« Dis maman, quand est-ce que tu vas arrêter de bouder papa ? »Ah, douce enfance. Lorsque nous sommes enfants, nous croyons à l’impossible. Lorsque nous sommes enfants, nous demeurons persuadés que les choses se déroulent toujours pour le mieux. Je n’ai jamais réellement su si cela avait pour seul objectif de retarder cet instant où nous retomberons sur Terre, ou si cette insouciance était le plus beau cadeau que la Nature pouvait bien nous offrir. Cela ne change rien aux faits : moi, Eugenia Lacaster, j’ai toujours été très optimiste. Très naïve. Mais peu importe, j’étais heureuse, d’une certaine manière.
« Les choses ne sont pas si faciles, ma chérie. »Oh, j’étais très loin de me douter de la véracité des propos de ma mère. Je l’avais simplement observé avant d’acquiescer, pour finalement plonger mon nez sur la soupe que je peinais à boire, lançant un petit regard en coin à ma sœur jumelle avant d'avaler ce qu'il restait dans mon bol. Nos parents avaient divorcé, cet été-là. J’avais simplement été âgée de cinq ans ; pourtant, une partie de moi se souvient encore précisément de cet espoir qui avait bien pu m’animer durant des semaines, des mois. Dans mon esprit, ils s’étaient séparés, oui. Ils s’étaient séparés pour mieux se retrouver.
Mais, bien entendu, cela n’avait pas été le cas. J’ai mis du temps à me faire à cette idée. J’ai mis du temps à abandonner tout espoir de retrouver une existence
normale. Je n’en ai pas souffert, non, j'avais ma sœur jumelle avec moi et je m’efforçais de me dire que cela était le plus important ; cela a sûrement dû me rendre légèrement plus mélancolique qu’il ne l’aurait fallu. Mais j’avais appris à vivre comme cela. J’avais appris à vivre le cul entre deux chaises, une semaine chez maman, une semaine chez papa, trimballant mes valises avec Scarlet. J’avais appris à me dire que cela n’était pas si grave, au final.
***
Une gamine marginale, oui sans doute. Je n’ai pas réussi, ne serait-ce qu’une seule fois, à me conformer au moule que l’on m’a imposé durant ma scolarité ; je n’étais pas faite pour les bals de promos, pour les uniformes, pour les clubs de sciences. Je n’étais pas faite pour sortir avec le capitaine de basketball, pour être cheerleader, pour être membre de l’association des étudiants. Cela était le quotidien de Scarlet, pas le mien. J’ai fait partie de cette classe ingrate qu’était celle des élèves
oubliés, les élèves qui n’ont que deux ou trois amis durant toute leur scolarité et qui sont bien heureux d’enfin s’échapper du système éducatif.
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« Non, je refuse ! »Mimique exaspérée. Yeux qui se lèvent au ciel.
« J’ai dit NON, Eugenia. N-O-N. Je n’irais pas détourner l’attention des agents de sécurité pour que tu te glisses dans le bur… »« T’es vraiment pas drôle, Julian. »Marginale, oui. J’avais très vite développé une certaine soif de connaissances que j’avais peiné durant tout mon lycée pour refréner mes ardeurs. Je voulais sans cesse en savoir plus que nécessaire. Je ne comptais même plus le nombre de fois où j’avais bien pu me glisser dans le bureau de ma mère pour dérober des dossiers de clients sur lesquels elle pouvait bien travailler. J’avais déjà atterri au poste de police, mais je n’avais jamais réellement franchi la ligne rouge.
Bon. Certes. Je l’avais sans doute effleuré. Une ou deux fois. Voire même trois ou quatre. Mais, jamais, au grand jamais, j’avais dépassé les bornes de manière mémorable. J’y travaillais, cependant. J'y travaillais en repoussant chaque jour un peu plus les limites du raisonnable.
« Je te promets que je ne mettrai pas plus de cinq minutes. Allez, cinq toutes petites minuuutes. »J’avais un coéquipier qui me suivait dans chacun de mes coups, oui. Un coéquipier que je gardais dans mon cœur. Un coéquipier différent de ma soeur jumelle qui avait opté pour une autre voie. Un coéquipier, oui, mais surtout un ami. Un de ces seuls amis que je pouvais bien avoir au lycée simplement parce qu’il était aussi étrange que moi.
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Je n’ai jamais été proche de ma sœur, au fond. Elle n’a été qu’une inconnue de plus dans mon existence. Une inconnue que j’acceptais à mes côtés. Une inconnue dont j’acceptais les insultes. Je savais au fond qu’elle n’avait pas envie de me faire des croche-pieds dans les couloirs du lycée. Je savais au fond qu’elle n’avait pas envie de me traiter de freak devant tous les élèves de notre lycée à Cardiff. Je savais au fond qu’elle se sentait mal de m’infliger tout cela. Elle n’avait pas le choix. C’était le prix à payer pour avoir une couronne. C’était le prix à payer pour rester en haut. Pour rester une étoile. Pour rester une leadeuse.
Je n’étais qu’une fourmis. Une personne à écraser. Et je la laissais faire. C’était sans doute ma manière de lui dire que je l’aimais.
