New York, quartier résidentiel, janvier 2014.
- SURPRIIIIIISE !Une main contre l'interrupteur, l'autre entourant la poignée de porte, Sam se figea sur place. Tous étaient présents, coiffés de chapeaux en carton sous une banderole aux couleurs criardes. A côté d'un énorme gâteau au chocolat, sa femme lui souriait. Son fils et sa fille avaient visiblement fait le déplacement pour l'occasion. La plus jeune des deux se ruait déjà dans sa direction, bras tendus, prête à lui décocher mamours et fanfreluches. Derrière elle, il eut le temps de reconnaître quelques-uns de ses collègues de travail, des connaissances, des voisins et même le livreur de pizzas - Ted - qui depuis des années leurs apportait de quoi s'en mettre plein la panse chaque vendredi soir.
- Joyeux anniversaire Papa !S'efforçant de sourire, Sam embrassa sa fille sur le front et s'avança au centre de la pièce. S'en suivit une soirée pétillante de champagne au cours de laquelle il s'éclipsa plusieurs fois dans la cuisine pour siphonner allègrement sa réserve de whisky irlandais. Aux alentours de minuit, alors qu'il commençait à être suffisamment saoul pour se détendre, tout le monde prit congés, prétextant qu'il y avait travail le lendemain et blaguant sur le fait qu'à bientôt 50 ans lui aussi avait besoin d'aller se coucher tôt.
- Tu viens te coucher, chéri ?- Tout de suite, trésor ... Répondit-il d'une voix creuse.
Les pas de sa femme s'évanouirent dans l'escalier, le laissant seul au milieu du salon. Pensif, Sam ouvrit la porte fenêtre et s'assit sur le perron de leur toute nouvelle terrasse ; celle qui rendait les voisins envieux et pour laquelle il avait économisé plusieurs années durant. Son regard se perdit dans le vide tandis qu'il déballait le dernier de ses cadeaux. Un bon pour un saut en parachute, offert par son fils. Nostalgique, Sam se vit à l'âge de son aîné, jeune et fougueux, intimement persuadé que sa vie serait une fête éternelle et que jamais ne viendrait le jour où il faudrait se concentrer pour viser juste dans la cuvette des toilettes ou lire un caractère en taille 6 en bas d'un contrat.
" Si on te demande, ce cadeau ne vient pas de moi et n'est qu'une lubie de cinquantenaire à la recherche de sa jeunesse perdue, OK ? (Sérieux, Papa, Maman m'étripe si elle apprend que je t'ai offert ça !) "Sa jeunesse perdue ... Sam poussa un soupire amusé en déchirant le mot coupable de son fils. Ce sale gosse ... Tout le portrait de son père.
Il dormit mal cette nuit là. Peuplés de souvenirs aux contours mal définis, ses rêves lui arrachèrent quelques grognements jusqu'à ce qu'une image de lui, vieux et ratatiné, ne le fasse se réveiller en sursaut, ruisselant de sueur, pris d'angoisse. Après s'être extrait du lit en prenant soin de ne pas faire de bruit, Sam tâtonna les poches de son jean laissé sur une chaise à la recherche d'une cigarette. Sa blonde allumée, il s'accouda au balcon de la chambre et observa les étoiles dans le ciel.
Des questions se bousculaient dans son esprit. Qu'avait-il fait de sa vie ? Que possédait-il aujourd'hui ? Avait-il réalisé ses rêves ? Etait-il fier du chemin accompli ? Se sentait-il à sa place, ici et maintenant, alors que le chrono qui le séparait de sa cinquantième bougie - une moitié de siècle ! - était en marche ? Instinctivement, il jeta un regard par dessus son épaule. Sa femme dormait paisiblement, sa chevelure soyeuse tombant en cascade sur l'oreiller. L'aimait-il encore ? Il reporta son regard vers le ciel. Son poste à la Columbia ; son Rang Rover flambant neuf ; les cigares cubains qui dormaient dans la bibliothèque de son bureau ; les vacances en Italie prévues pour cet été ... Cette vie bien rangée et confortable qui était la sienne s’apparentait-elle plus à une cage qu'à une récompense durement acquise au fil des années de labeur passée à enseigner ici et là, au quatre coins du pays ? Sa conscience, narquoise, lui soufflait qu'il avait atteint la quintessence du questionnement métaphysique. Un comble pour le professeur de philosophie qu'il était, ironisa-t-il intérieurement ...
