de plein fouet. Je sentis mes poumons se remplir d’air à nouveau et mes membres retrouver leur mobilité. Je me levai et bondis vers Nathan qui avait collé Julius contre le mur et se préparait à lui donner un nouveau coup. Mais Julius, cette fois-ci, lui enfonça son crâne dans le nez, et j’entendis un craquement sinistre. Nathan recula, sonné, et plaça ses mains sur son visage. Lorsqu’il les retira, elles étaient couvertes de sang : son nez était tordu et écarlate. Julius s’avança vers lui, bandant ses muscles, mais je me plaçai entre les deux en agitant les bras. « Arrête ! PUTAIN MAIS ARRÊTE-TOI ! » La suite, je ne l’ai pas connue. Le coude de Julius rencontra ma joue avec une violence sans précédent et me fit valser trois mètres plus loin. A moitié évanouie, je basculai et mon front tomba contre le coin du lit. Blanc. Vide. Pas de souvenir. Je n’ai jamais revu Nathan.
2008. Je suis rentrée dans ma chambre. J’avais 18 ans aujourd’hui. Mes parents l’avaient oublié, comme chaque année. Sur le mur, une inscription en noir. Je reconnus l’écriture immédiatement.
« 18 Y.O AND THEY STILL HATE YOU. »