Master of Hearts - Wyatt

Tu n'arrives pas à croire que tu te trouves là, assis sur ce canapé. Tu passes et tu repasses tes mains sur ton visage, attachant parfois tes doigts fins aux poils de ta barbe rousse. Tu fixes l'homme face à toi d'un regard incrédule, un regard qui en dit long. Tu n'as pas envie d'ouvrir la bouche, tu ne veux pas lui parler, lui raconter ta vie comme tant d'autres le font. Tu n'es pas un patient, tu n'as pas besoin d'être guéries ou réparé, c'est toi qui fait ça d'habitude. L'homme gigote doucement sur sa chaise, clairement mal-à-l'aise. Tu ris intérieurement, il n'a même pas de blouse blanche, pourquoi est ce que tu devrait lui parler ?

Écoutez Docteur, je sais bien que vous n'avez aucune envie d'être là. Je vous assure que c'est juste une visite de courtoisie, être sûr que tout va bien depuis...

Tes yeux se plissent, tu fronces les sourcils. Depuis quoi ? Depuis que ta femme est partie sans explication ? Qu'elle t'a laissé seul, vieux loup solitaire à gérer ses sentiments comme un con. Tu t'enfonces dans le canapé, les lèvres toujours scellées. Tu te t'abaisseras pas à parler de ça, ça ne le regarde pas. Il n'a aucun droit d'avoir toutes ces informations sur ta vie privé.

Le plus vite vous parlerez, le plus vite vous pourrez partir d'ici, je vous assure.

Tu le regardes, tu te penches en avant. Tu n'en as pas envie et pourtant, tu sais qu'il a raison, tu n'as pas le choix. Tant que tu te borneras à garder le silence tu ne pourras pas rejoindre les couloirs de l'hôpital que tu connais par cœur. Alors tu soupires, parce qu'il ne te reste plus que cela à faire. Tu trouves cela ridiculement inutile, tu es presque vexé que le chef de l'hôpital est suggéré une telle chose. Et pourtant tu plonges ton regard dans le sien, qui malgré la froideur qu'il traduit, montre aussi une certaine défaite.

Qu'est ce que vous voulez savoir ?
N'importe quoi, parlez-moi de vous, de votre vie, votre parcours. Tout ce qui vous passe par la tête.

Cet entretien devient de plus en plus stupide et pourtant tu t'exécutes. Tu soupires une dernière fois, et tu prends la parole.

Je suis né à Dublin, dans le centre de la ville. J'ai deux frères plus jeunes, pas de beaucoup, on n'a que deux ans et quatre ans d'écart. Mon père était scientifique, il travaillait dans un laboratoire de développement technologique et ma mère a toujours travaillé dans des musées. Elle est passionnée d'histoire. C'est pour ça qu'on a déménager à Londres, j'avais onze ans, elle venait d'être embauchée au British Museum.
Et comment est ce que votre vie a changé avec ce déménagement ?
Elle n'a pas changé. Tu le regardes avec un air d'incompréhension plaqué sur la figure. Dublin et Londres sont deux grandes villes, j'étais encore un gamin quand on est arrivé, donc je ne vais pas vous dire que c'était la découverte de la société moderne ou l'appel de la liberté. Ma vie n'a pas changé.

L'homme prend quelques notes sur son calepin et tu t'agrippes presque au canapé pour te retenir de te lever et de lire ce qu'il écrit. Tu n'en peux plus, tu veux sortir. Tu ne vois pas continuer, raconter ta vie dans les détails prendrait des heures, tu n'as pas envie de ça, tu as bien plus important à faire. Tu es un chirurgien, tu as forcément des patients qui t'attendent, ou au moins des dossier à trier, n'importe quoi serait mieux que cela.

Comment était votre adolescence à Londres ?
Qu'est ce que vous voulez que je vous dise franchement ? J'ai sûrement la même adolescence que des centaines d'autres londoniens. Prendre peu à peu son indépendance, décider ce qu'on veut faire dans la vie, se disputer avec ses parents et être un ado imbuvable... Oui, j'ai fait tout ça, je peux y aller maintenant ?
Non, je suis désolée mais pas encore. Si vous ne voulez pas parler de votre enfance on peut parler de votre femme Docteur, il me semble que là est le réel problème.

Tu tiques au mot problème. Tu sais bien qu'il a raison, au fond tu penses la même chose que lui. Tu lui lances tout de même un regard noir en reprenant la parole.

Je l'ai rencontré quand j'avais vingt-six ans, elle en avait vingt-quatre. Je finissais mes études et elle était encore à la fac. Deux ans plus tard on s'est marié, et peu après elle est tombée enceinte. Elle est partie il y a six mois, c'est ça que vous voulez entendre ?
Je sens que vous vous énervez, c'est une bonne chose de laisser parler vos émotions Wyatt...

Docteur. Le mot siffle entre tes dents, il est hors de question que ce psy pense que vous devenez familier parce que tu parles d'un sujet personnel.

Pardon, Docteur. Est ce que vous pouvez entrer un peu plus dans les détails de cette relation s'il vous plaît ?
Vous êtes payés pour ennuyer les gens, non ? Je sais ce que vous voulez que je vous dise. Cinq mois après qu'elle soit tombée enceinte, pendant une visite médicale on a apprit que le bébé était malade. C'était une maladie grave dont je vous épargnerais le nom puisque ça ne vous parlera pas. Il allait être malade toute sa vie mais je suis médecin, je sais ce que ça représente. Ca ne me faisait pas peur. J'ai fais des recherches, trouver des traitements qui étaient en cours de développement, il y avait des bonnes chances pour que cet enfant est une vie ... confortable, la meilleure possible. Le jour de l'accouchement on nous a dit que la situation avait empiré, une seule personne pouvait survivre, ma femme ou notre enfant. Et oui, j'ai choisi ma femme, je n'en ai pas honte. Entre un enfant qui allait souffrir toute sa vie et une femme qui allait très bien, le choix était pénible mais vite fait. Nous sommes rentrés à la maison sans bébé. Elle est restée deux mois pour partir ensuite, sans donner d'explication.

Ta voix est neutre, plate. Tu as fais de ton mieux pour ne traduire aucune émotion mais tu es le roi pour ça, tu sais parfaitement garder ton sang froid. Tu lâches un dernier soupir avant de te lever, fixant d'un regard de défi le psychologue face à toi.

Attendez...
Non. C'est assez.

Tu n'attends pas de réponse, tu n'en as pas besoin. En quelques enjambée tu sors du bureau pour te retrouver dans les couloirs que tu connais si bien. Tu n'allais pas rester une seconde de plus à l'intérieur, tu n'allais pas répondre à une autre question. Tu ne voulais pas lui dire que depuis qu'elle était partie, tu couchais à droite à gauche, avec des étudiantes, des étudiants, des infirmières aussi. Tu ne voulais pas lui dire que depuis deux mois des papiers de divorce étaient sur ton bureau à la maison, parce que ça faisait six mois que tu n'avais pas de nouvelle de ta femme et que tu ne voyais pas l'intérêt de rester marié à quelqu'un qui n'était pas là. Tu ne voulais pas lui dire que ces papiers, tu n'arrivais pas à les signer.