Tracassé, Samuel jeta son mégot dans le vide et quitta la chambre en silence. Dans la cuisine, il se fit couler un café noir. A 5h, il irait courir en slip et en t-shirt autour du quartier pour réfléchir à tout ça. En attendant, il s’assit dans le canapé et entreprit de corriger la pile de devoirs rédigés par ses élèves au sujet de l'individualisme et du bien commun. Une analyse qui fit germer dans sa tête les graines de l'auto-persuasion ...
***
2 semaines plus tard, l'enquête sur la disparition de Samuel Davis piétinait sur place. On avait retrouvé son 4x4 au fond d'un lac mais aucun corps n'était remonté à la surface et le dragage n'avait rien donné non plus. Sa carte de crédit avait disparu de la circulation, aucune demande de rançon n'avait été formulée, personne ne savait ce qu'il était advenu de cet enseignant pourtant sans histoires apparentes. Esseulée, sa femme relançait les autorités jour après jour, soutenues par ses enfants plongés dans l'incompréhension totale.
***
Londres, University College London (UCL), avril 2014.
- Professeur de sciences modernes à Berkeley, consultant à Dartmouth, maître conférencier pour l'université de Brown ... Eh bien eh bien, M. Davis, votre CV ne manque pas de contenu. Reposant la feuille sur son bureau, le Doyen réajusta ses lunettes avant d'émettre un soupire désolé.
J'imagine qu'un poste à mi-temps ne vous intéressera pas.Sam lui décocha un sourire amusé par ce jeu d'acteur auquel il ne se laissait pas prendre. S'il avait postulé, c'était bien parce que l'offre avait retenu son attention et ça, tous deux en avaient parfaitement conscience.
- Détrompez-vous, ça m'intéresse. Il y a des années que je n'ai plus eu l'occasion d'enseigner l'éthique, j'aimerais beaucoup m'y remettre. Décrocher un poste sur votre campus, même à mi-temps, serait une chance et un honneur.Les flatteries habituelles, pensa Samuel tandis que le Doyen accueillait sa lèche d'un air approbateur. Ici comme en Amérique, les protocoles étaient similaires et Sam était enchanté de constater qu'il n'avait pas perdu la main malgré les quelques mois qu'il avait passé coupé de toute vie professionnelle, à faire le mort le temps que sa disparition ne se fasse quelque peu oublier.
Lorsqu'il sortit du bureau, il était officiellement titularisé nouveau professeur d'éthique pour le compte du Campus « Bloomsbury Colleges ». Satisfait d'avoir trouvé de quoi financer sa nouvelle vie, il snoba le panneau sur lequel était écris en blanc sur fond rouge " ne pas marcher sur les pelouses " et s'assit dans l'herbe impeccablement taillée de l'UCL. D'une poche intérieure de sa veste, il sortit une paire de lunettes de soleil qu'il enfourcha de manière exagérément kitsch. Ce job tombait à pic. Depuis son départ de New York, il avait du vivre sur ses économies liquides et se retrouvait sans un rond en poche pour payer les bières qu'il adorait boire le soir sur Camden ou Piccadilly Circus. L'avenir s'annonçait prometteur pour Sam. Londres était une ville résolument Rock, elle lui rappelait Bowie, Les Stones et tous ces groupes qu'il écoutait en boucle durant sa jeunesse. Cueillant une brindille qu'il se mit à mâchouiller du coin de la bouche, il se sentit l'esprit d'un Beatles et décocha un sourire charmeur à une étudiante qui passait sur l'allée centrale adjacente. Son regard suivit la trajectoire de la jeune femme jusqu'à ce qu'elle passe près d'un arbre contre lequel était appuyé un vélo apparemment sans antivol. Sam s'en approcha, le regard critique. Avec un bon coup de peinture, personne n'y verrait que du feu. Décidé, il embarqua l'engin et quitta le campus en toute innocence, ravi d'avoir fait d'une pierre deux coups. Dans la même matinée, il s'était trouvé un emploi et un nouveau moyen de transport !