Connor raccrocha le combiné avant de me tourner le dos, faisant mine de ne pas avoir remarqué mon regard interrogateur. Je sifflai d’agacement avant de l’interpeler d’une voix plus rude que je ne l’aurais voulu. «
C’était qui ? » Sans me faire face, le vieil homme se dirigea lentement vers la cuisine «
Ca ne te regarde pas. » Je pestai une seconde fois, levant les yeux au ciel avant de le rejoindre. Il était assis sur une chaise, une pipe au bec me faisant face l’air fatigué mais aussi quelque peu amusé. Je savais qu’il me mentait, je le connaissais assez pour savoir lorsqu’il me cachait des choses.
Ca faisait à peu près 8 mois que j’avais emménagé avec lui dans sa vieille bâtisse et à force de vivre l’un sur l’autre on se connaissait par cœur. Il avait tout fait pour que je coupe les ponts avec mes anciennes fréquentations, si bien que même ma copine de l’époque n’avait pas le droit de venir me rendre visite chez lui. Quand bien même elle aurait eu le droit…Elle n’aurait certainement trouvé aucun moyen de transport pour rejoindre ce trou paumé au fin fond de la campagne londonienne. Je ne pouvais pas nier que cet isolement m’était bénéfique… J’avais besoin de ça pour repartir sur des bases saines et découvrir un autre mode de vie. Pourtant, certaines choses me manquaient. Notamment Lily… J’avais besoin d’elle à mes côtés et j’aurais voulu qu’elle affronte avec moi ces épreuves, qu’elle me soutienne mais aussi qu’elle m’accompagne. Car elle menait une vie tout aussi malsaine que moi…Voir plus…
«
C’était Lily ? » Le vieil homme hocha la tête de gauche à droite avant de retirer sa pipe de sa bouche. «
Comment veux-tu qu’elle connaisse le numéro de chez moi ? Elle n’est pas bien pour toi. C’est une junkie sans avenir. Crois-moi, soit elle t’as déjà remplacé, soit elle attend que tu rentres pour te tirer de nouveau vers le fond. Oublie-là fiston ! T’en trouveras une autre. » Une junkie sans avenir ? Parce que moi je valais mieux qu’elle peut-être ? J’en doute. «
Elle est comme moi ! Si tu la laissais venir ici, elle changerait. Il faut lui donner cette chance ! » Silencieux, Connor se contenta d’hocher la tête de gauche à droite avant d’ajouter que si cela ne me convenait pas j’étais libre de partir.
Cet homme était exceptionnel. Il savait exactement comment me retenir, comment m’empêcher de fuir –comme toujours. Alors que je n’attendais qu’une chose : qu’il m’interdise de rentrer à Londres. Voila qu’il me proposait de m’y ramener. On appelle ça la psychologie inversée, non ? Autant vous dire que ça a parfaitement fonctionné. Pour la première fois, je suis resté chez quelqu’un sans être tenté de prendre la poudre d’escampette et de m’effacer pour toujours de la vie de cette personne. Pour la première fois quelque chose me retenait à un endroit sans pour autant que cela m’angoisse et que je me sente pris au piège. Peut-être parce que Connor faisait tout pour me donner l’impression que j’avais le choix… Alors qu’en bon marionnettiste, il tirait discrètement les ficelles invisibles qui me liaient à lui, afin de me faire sortir du chaos dans lequel je m’étais mis.
Je suis resté un peu plus d’un an chez Connor. Il m’a initié aux joies des choses simples, j’ai appris à jouer d’un instrument et je me suis découvert une certaine passion pour la musique. De fil en aiguille, il m’a fait découvrir sa passion pour la radio et je me suis pris au jeu… M’amusant à animer cette station, la redynamisant avec des musiques plus modernes, des concours, des animations sur des réseaux sociaux… Il nous a fallut six longs mois avant que la jeunesse londonienne se fidélise à ce poste de radio. Ce fut la première chose que j’ai réellement accomplie de bien. Je crois. Et j’en suis fier.
