« Ne me laisse pas… » Je détourne les yeux, écorchée à mort par ce que me demande ma sœur. Ecorchée de la voir ainsi, à mes genoux, sans pouvoir lui dire ce qu’elle attend, sans pouvoir la prendre dans mes bras par peur qu’elle ne me repousse par fierté. Je me mords les lèvres jusqu’au sang à défaut de trouver une réponse adaptée. Je déploie des efforts considérables pour ne pas devenir folle. Je voudrais lui crier mon chagrin, mon désordre, l’appeler à l’aide. Et puis, je me souviens du calvaire qu’elle vit elle aussi et je m’empêche de laisser échapper la moindre plainte. « Je n’y arrive plus Lex. Je ne peux plus faire semblant de sourire pour te faire plaisir. Je n’en ai plus la force. » Cette conclusion sonne comme une sentence et marque la fin de la conversation. Je baisse les yeux et l’observe se dérober sous mon regard, je ne parviendrais pas à la rattraper, à nous rassembler. « Alors je ne sais plus quoi te dire. » Je réponds, durement, bien trop sèchement en suivant des yeux Sam qui se dégage de mon emprise et s’éloigne de moi. Je ne veux pas être abrupte, je ne veux pas lui faire du mal mais il est trop tard, je me renferme. J’en ai bien trop dit, je ne suis pas habituée à faire parler mon cœur ainsi. J’ai cette impression que je ne peux rien faire de plus, j’en ai dit plus que ce que je n’aurais jamais imaginé. Plus que ce que je ne me suis jamais permise. Mais c’est une impasse. Nous ne voulons pas les mêmes choses. « Tu vas vivre. Non, tu vas survivre. Tu auras une greffe, tu verras. Et tout ira bien, je te le promet. Même si tu as perdu l’espoir, je peux le garder pour nous deux. Ça je le peux. Parce que jamais je ne baisserais les bras, tu m’entends ? Jamais je ne me réveillerais en me disant que tout ça est vain. Je me battrais de toutes mes forces pour que tu aies le droit à la vie dont tu rêves. C’est ce que fait une soeur. » Je veux retrouver ma grande sœur, ma sœur et notre complicité, ma sœur et son impétuosité, ma sœur et sa joie de vivre, son courage, son insolence. Je veux retrouver ma sœur et nos rapports fusionnels. Ma sœur avant la maladie. De son côté, Sam veut récupérer une sœur en bonne santé. J’ai l’impression que tout le reste est oublié. Je suis résumée à cela dans son esprit. Je ne lui rappelle que ce que nous avons perdu, je lui rappelle l’hôpital, un gouffre financier, la mort. Nous ne voulons pas les mêmes choses. Je me regarde tous les jours lutter sans cesse contre moi-même, contre ce que je devrais faire ou ne pas faire, pour gagner sur le présent, gagner sur ces instants à vivre, parce que je ne suis plus convaincue de l’existence future. Je choisis de conduire ma vie à l’instinct, ne pas suivre ce qui est écrit ou ce qui devrait l’être, ne me fiant qu’au hasard, m’écartant des routes toutes tracées. Car je sais ce qu’il en est. Je sais que le temps me consume, qu’on ne peut pas espérer éternellement, que le temps me détruit, m’anéantit. Je sais que ce que j’attends désormais, ce n’est rien d’autre qu’une existence de convalescence sans fin. Sam pense au futur, au détriment de notre vie présente. Sam espère un futur, une échappatoire, et aimerait que toute notre attention soit tournée dans cette direction. Ça ne sert à rien d’en parler, ça ne sert à rien de se battre. J’ai essayé et cela m’a fait plus de mal que ce que je peux supporter. « C’est ce que tu m’empêches de faire pour toi. » Je lève les yeux une dernière fois sur elle, déjà prête à partir. Je me heurte à son sourire. Son sourire que je voulais tellement voir, ce sourire qui semble sortir d’une nostalgie immense, rempli d’espoirs non exaucés. Et pourtant. Il me sembla soudain que s’il m’était donné de voir ce sourire ne serait-ce que quelques secondes chaque jour, je pourrais être à chaque fois un peu plus heureuse. « Si tu veux te battre pour deux, fais-le. Même si ça nous use, même si ça nous éloigne, fais-le. » Je coupe court à la conversation. C’est idiot de ma part mais c’est tout ce que nous savons faire. Ses mots me transpercent et je ne veux rien lui dire de plus qui pourrait la faire souffrir. Je me lève, contourne le lit et m’approche à mon tour du pas de la porte pour la regarder s’éloigner dans le couloir. Je ferme la porte de ma chambre, la gorge serrée, en entendant Sam quitter l’appartement. Nous nous reverrons dans quelques jours, cette conversation oubliée, ignorée, passée sous silence. Pour le moment, je veux simplement être seule. Il n’y a que seule que je pourrais affronter mon chagrin, que je pourrais l’accepter, le confronter et enfin l’étouffer.