Elliana ★ The truth is I’m a toy that people enjoy.

Assise sur ce fauteuil, les bras sur les accoudoirs, je regardais cet homme assis face à moi, à quelques mètres de moi. Il avait ce calpin sur les genoux, ce stylo à la main… Je ne savais toujours pas ce que je faisais là, ni pourquoi j’avais accepté de venir le voir, ce psy. Des amies m’avaient dit que ça marchait bien, que ça aidait pas mal. C’était mon premier rendez-vous, ça faisait vingt minutes qu’on parlait. De moi, de mon quotidien, de mon frère… j’avais l’impression de perdre mon temps, de lui donner de l’argent pour un rien. J’ai jamais vraiment cru aux pouvoirs que pouvaient avoir les psys sur les gens. En quoi parler à un inconnu peut aider quelqu’un à changer, à aller mieux ? C’est comme les médiums, les voyantes, c’est de grosses conneries. C’est juste un bon moyen de gaspiller son pognon.

Je le regardais écrire sur son calpin, j’essayais de me concentrer, de discrètement lire ce qu’il écrivait mais j’avais du mal. Est-ce qu’il écrivait vraiment quelque chose d’intéressant, de censé ou est-ce qu’il dessinait comme le faisaient beaucoup de médecins dans les films ? « Tu ne m’as pas parlé de ta mère, Elliana. Comment elle est ? » C’est lui qui a brisé le silence le premier après que je lui ai raconté mon quotidien en cours, mes notes qui étaient loin d’être satisfaisantes… J’étais déjà assez déprimée comme ça, mais il voulait que je parle de ma mère, que je lui raconte comment elle est, comment elle était. « Elle est décédée. » J’ai soupiré, haussant légèrement les épaules. Je le disais maintenant tellement souvent que ça pourrait me faire ni chaud ni froid, pourtant, j’avais toujours ce petit pincement au cœur quand j’en parlais, quand je disais aux gens que ma mère m’avait quittée. « J’avais huit ans quand j’ai appris qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Un cancer, un foutu cancer. Elle l’avait depuis déjà un bon bout de temps, elle avait mis mon frère au courant à ses treize ans mais avait jugé préférable avec mon père d’attendre un peu pour me le dire, histoire que je déprime pas alors que j’ai cinq ans, quoi. » Je ne l’avais pas remarqué sur le moment mais ma jambe tremblait un peu. J’ai jamais aimé parler de ma mère, j’ai jamais aimé raconter son histoire, dire à quel point elle était quelqu’un de merveilleux… C’est stupide, je sais. Mais je sais pas, elle était juste très importante pour moi, et j’aime pas repenser à tous ces mauvais souvenirs. « Un cancer du sein qu’on a détecté trop tard, donc pas guérissable. J’en ai bien pleuré… » Je me souviens encore de ces nombreuses soirées que je passais contre elle, collée à elle parce que j’avais peur qu’elle disparaisse comme ça d’un seul coup, parce que j’avais peur qu’on me la prenne et qu’elle ne revienne jamais. J’avais beau être petite, je savais ce qu’était un cancer. Kylian me l’a expliqué, et vu la façon dont il m’en parlait, c’était évident qu’elle partirait tôt ou tard. Alors, j’ai juste essayé de profiter un maximum d’elle. J’étais toujours là en train de lui faire des câlins, je lui faisais des dessins, je lui écrivais de petits poèmes débiles mais qui signifiaient beaucoup pour moi.