Après un an à vivre presque comme un Hermite à la campagne, je dois avouer que mon retour dans la capitale fut rude. J’étais quelque peu désorienté je ne savais pas par où je devais reprendre ma vie… La seule chose que je savais c’est que je ne devais certainement pas la reprendre là où je l’avais laissée. J’avais tiré –difficilement- un trait sur mes ‘amis’ de l’époque et sur Lily… Mais le plus dur dans tout ça, c’est de savoir qu’au fond, eux aussi avaient tiré un trait sur moi. Continuant leur vie misérable sans se soucier de ce que je devenais ou ce que je faisais. Connor avait eu raison…Lily m’avait sans doute rapidement remplacé. Je me suis consolé en me disant que ça m’était favorable. L’ancre qui m’entraînait sans cesse vers le fond avait disparue pour toujours. Je l’espère. D’une certaine manière j’avais fais un retour à la case départ. Seul, sans véritables amis, mais cette fois-ci avec un travail et un objectif.
°°°
J’entendis la porte s’ouvrir et des clefs être déposées sans la moindre délicatesse sur le meubles de l’entrée. Elle était enfin rentrée. Instinctivement je coupai le son du téléviseur avant d’aller la rejoindre. C’est tristement que je posai mon regard sur celle que j’aimais sans retenue depuis presque deux ans. Elle avait les traits tirés et les cernes sous ses deux magnifiques yeux ne semblaient plus vouloir quitter leur poste. Comme si désormais elles faisaient partie d’elle. Chaque jour je la voyais plus fatiguée. Chaque semaine je la sentais plus faible. Chaque mois j’avais l’impression d’être le spectateur de sa chute infernal. La regardant impuissant s’éloigner de moi, se détruire à petits feux sans qu’elle ne veuille jamais attraper ma main salvatrice qui lui permettrait de mettre fin à cette descente aux enfers. J’en étais venu à détester sa sœur. D’abord peut-être un peu égoïstement, parce qu’elle me volait toujours un peu plus la femme que j’aimais. J’avais l’impression que nos moments d’intimités se faisaient toujours plus rares et que la seule personne qui semblait pouvoir occuper les pensées de Sam c’était Lexie et non moi… Alors oui, j’étais au début jaloux. Mais cette jalousie se transforma rapidement en mépris pour celle qui détruisait Sam sans s’en apercevoir. J'étais agacé de la voir sans cesse rentrer exténuée par son travail et son inquiétude continuelle pour sa sœur. Je comprends -du moins j'essaie de comprendre- qu'une soeur passe avant tout et que c'est normal d'avoir besoin de la soutenir et de l'aider... Mais le soutien de Sam pour Lexie avait dépassé le stade de la normalité et ça je ne voulais pas le comprendre. Il fallait que ça cesse car en voulant aider sa sœur, elle se rendait d'une certaine manière malade. Lexie avait depuis près de trois mois choisi d'être indépendante, de vivre dans son propre appartement et je trouvais que c'était un très bon choix. J'avais même imaginé qu'après ça je récupérerai Sam pour moi, la vraie Sam. Pas ce fantôme qui déambule avec peine dans les couloirs. Mais rien n'avait changé. C'était même pire ! Sam faisait les allers-retours entre son boulot, l'appartement de Lexie, le mien et le sien...
Toujours muet, je lui déposai un doux baiser sur ses lèvres avant de lui caresser sa joue et de surligner du bout des doigts ses fameuses cernes qui me narguaient. Qui me rappelaient qu'un jour ou l'autre je la perdrais parce qu'elle choisirait de se consacrer exclusivement à sa soeur. Ca, je ne pourrait jamais l'accepter. «
Quand est-ce que tu arrêteras de t'infliger ça ? » Je pus lire de l'agacement et de la déception dans ses yeux. Je savais qu'à l'instant présent elle avait besoin de réconfort et non pas de reproches... Et encore une fois je ne pouvais m'empêcher de remettre cette fameuse discussion sur le tapis. À chaque fois ça finissait en dispute et à chaque fois, frustré je finissais par quitter son appartement... Et pourtant, au fond de moins j'espérais trouver une faille qui la ferait céder et se rendre compte que j'avais raison, qu'il fallait qu'elle lâche prise. Je ne savais simplement pas comment lui faire avoir ce déclic...
°°°
Il m'a fallut trois mois de plus avant de trouver la solution, le déclic qu'il lui fallait. L'ironie de l'histoire c'est que finalement cette solution était la méthode que j'avais toujours utilisée étant adolescent devant un problème que je n'arrivais pas à surmonter :
Partir. Il fallait que nous partions, que nous tournions le dos à Londres, l'Angleterre et tout les problèmes qui l'accompagne. Il fallait qu'elle se libère de l'emprise de sa soeur pour que d'une certaine manière elle puisse être à moi et que je puisse être à elle. Notre couple en ressortirait plus fort...Car finalement nous mourrions à petits feux et je ne voulais pas que notre flamme ne s'éteigne de cette façon. J'avais besoin d'elle ! Pour la première fois j'arrivais à le penser mais aussi à le dire. Comme j'ai été dépendant de la drogue, j'étais désormais dépendant d'elle, de ses sourires, de ses rêves, mais aussi de ses larmes et de ses craintes. J'étais certain -ou presque- qu'elle tenait autant à moi, que moi à elle...Sauf que la maladie de Lexie l'empêchait de s'en rendre compte.
