astile + dead souls

Deux ans et demi.

Il est six heures du matin. Il fait encore nuit noire. Astile dort à point fermés, recroquevillée dans sa couette. La porte de sa chambre s'ouvre doucement, et une silhouette s'approche de son lit et s'agenouille devant elle. Astile ouvre les yeux, elle se redresse, elle prend pas peur, elle crie pas, elle sait que c'est Elliot, elle est encore à moitié endormie, mais elle reste éveillée pour entendre ce que lui dit son grand frère. Depuis toujours dès qu'il parle elle a l'impression que ses paroles à lui sont bien plus importantes que celles de n'importe qui. Il lui dit qu'il s'en va, mais qu'il la laisse pas toute seule, qu'il reviendra la voir, et elle elle écoute et elle utilise son esprit encore ensommeillé pour réfléchir un peu à ce qu'Elliot lui dit. Il part à Londres, c'est loin non ? Elle comprend pas tout Astile. Elle sait que papa est vraiment méchant avec Elliot, mais quand même. C'est pas une raison pour l'abandonner, elle, si ? Elle a rien fait de mal quand même ? Elliot il répond que non. Il répète, il assure qu'ils se reverront et qu'il l'oubliera pas. Alors elle dit d'accord, si il dit tout ça elle doute pas, ils se reverront bientôt. La silhouette de son grand frère se relève et quitte la chambre. Dès lors Astile ne prononcera plus un mot au sein de sa famille pendant les dix prochaines années.

Dix ans.

"- Installez-vous, Madame. Votre mari se joindra-t-il à nous ?
- Non, il a un empêchement dû à son travail.
- Je vois, alors commençons sans attendre. La raison pour laquelle je vous ai convoquée aujourd'hui, c'est parce que le comportement de votre fille au sein de notre établissement scolaire pose problème.
- Comment ça ?
- Tout d'abord, Astile s'isole constamment des autres élèves. Elle n'est pas souriante, ni ouverte, ne fait aucun effort d'intégration et rejette toute approche amicale de la part de qui que ce soit. Elle passe ses récréations et ses déjeuners seule, dans le même recoin chaque jour, et refuse systématiquement tout travail à effectuer en groupe. Je trouve ça tout de même inquiétant pour une enfant de son âge. Mais si il ne s'agissait que de ça, je me serais contentée de vous contacter par un appel téléphonique. Je vous ai demandé de venir pour vous parler d'un incident ayant eu lieu ce matin, en cours d'éducation sportive. Certaines élèves de la classe d'Astile, d'après ce que j'ai pu comprendre, étaient en train de discuter de la récente incarcération de son frère Elliot, ce qui devait forcément arriver un jour, vu l'ampleur de la médiatisation de toute cette histoire. Visiblement une de ces élèves, Abigail Stafford, a prononcé des mots qui n'ont pas plu à Astide, car elle a... elle a réussi à se procurer un briquet se trouvant dans la loge du gymnase, et a mis le feu aux cheveux d'Abigail. Heureusement pour vous comme pour nous, cet incident n'a eu aucue répercution sur sa santé. Astile sera bien évidemment sanctionnée, mais j'étais dans l'obligation de vous convoquer, pour vous demander si chez vous, tout va bien, ou si vous traversez une période difficile ? Car lorsqu'un enfant agit comme ça, c'est souvent synonyme de problème au sein de la famille. Bien sûr, Astile sera punie en conscéquences, et je vous préviens aussi comme je l'ai prévenue elle, que lors du moindre nouvel incident, elle serait définitivement exclue de l'école. Mais avant d'en arriver là il faudrait que vous répondiez à ma question.
- Eh bien... Non. Nous ne traversons aucune période compliquée, et je dois dire que j'imagine difficilement Astide agir de telle sorte. Elle est si calme à la maison... A vrai dire elle ne nous parle plus depuis le départ de son frère, mais...
- Comment ça elle ne vous parle plus ?
- C'est simple, plus un mot. On n'a pas entendu sa voix depuis des années. Ou, si, lorsqu'Elliot est revenu en ville pour la voir, elle a recommencé à parler, mais très peu en notre présence. Seulement elle a totalement arrêté de parler à nouveau lorsque leur père a lancé ce procès qui a coupé toute rencontre possible entre eux.
- Voilà Madame, le mutisme par exemple n'est jamais anodin chez un enfant. Astide a sûrement quelque chose qui la tracasse et dont elle n'a pas envie de parler. Seulement il faut qu'elle en parle. Alors je vais vous donner l'adresse d'un pédopsychologue et je vous demanderai de bien vouloir prendre rendez-vous. En attendant, je me montrerai compréhensive avec Astile. Mais que l'incident du gymnase ne se reproduise plus, car problèmes ou non, cette conduite est intolérable au sein de notre établissement."

