great men are forged in fire. (eliott)

Les arbres sont plantés au sol comme des évidences. Ils sont forts, presque inébranlables. Ce sont leurs racines qui les retiennent. Leurs racines qui les soutiennent. Un arbre sans racines tomberait au premier coup de vent. Je suis un arbre sans racines s'efforçant de tenir debout. "Tu ne veux pas savoir, Eliott ?" Je secoue la tête, fermement. "Je vous ai déjà dit que je n'en avais rien à foutre." Je n'ai jamais connu mes parents. Je sais pas qui ils sont. S'ils sont morts ou vivants. S'ils m'ont conçu par amour ou accident. Il se trouve que j'ai grandi à l'orphelinat. Et à chaque fois qu'on a voulu me dire la vérité à leur propos, je n'ai rien voulu entendre. À quoi bon, ça ne changera rien au fait que je suis orpheline. Je veux rien savoir d'eux. Je ne chercherai jamais à les retrouver. Je suis rien, je suis personne. Je viens de nulle part, mais j'ai grandi ici. Avec tous ces gamins d'ailleurs, ou bien de nulle part aussi. J"ai grandi au milieu de gamins aux visages plus tendres que le mien. Des gamins que des gens ont fini par adopter. Mais moi je suis longtemps restée là, à les voir défiler les uns après les autres. J'ai jamais vraiment eu d'alliés, jamais vraiment eu d'amis. J'ai pourtant essayé, au début. Puis j'ai laissé tomber, puisqu'ils finissaient tous par partir. Puis à mon tour une famille est venue me chercher, une première fois. Ils me parlaient comme si j'étais une demeurée. Alors je leur répondais pas. Pendant deux jours, je n'ai pas ouvert la bouche. Ni pour parler, ni pour manger. Jusqu'à ce que je me mette à hurler. Retour à la case départ, finalement. Mais aujourd'hui, c'est une nouvelle famille qui est prête à m'accueillir. Alors on me pose toujours la même question. Question à laquelle je donne toujours la même réponse. Je ne veux pas savoir. Je préfère rester celle qui vient de nulle part. Ne pas avoir de racines, ni d'origine. Ça me donne plus de liberté. "J'espère qu'ils t'apprendront la politesse." "C'est peine perdue." Je quitte finalement la salle, et retourne au dortoir préparer mes affaires. Je vais aller vivre dans les beaux quartiers de Long Beach. Espérons que cela dure un peu, que je puisse profiter de la vie de château.


En huit mois, on a le temps de faire pas mal de choses. Sécher de nombreux cours. Apprendre à connaître sa famille adoptive et la trouver plutôt cool. Dormir jusqu'à pas d'heure le dimanche matin. Profiter de la baraque immense et de la piscine royale. Rencontrer sa voisine, et tomber amoureuse d'elle trois mois plus tard. C'est arrivé comme ça. On s'est rencontré un matin, au coin de la rue, et on est rentré jusqu'à chez nous en discutant. On s'est découvertes au fil des jours, on a hésité. Puis finalement, on s'est embrassées. J'ai toujours su que j'aimais les filles. Je ne me suis jamais posé de questions, c'était comme ça, tout simplement. Je ne savais pas qu'à cause de ça, on pouvait tout à coup devenir une personne différente aux yeux des autres. Je me souviens du soir où je l'ai dit à ma famille d'accueil. On était à table, tous les quatre. Et je l'ai dit comme ça, juste avant de demander le sel. Alors tout s'est arrêté. Les yeux se sont rivés sur moi, et j'ai compris. J'ai compris que je pouvais sécher autant de cours que je le souhaitais, que je pouvais me lever au beau milieu de l'après-midi le dimanche, que je pouvais fumer à la fenêtre de ma chambre, et porter des robes un peu trop courtes. Je pouvais faire ce que je voulais. Peut-être même qu'assassiner le proviseur du lycée aurait été moins grave que d'être amoureuse de Julia. Je savais qu'à cause de ça, j'allais rentrer à l'orphelinat. Mais comme à mes yeux ce n'était pas une raison suffisante pour me renvoyer là-bas, j'ai décidé de leur en donner une vraie. Alors j'ai vendu tous leurs objets de valeur sur eBay. Tableaux, bijoux, sculptures. Et j'ai reversé l'argent à une association de défense contre les discriminations homophobes. Deux jours plus tard, je retrouvais le dortoir. Après ça, j'ai dû faire le mur tous les soirs pour aller voir Julia. Je me suis fait prendre à plusieurs reprises, mais je ne pouvais me résoudre à arrêter. Jusqu'au soir où la responsable de l'orphelinat m'a annoncé qu'ils allaient m'envoyer dans un foyer pour jeunes délinquants, sur la côté est. C'était ainsi, et je ne pouvais rien y faire cette fois-ci. Mais je ne pouvais pas dire la vérité à Julia. Je ne voulais pas qu'elle sache que j'allais me retrouver dans un endroit comme celui-ci, à l'autre bout du pays qui plus est. Alors une dernière fois, j'ai quitté l'orphelinat en pleine nuit pour la retrouver. Et je lui ai menti. Je lui ai dit que j'avais rencontré quelqu'un d'autre. Un garçon. Qu'il fallait mieux pour elle qu'elle trouve quelqu'un de bien, quelqu'un qui la rendre heureuse. Et elle y a cru. J'imagine qu'elle y croit encore. Et qu'elle a fini par me détester, au bout du compte.


Des cris, des insultes, de la violence. Jour après jour. Je me suis fait gifler par un jeune une fois, sans vraiment comprendre pourquoi. À part ça, je suis passée à travers. Là-bas, ils nous proposaient des activités en plus des cours. C'est comme ça que j'ai découvert le sculpture. Le seul point positif de ce séjour en foyer. Je suis partie dès que j'ai pu. J'ai trouvé un petit boulot de serveuse à New-York, me permettant de louer un studio correct et d'entrer dans une école d'arts dramatiques. Puis j'ai commencé à faire mon chemin dans la voix off et le doublage. J'ai débuté avec des publicités pour la radio, puis pour la télévision. Après quoi on m'a proposé de donner ma voix à des personnages de dessins animés ou de jeux-vidéos. Ça n'a jamais été ma passion, mais ça m'amuse. Puis je ne voulais pas d'un métier comme les autres. Il y a un peu moins d'un an, je me suis envolée pour Londres. J'y ai trouvé un appartement sympa, et j'enchaine les petits doublages. Je vis un peu au jour le jour, et je me permets même de refuser certaines propositions de boulot. La seule chose qui m'importe est de profiter. Je ne veux pas rouler sur l'or. À vrai dire, je ne sais pas ce que je veux. Ni même où je vais. Je suis et resterai la fille de nulle part.