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« Scar, tiens-toi tranquille ! »Je peinais à regarder la route tant ma sœur pouvait s’agiter sur la banquette arrière. Je poussai un soupir avant de déglutir. Les années étaient passées. J’en avais fini avec le lycée. J’avais décidé de me donner du temps pour réfléchir, du temps pour devenir détective. Ou policière. Ou casse-couille professionnelle. Alors, j’étais simplement allée à l’université. A Londres. Pour me donner du temps.
Ma sœur poussa un cri allègre, et je tournai la tête vers elle pour m’assurer qu’elle allait bien. Elle avait bu. Beaucoup trop bu. J’avais l’esprit embrouillé de souvenirs ; je me revoyais recevoir son appel pour venir la chercher, je me revoyais monter dans ma voiture pour accomplir mes devoirs de sœur jumelle. Je me revoyais la chercher dans la maison luxueuse où j’avais été contrainte de la chercher, pour finalement la retrouver parmi d’autres filles comme elle. On m’avait montré du doigt. On m’avait presque insulté, moi, la fauteuse de troubles, venant interrompre la fête pour ramener tout le monde sur Terre. J’avais dû prendre sur moi. Prendre sur moi pour affronter toutes ces personnes.
Et j’avais mis ma sœur sur la banquette arrière pour la ramener saine et sauve.
« Scar, sérieusement, calme-toi… »Il devait être quatre heures trente du matin. Et je n’en pouvais plus. Je sentis ses mains se faufiler dans mon cou. Je sentis ses doigts effleurer mes joues. Puis je ne vis plus rien.
« C’est quiii ? »« SCARLET ! SCARLET, LA ROUTE ! »Mais il était déjà trop tard.
***
– En charge… Prêt ! Boum.
– Le poumon est perforé !
– Stoppez l’hémorragie et amenez une poche de sang AB positif.
– En charge… Prêt ! Boum.
– Des côtes ont littéralement été broyées…
– On s'en occupera plus tard !
– En charge… Prêt ! Boum.
– Injection de vasopressine.
– Ses reins sont en train de lâcher à leurs tours, il faut l'emmener en soins intensifs !
– Son cœur ne repart pas.
– Continuez !
– En charge… Prêt ! Boum.
– Rythme cardiaque à 80, on l'emmène au bloc. Exécution !***
Brouillard. Brouillard. Réalité, songe, délire. Je perdais fil. Je me souvenais des paroles de chansons. Je me rappelais des mélodies. Mais une en particulier.
On n’a jamais fait un cercueil à deux places. Nous étions nées à deux. Mais je me sentais si seule. J’avais si mal. Mais je ne sentais plus rien en même temps. Je me demandais comment elle allait. Si elle était encore vivante. Dans mon esprit, je n’entendais que son cri. Son rire allègre devenu hurlement strident. Dans mon esprit, je ne l’entendais que souffrir.
Nous étions nées à deux. Mais nous allions mourir seules.
***
« Aucune amélioration, n’est-ce pas ? »Seul le silence me répondit. J’entendis le crayon de mon médecin frotter une feuille de papier, mais je refusais de l’observer. J’étais presque captivée par les diplômes affichés derrière lui. J’étais presque captivée par les photos de lui avec ses fils, joyeusement en train de faire du vélo, ou bien en train de faire de l’escalade. Toutes ces choses que je ne pouvais plus faire.
« Vous pouvez me le dire, vous savez. »Je l’entendis soupirer. Mais je ne l’observai toujours pas. J’avais encore du mal à l’accepter dans ma vie. J’avais encore du mal à l’accepter dans ma bulle.
« Vous faites des efforts admirables, mademoiselle Lancaster. »J’haussai simplement les épaules, avant de prendre une profonde inspiration. Pour la première fois depuis la fin de la séance de rééducation, je posai mon regard dans le sien avant de demeurer silencieuse. Un tas de questions fourmillaient sur ma langue. Un tas d’interrogation. J’avais envie de pleurer. De crier. D’en vouloir à la Terre entière.
Mais, par-dessus tout, j’avais envie d’être forte. J’avais envie de me relever.
« A quoi servent les efforts, lorsque l’on a personne pour les partager ? » lui demandai-je avec un faible sourire.
« Vous avez votre sœur. Votre emménagement est pour quand, déjà ? »Je me perdis dans mes songes. Je jouai avec mes ongles, mes doigts parcourant les minces cicatrices qui pouvaient décorer le dos de mes mains.
« La semaine prochaine. Nous allons avoir une autre colocataire aussi. »Il me répondit. Mais je ne faisais plus attention à lui. Il finit par conclure. Puis nous nous saluâmes. Je débloquais mon fauteuil roulant, et je m’en allais par la porte, tandis qu’il me l’ouvrait en grand. Aussi simple que cela. Je m’y étais faite. J’avais eu huit mois pour m’y faire.
« Je vous admire, mademoiselle Lancaster. »J’eus envie de le remercier. Mais je ne le fis pas. Je lui adressai simplement un sourire avant de poursuivre ma route. Il n’avait pas à m’admirer. Je n’avais pas le choix, après tout.
J’avais subi tant d’opérations. Tant d’échecs. Tant d’espoirs, également, d’espoirs qui s’étaient révélé au fur et à mesure vains. J’avais eu besoin de tant de poches de sang. De tant de rééducation. J’avais cru mourir une, dix, trente, cinquante fois. J’étais tombé cent fois. Et je m’étais relevé une cent-et-unième fois.
Pour ma sœur. Parce que je refusais de baisser les bras pour elle.