Appel de Rachel Parker-Davis à Ethan Hemsworth

Que le téléphone sonne n’avait rien d’étonnant. Rare étaient les patients qui utilisaient mon numéro personnel. D’une parce que beaucoup étaient trop petits pour, de deux, parce que je rechignais à le donner aux adultes. Je n’étais pas le genre de psy prêt à se faire réveiller à trois heures du mat’ par un patient en pleine crise existentielle. Quoi que, j’étais curieux de voir ce que ce genre d'appel pourrait donner, alors que je me trouverais sûrement dans un bar, quelques verres à mon actif. Mais il n’était pas trois heures du matin. Ce n’était pas non plus le nom d’un patient qui s’afficha sur l'écran.

« ... Ethan... c'est... c'est Rachel... C'est... Frank... il est parti... il m'a quittée. »

J’entendais ses sanglots. Je percevais sa difficulté à respirer. Elle, entendait mon silence. Il me fallait percuter ses mots déchirés. Même en les recollant, je ne leur trouvais aucun sens.

« Rachel. Respire. Ça va aller, tu as bien fait de m’appeler. »

J'activai le haut-parleur et passai une main sur mon visage, du front jusqu’au cou, incrédule, me traitant d’abruti mentalement. J’allais la voir, autant que je le pouvais, usant de prétextes bidons, et je pensais vraiment que cela suffirait…

« Qu’est-ce que je dois faire ? »

Mon silence lui parut peut-être trop long. J’étais sensé l’aider après tout. J’aurais dû avoir quelque chose sous le coude pour l’aider, pour la calmer. Mais tout ce qui trottait dans ma tête c’était d’aller secouer Frank sur le champ. Après ses grandes déclarations sur la femme de sa vie… comment ? Comment j’en étais arrivé à recevoir un appel de la dite femme en pleurs ?

« Pourquoi tu ne commencerais pas par m’expliquer calmement ce qui s’est passé. »

Rachel était au bout du rouleau. Elle avait voulu faire des efforts, que tout s’arrange, et cette journée était pourtant bien partie pour. Elle avait réussi à préparer du café et des muffins anglais grillés qu’elle avait ramené dans le salon sur un plateau pour faire une surprise à Frank, un petit déjeuner certes tout ce qu’il y avait de plus simple, mais Ô combien difficile pour une femme dont les mains ne cessaient de trembler à cause de l’état de choc après ce qu’elle avait vécu. Seulement, l’arrivée de deux flics décidés à lui faire répondre à leurs questions sous prétexte que l’immonde agresseur était sorti du coma avait suffi à tout foutre en l’air. Frank avait fait barrage, les deux policiers étaient partis, mais lorsqu’il avait expliqué la situation à Rachel, tout était parti en sucette.
A présent, la pédiatre était en larmes, incapable de se calmer, hoquetant, cherchant son souffle tandis qu’Ethan, au bout du fil, essayait de comprendre.

- Je suis désolée… tellement désolée ! Tout est de ma faute ! … Il… il ne me supporte plus, je lui fais trop de mal !

Elle n’était plus la seule à aller mal. Lui aussi. L’homme qu’elle aimait, par sa faute.

- Frank s’est mis à boire à cause de moi. Il faisait tout pour m’éviter, maintenant il ne veut plus de moi.

Faisant la rétrospective de tout ce qui s’était passé, ça n’aurait pas dû arriver. Elle était pleine de bonne volonté ce matin !

- C’est les flics... Ethan, j’ai peur... Il est sorti du coma !

La paranoïa reprenait le dessus de temps en temps. Avoir entendu que son agresseur était réveillé l'avait terrorisée. Recroquevillée entre le canapé et la table basse, Rachel s'était mise à trembler.

Mon interlocutrice allait plus mal que jamais, moi, j’étais largué. Je tentais de la maintenir à flot de l’autre bout du fil, de m’exprimer calmement, choisissant mes mots avec prudence alors qu’au fond une seule question m’obsédait : Comment Frank avait pu la quitter ? Il s’était battu comme un forcené pour que leur histoire ait une chance, jusqu’à mettre sa propre vie en danger. J’avais été le témoin de tous ses états-d’âme et maintenant… Et maintenant quoi ? Il était parti, voilà ? J’étais sensé ramasser les morceaux, peut-être. Rachel n’était pas au courant de l’auto-sabotage de mon mariage. Frank si. Je pouvais faire bonne figure avec Rachel, derrière un téléphone. Mais je doutais d’être crédible devant Frank, d’arriver à le ramener. Pourtant je savais bien que ça devrait finir comme ça.

« Ne t’excuse pas. Je ne veux pas entendre ça tu m’entends ?! S'il y a quelqu’un à qui on a fait du mal c’est toi. Ça ne veut pas dire que Frank n’a pas le droit de souffrir mais bordel Rachel t’as pas demandé à ce que la vie s’acharne sur toi. T’as pas mérité toute cette merde. »

Pour le côté calme et tempéré, je pouvais repasser. J’essayais pourtant, au début, mais impossible de tenir l’effort jusqu’à la fin. Je me montrais plus familier que jamais je ne l'avais été en sa présence. Parce que j'étais trop bien placé pour la fermer. Bien placé pour savoir que Frank avait de quoi souffrir aussi, combien c’était difficile de regarder la personne qu’on aimait s’enfoncer, qu'il faisait les mêmes erreurs que moi. Il avait fui. Abandonné. Et il finirait par le regretter.

« Je l’ai remarqué. Il me sollicitait beaucoup ces derniers temps. »

Mes paroles sonnaient presque comme des excuses, ce que je lui avais pourtant demandé de ne pas faire. Mais que pouvais-je dire d’autre ? Je l’avais accompagné dans certaines de ses beuveries et le faire parler n’avait pas été une franche réussite.