Ce fut lors d'une énième dispute que ces trois mots m'échappèrent. «
Pars avec moi. » Le temps d'un battement de cils j'ai regretté ces paroles, craignant sa réaction. Après tout, pour un type comme moi c'était facile de tourner le dos à toute une vie et d'en reconstruire une ailleurs. Je n'ai jamais eu d'attache -si ce n'est Sam- mais elle, elle avait sa soeur, son oncle... Elle avait des gens qui tenaient réellement à elle. Pourtant, j'étais sérieux lorsque je lui avais proposé cette solution folle et pour l'assurer de la sincérité et de la lucidité de mes mots, je pris délicatement son visage dans mes mains et plongea mon regard dans le sien. «
Pars avec moi, Sam. Laisse tout ça derrière toi. Tu dois lâcher prise… » Et pour la première fois, elle lâcha prise. Une larme perla sa joue et je connaissais sa réponse...Nous allions nous enfuir.
°°°
«
Tu m’as humiliée ! Je te faisais confiance et tu m’as humiliée ! » Ca faisait huit mois que je n'avais plus entendu le son de sa voix et pourtant, je ne pouvais me défaire de la rage et des paroles qu'elle m'avait balancées à la figure lors de son retour. Au fond de moi j'avais toujours su qu'elle aurait eu ce genre de réaction, mais j'avais eu l'audace de penser que j'aurais pu au moins justifier mon acte. Lui expliquer les véritables raisons de cet abandon, de cette 'humiliation'. Mais elle ne voulait rien entendre. Préférant tirer un trait sur moi, sur nous et faire comme si ce 'nous' n'avait jamais existé. Jamais je n'ai ressenti une douleur si ardente. Peut-être parce que Sam a été la première que j'ai véritablement aimée et peut-être parce qu'au fond je sais que cette décision ne provenait pas de moi. Je voulais sincèrement partir avec elle. Je voulais m'enfuir avec elle, oublier nos problèmes et vivre le rêve américain... Rien ne semblait prêt à entraver mon choix. Rien sauf son oncle. Il m'ouvrit les yeux sur notre avenir à long terme...Parce que si à court terme tout semblait fantastique, à long terme, je ne pouvais nier que Sam risquait de regretter cette décision...Surtout s'il arrivait quelque chose à Lexie lorsque nous n'étions plus en Europe. Pour le bien de Sam j'avais choisi d'entraver mes plus grands rêves...
Au jour d'aujourd'hui je doute d'avoir pris la bonne décision. Je sais qu'elle aurait finis par regretter... Mais elle ne m'aurait jamais détester comme elle le fait aujourd'hui. J'aurais pu la consoler, la serrer dans mes bras, me laisser envoûter par son parfum et charmer par son rire claironnant...Au lieu de ça je l'avais perdu. Je fréquentais sans cesse ce bar irlandais dans lequel nous nous étions rencontrés. Je n'étais pas dupe, elle n'y reviendrait sûrement pas...Mais j'avais l'impression que ce bar était hors du temps. On y voyait toujours les mêmes têtes, les mêmes serveuses qui nous demandaient toujours la même chose avec le même sourire aguicheur. Et merde ! J'avoue, je crève d'envie de voir ma Sam se pointer dans ce bar... Mais je ne me voile plus la face, ce rêve n'est qu'une chimère. Alors je noie mon chagrin dans l'alcool. Une brune dans la main, une blonde entre les lèvres, augmentant sans cesse ma consommation de tabac et mon inclination à débuter des embrouilles de soûlards au coin du bar. Mes démons refont surfaces petits à petits et je les laisse faire. Pourquoi ? Parce que plus rien ne m'importe. Inconsciemment j'espère qu'une de ces bagarres nous mènera au poste et que je pourrai au moins croiser de nouveau son regard – si elle y travaille toujours... Piètre victoire pour un piètre 'ivrogne' sans avenir, non ?