Moderation is a fatal thing • Shinya

1989 est l'année de naissance de Shinya. Il vit le jour à Tōkyō, capitale du Japon, ce pays dont les extravagances et les dérives fascinent autant qu'elles dérangent. La mère de Shinya était hôtesse, comprenez là que son travail consistait à vendre des "mensonges galants" à des hommes esseulés, qui payaient pour obtenir son amour factice. À cette époque, elle était très jolie et ses clients étaient prêts à dépenser des mille et des cents pour conserver ses faveurs. Les hôtesses ne sont pas dans l'obligation de coucher avec leur clientèle, mais la mère de Shinya le faisait afin de la maintenir. Lorsqu'elle tomba enceinte, ce fut d'un de ses clients. Shinya n'a jamais su duquel et, à vrai dire, il n'a pas envie de savoir qui peut bien être son géniteur. Sans doute un homme trop pathétique pour en arriver à se payer une hôtesse. Lorsque sa mère prit conscience de sa grossesse, elle s'empressa de faire croire à ses clients les plus naïfs qu'ils étaient le père de l'enfant. L'un d'eux tomba dans le panneau et, plutôt que d'abandonner son amante et ses responsabilités, il décida d'épouser la jeune femme et de déclarer sa paternité. La mère de Shinya abandonna alors son hostess club pour devenir femme au foyer, une situation qui lui convint parfaitement car elle n'eut plus à travailler. Son mari gagnait assez bien sa vie pour les entretenir, elle et son enfant, alors à quoi bon vivre autrement ? La famille Nakamura vécut plusieurs années heureuses. Du moins, elle refléta un idéal de réussite social qui, comme toute illusion de perfection, ne dura qu'un temps.




2006. Les bons moments sont comme les mauvais, ils ne durent qu'un temps. Peut-être parce qu'il fut lassé par sa femme qui ne l'aimait pas et profitait de son argent, ou parce qu'il finit par comprendre que son fils n'était pas son enfant biologique, le père de Shinya disparut du jour au lendemain, sans laisser de trace. Cet homme qu'on définissait comme attentionné et loyal devint un "évaporé", ces gens qui choisissent de disparaître pour fuir leurs problèmes. À cette époque, Shinya n'était qu'un adolescent et il vécut mal cet abandon. Comment son père, qui s'était toujours bien comporté avec lui, osa disparaître sans le prévenir ? Comment osa-t-il le laisser seul avec une femme qu'il savait totalement irresponsable ? Plus que la trahison en elle-même, c'est le fait de n'avoir jamais su l'anticiper, ni en comprendre les raisons, qui ronge aujourd'hui encore Shinya. Devenu le seul homme de la maison après la disparition de son père, il dût prendre sa place, car sa mère était incapable de gérer leur foyer toute seule. Or, ce n'est pas à un enfant de gérer son parent.




2007. La mère de Shinya était instable. Elle ne travaillait pas assez, buvait et dépensait beaucoup trop. Ils était constamment dans le besoin, à tel point qu'il leur arrivait de ne plus pouvoir décemment manger à la fin du mois. Shinya avait honte et il était incapable de révéler leur misère à qui que ce soit. Dès que possible, il se mit à travailler en parallèle de sa dernière année d'étude au lycée. Il fut d'abord employé dans un konbini, ces supérettes japonaises ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais son salaire ne leur suffisait jamais assez. Après trois ans à trimer au travail, il se dirigea vers un autre métier qu'on lui promit plus rentable, dans le quartier de Kabukichō. Pour Shinya, obtenir une place dans un host club fut facile. Tenir compagnie aux clientes du bar, les séduire en leur glissant des compliments et quelques mots doux, leur prétendre qu'il les aimait et qu'elles étaient jolies, toutes ces tâches n'étaient pas compliquées à effectuer. Qui plus est, avec son minois tout à fait dans les canons japonais, Shinya n'avait aucune peine à être choisi par les jeunes filles qui fréquentaient le host club. Il lui suffisait ensuite de les faire boire toute la soirée afin de toucher des commissions dessus, et il obtenait un revenu assez confortable. Seulement, ce métier qui lui semblait si simple au départ devint un véritable enfer. Boire chaque soir, jusqu'à en vomir pour pouvoir continuer à partager des verres avec ses clientes, s'avéra être aussi addictif que douloureux. Mentir aux pauvres filles esseulées qui croyaient en son amour le devint tout autant. Tous ses mensonges lui faisaient parfois perdre le sommeil.




2014. Les années passant, Shinya commencerait à devenir trop vieux et démodé pour continuer à pratiquer le métier de host. Mais que faire ensuite, quand il n'était capable de rien ? Il se sentait minable et totalement perdu, angoissé à l'idée de se destiner à une vie de misère. Puis un jour, elle est apparue, cette jeune fille d'origine anglaise, si sûre d'elle. Elle s'était rendue dans l'archipel nippon pour parfaire son japonais. Durant son séjour, elle en avait profité pour fréquenter le host club afin d'en apprendre plus sur ce métier qui l'intriguait autant qu'elle le trouvait terrible, et elle avait choisi Shinya pour l'accompagner chaque soir où elle venait. Elle n'attendait pas de lui qu'il satisfasse ses fantasmes, seulement sa curiosité. De fil en aiguille, ils apprirent à se connaître, puis ils devinrent des amis très proches et se fréquentèrent en-dehors du travail de Shinya. Elle lui fit découvrir sa passion pour la mode et le contamina. Par le biais de cette femme, il rencontra divers petits créateurs qui lui apprirent les fils du métier et lui donnèrent envie de créer à son tour. C'est ainsi que Shinya découvrit son nouveau domaine de prédilection et décida de quitter son emploi : grâce à son amie et à ses encouragements. Petit à petit et avec peine, il se détacha de l'univers obscur de Kabukichō, ainsi que des host clubs. On ne se défait pas facilement du métier de host lorsqu'on a une bonne place auprès de la clientèle, c'est un monde qu'on rejoint plus facilement qu'on le quitte. Autant dire que Shinya dut faire des pieds et des mains pour perdre son emploi, et cela ne se termina pas sans heurts avec le club pour lequel il travaillait. S'il y retournait aujourd'hui, il ne donnerait pas cher de sa peau.




2016. Ce fut au cours du printemps que Shinya décolla en direction de Londres. Son amie anglaise avait quitté le Japon quelques temps avant lui et l'avait invité à se rendre en Angleterre, en l'aidant à payer son billet d'avion. Elle n'était pas à la capitale, mais elle y avait des amis qui seraient près à l'accueillir et à l'aider à sa place. Il pourrait enfin se détacher de sa mère qu'il n'avait toujours pas quittée et qui continuait de le vampiriser. Shinya peina à l'abandonner et à couper les ponts avec elle, mais il comprit que tant qu'il resterait à Tōkyō, il serait contraint de passer sa vie à l'entretenir. Après avoir obtenu son visa, il prit un aller sans retour pour la capitale anglaise, fuyant loin du Japon et d'une vie dont il ne voulait plus. Shinya s'est quasiment évaporé, comme son père, à la différence qu'il n'a pas changé son nom car il ne craint pas qu'on vienne le chercher de l'autre côté du globe. À présent, il souhaiterait oublier son passé et avoir une vie plus stable. De sa vie nipponne, il ne lui reste que les mauvais souvenirs et sa terrible tendance à trop boire de l'alcool, un vice récurrent chez les anciens hosts. Rares sont les personnes à connaître la vie de Shinya avant son arrivée en Angleterre, car il se garde bien de l'évoquer.