« Les années sont passées, j’essayais de profiter au maximum d’elle-même, mais… la voir se décomposer, énormément maigrir… c’était horrible. Elle perdait beaucoup de poids, elle s’affaiblissait, j’arrivais pas à le supporter. » Vous pouvez pas imaginer comment c’est dur de voir sa mère dans un tel état, de se dire qu’elle va bientôt vous quitter à onze ans. À cet âge-là, t’es censé être encore innocent, ne penser qu’à t’amuser, à rigoler. Moi, j’étais là, à pleurer ma mère qui venait de me quitter. « Elle a fini par mourir… en 2011. J’avais onze ans, mon frère dix-huit. Je ne savais pas si j’allais pouvoir m’en remettre, je ne savais pas comment, de toute façon. Je veux dire… ma mère était très importante pour moi. C’était plus qu’une maman, c’était… un modèle, une femme extraordinaire, intelligente, drôle… Je sais pas pourquoi ça nous est arrivé à nous. Ça aurait pu arriver à n’importe qui mais non, on a décidé de s’en prendre à ma famille. »
J’y pense toujours. Je me demande comment les choses se passeraient maintenant si elle était toujours là, si elle était toujours vivante. Peut-être que Kylian serait toujours à la maison, peut-être que papa serait toujours aussi présent et ne passerait pas autant de temps au travail, peut-être que… on serait tous heureux. Peut-être. « J’étais au plus mal, je sortais plus de chez moi, j’allais plus à l’école. Je passais littéralement mes journées à pleurer dans ma chambre. Je mangeais plus, c’était probablement la pire période de ma vie. Puis comme si c’était pas assez difficile comme ça, Kylian est parti. » Kylian. On a toujours été assez proches tous les deux, on a toujours eu cette relation de frère et sœur cliché, qui passent leur temps à rire et à se battre mais qui redeviennent amis quelques minutes plus tard. Je l’aime très très fort. Pourtant, je ne lui ai toujours pas pardonné le fait qu’il ait décidé de quitter le logement familial à ce moment précis.

« J’avais besoin de lui, j’étais encore toute petite mais il a pensé qu’à lui. Il est parti en me laissant avec mon père. J’ai beau essayer de le comprendre, de me dire qu’il avait dix-huit ans, qu’il voulait peut-être un peu plus de liberté, d’indépendance… mais il aurait pu attendre un peu avant de partir, avant de nous laisser. » Je lui ai fait la gueule pendant un bon bout de temps à ce propos. Aujourd’hui, j’évite d’y penser, d’en parler avec lui puisque je sais que de toute façon, c’est un sujet de discussion à problème. « Mon père s’occupait bien de moi, même s’il rentrait de plus en plus tard… Il restait pas mal de temps au boulot, il disait qu’il avait des heures supplémentaires, mais j’y ai jamais cru. Je pense qu’il était lui aussi énormément affecté par la mort de ma mère mais qu’il ne voulait pas le montrer, qu’il voulait garder cette image d’homme fort à mes yeux. Mais je le comprends. »

Le psy avait la tête levée vers moi, il me regardait, il m’écoutait mais écrivait quand même de temps en temps des trucs. J’espérais pas grand-chose en lui racontant tout ça, j’espérais pas aller mieux, j’espérais pas oublier tout ça… Je voulais juste me confier, pour une fois pouvoir raconter ma vie sans qu’on veuille me juger ou avoir pitié de moi. « C’est vers ce moment que j’ai commencé à un peu partir en cacahuètes, selon mon frère… J’ai commencé à traîner dehors avec les petits caïds du quartier, les garçons un peu plus âgés qui s’attirent toujours des problèmes… Mon frère a jamais aimé me voir avec eux. Pourtant, aujourd’hui, c’est mes meilleurs potes. » Ouais, même si mon frère a déjà essayé de me faire arrêter de leur parler, bah... j'ai continué et aujourd'hui, on passe la plupart de notre temps ensemble. Comme quoi...

« En dehors des cours, j’ai commencé à aller aider bénévolement tous les mercredis après-midis dans un centre de lutte contre le cancer. Je vois ma mère dans chacune des femmes atteintes d’un cancer, j’ai pas envie que d’autres voient leurs parents mourir alors… j’essaye de faire aller mieux les gens, de les faire sourire, les réconforter parce que j’aime bien ça… » J’avais lu dans un article sur le net que ça pourrait m’aider dans mon deuil, j’y suis allée timidement la première fois puis j’ai continué d’y aller chaque semaine. Je m’entends avec tout le monde là-bas, les gens me connaissent… j’ai limite l’impression d’être chez moi. « Puis… voilà. J’essaye de m’en remettre, mais honnêtement, je sais pas si j’arriverai un jour. Elle me manque. », il s’arrêtait d’écrire pour me tendre une boite de mouchoirs que je prenais et que je posais sur mes genoux. Je n’allais pas pleurer, mais c’était simplement une petite précaution… « On se voit de temps en temps, voire très souvent avec Kylian. Quand c’est pas lui qui passe à la maison, c’est moi qui débarque chez lui et qui pose mes valises. Je sais pas ce que je ferais sans lui. » Je riais un peu, passant ma main dans mes cheveux… Ah, la famille. C’est la chose la plus importante à mes yeux. J’aime mon père, j’aime mon frère, j’aime ma mère bien qu’elle ne soit plus là pour l’entendre aujourd’hui.