« Il est parti pour combien de temps, il te l'a dit ? Il ne faut pas que tu restes seule. Je crois même que rester chez lui n'est pas une bonne idée. »

Je sous-entendais à peine qu’elle devait partir, si Frank comptait la laisser en plan longtemps. Je l’aurais conseillé à n’importe quelle femme subissant une rupture. Rachel n’était pas n’importe qu’elle femme. Cette rupture n’avait rien d’ordinaire non plus. Tout cela me confortait dans mon idée.

« Je vais parler à Frank Rachel, je te promets, mais tu ne peux pas rester cloitrée avec la peur dans une maison vide. »  

Tant pis si elle était trop fière pour accepter plus d’aide qu’elle ne m’en avait déjà demandée. Tant pis si j’outrepassais les limites. Je savais détecter la paranoïa et l’angoisse avant même qu’elles n’apparaissent. J’avais vécu en leur compagnie pendant vingt ans, côte à côte avec mon frère. Je n'allais pas laisser Rachel tomber dedans.

Ethan était devenu, sans que Rachel ne s’en rende compte, comme une bouée de secours. Il était venu la voir régulièrement au cours de cette dernière dizaine et la pédiatre devait bien reconnaître que ça lui faisait du bien de parler à quelqu’un, même si elle s’entêtait à dire qu’elle n’était pas prête. Avoir une présence rassurante, même sans parler, tandis que Frank désertait la caserne, ça lui faisait du bien. Mais là, il lui faudrait plus. Ethan avait l’air de dire qu’elle ne méritait pas tout ce qui lui arrivait. Les larmes dévalaient le visage de la pédiatre, brouillant sa vision.

- Mais alors pourquoi ?… Pourquoi tout ça m’arrive ? Ethan, je l’aime, je l’aime tellement. Je veux pas qu’il s’en aille… Je sais pas comment on en est arrivés là… Oh mon dieu qu’est-ce que j’ai fait ?

Elle éclata à nouveau en sanglots tandis que le psychologue essayait d’avoir de plus amples informations.

- Je sais pas, il a juste dit qu’il pouvait pas continuer, et il est parti…

Ce qu’il suggéra ensuite la glaça d’effroi, lui bloquant même la respiration. Sortir d’ici? Prendre le risque de mettre le nez dehors ?

- Non, ça non ! Non non non non non ! Je … je veux pas. Et … s’il revient comme hier soir, tout amoché ? Je veux être là.

Ne comprenait-il pas qu’affronter le monde extérieur était bien plus terrorisant qu’être seule dans une maison, certes vide, mais qu’au moins elle connaissait ? A l’extérieur, il y avait d’une part son mari, d’autre part à présent son agresseur et puis d’autres potentielles personnes tout aussi néfastes. Ici, elle était en sécurité.

J’étais resté interdit un moment. Ce n’était pas Rachel qui avait décidé de s’en sortir toute seule tout d’un coup et Frank qui s’était retrouvé comme un con. Non. C’était lui qui avait dit stop. Ça, c’était un rebondissement inédit. Je n’arrivais pas à croire qu’il ait abandonné. Qu’il l’ait abandonnée elle, là comme ça, seule avec une nouvelle aussi terrifiante, seule en plein cauchemar. Pourquoi ? Ouais pourquoi… Rachel et moi nous posions la même question.

« Je ne sais pas Rachel, j’aimerais avoir une réponse mais je n’en vois aucune qui vaille. »

Je n’en avais pas. Personne n’en avait. En tous cas, personne ne m’en avais donné, à moi, de réponse valable, une raison pour laquelle j’aurais mérité des malheurs. Et aujourd’hui je n’en avais pas plus à fournir à Rachel. Je n’avais pas toute les réponses. Sûrement pas celle à la cruauté de la vie.

« Je sais que tu l’aimes. Lui aussi. Il va revenir. Tu lui parleras, moi aussi je lui parlerai, calmement, et ça s’arrangera. Doucement, mais ça s’arrangera. Vous pouvez encore réussir Rachel, vous deux, vous pouvez réussir, j’en suis sûr. »

Frank était parti, où, combien de temps ? Elle était seule chez lui, condamnée à attendre son éventuel retour. Et s’il revenait déchiré, qu’il lui balançait des mots plus durs encore sous l’emprise de l’alcool ? Ce n’était pas une source d’angoisse uniquement pour Rachel, plus depuis la seconde où elle avait composé mon numéro. Je tentais de lui redonner de l’espoir, de l’apaiser. Je ne pouvais pas les laisser se déchirer, regarder un amour que j’avais vu naître mourir sans rien faire. Rachel m’avait demandé de l’aide, j’allais l’aider, que ça lui plaise ou non.

« Si sortir d’ici même accompagnée est hors de question, alors permets moi d’y entrer et d’attendre avec toi. Je peux sortir, là tout de suite et faire tous les bars de Londres un à un pour le trouver, mais je ne peux pas te promettre que j’arriverais à le ramener du premier coup. Ce que je peux te promettre, c'est d’essayer, et si je reviens bredouille, on l’attendra ensemble. »

Voilà qui lui semblerait sûrement plus raisonnable. Le but était qu’elle retrouve une contenance, pas qu’elle se braque. Elle supportait déjà ma présence chaque fois que je passais la voir prétendument à l’improviste, elle pourrait la supporter un peu plus. Attendre avec elle, être là quand Frank reviendrait, peu importe dans quel état, j’espérais me rendre utile, que ce soit pour lui apporter une bassine ou tempérer les choses entre eux. Et surtout, ne pas laisser Rachel seule tout ce temps en proie à ses démons. Je savais ce que ces choses pouvaient faire, comment la folie s’immisçait.