14 ans.

Les mocassins noirs vernis d'Astile font un bruit humide sur le pavé, à cause de la neige fondue. Ses écouteurs hurlent "heart shaped box" de nirvana dans ses oreilles. Quelques flocons de neige tombent encore autour d'elle, lentement, délicatement. A cause du froid la fumée qu'elle recrache après avoir tiré sur sa cigarette ressemble à un gros nuage qu'elle laisse traîner derrière elle. Elle parcourt encore quelques rues, puis pénètre dans une ruelle étroite, se faufile entre deux conteneurs à ordures, jette le mégot de sa cigarette et retire ses bas, sa jupe plissée,  sa chemise blanche, son blazer bordeaux, son écharpe portant le blason de l'école préparatoire de Sevenoaks. Elle revêt ensuite des vêtements qu'elle avait cachés dans son sac. Des vêtements n'ayant rien à voir avec ce foutu uniforme scolaire la serrant de partout, la grattant, et portant selon elle atteinte à l'individualité et la liberté d'expression de chacun. Elle sort un mirroir de poche, et maquille ses yeux de noir – parce que le maquillage aussi est interdit dans cette école de merde, évidemment - puis remet son uniforme dans son sac et reprend son chemin, vers un bar dans lequel elle se rend de temps en temps. On la connait là-bas, elle est la petite soeur d'Elliot Barckley, alors forcément ça aide à l'intégration. On ne lui vend jamais d'alcool, mais une petite clope ou un peu d'herbe, ça passe. On l'accueille comme si elle était chez elle. Et elle s'y sent mieux que chez elle d'ailleurs. En se rendant dans ce bar où se jouent de temps en temps des concerts de rock, elle a l'impression de se rapprocher de l'univers de son frère envers qui elle n'a plus aucun accès. Lorsqu'elle arrive dans le bar, un groupe s'apprête à jouer, mais n'est pas encore installé. Alors en attendant, les enceintes balancent la radio ou un CD. Et en l'occurrence, il s'agit du dernier album d'Elliot Barckley. Astile soupire en allant s'asseoir près de la petite scène. Elle se demande souvent quand est-ce qu'elle reverra son grand frère, lui qui a enfin pu se barrer de ce trou à rat pour vivre une vie digne de ce nom. Des fois elle a même l'impression de ne plus le connaître, et de devoir, comme n'importe quelle fan lambda, se fier à l'image que rendent de lui les médias, et elle trouve ça profondément injuste. D'ailleurs elle hait son père pour les avoir empêchés de se revoir pendant si longtemps.
"C'est toi, Astile ?"
Elle tourne la tête vers la voix qui vient de l'interpeller. Elle  se retrouve face à un homme totalement inconnu, ayant l'air assez vieux pour être à la retraite depuis un ou deux ans, hausse un sourcil.
"Qu'est-ce que tu me veux ?"
L'homme sourit et se présente.
"Je suis M. Gremy. J'étais le professeur de français d'Elliot, il y a quelques années de cela."
L'intérêt d'Astile envers l'inconnu se multiplie par dix en une seconde. Il continue de parler.
"J'avais entendu dire que tu traînais parfois dans les environs. Dès que je t'ai vue je t'ai reconnue, y a vraiment un air de famille." Il soupire. "En tout cas on m'a parlé de cette histoire de procès que votre père a collé à Elliot. Il changera jamais ce type-là. C'est pas trop dur à la maison ?"
Astile hoche la tête.
"Si, c'est insupportable. Mais j'y peux rien. Il me tarde juste d'avoir dix-huit ans, j'attendrai pas un jour de plus pour me tirer, et c'est pas des paroles en l'air."
M. Gremy sourit.
"Je me doute." Pause. "Tu sais, je suis venu te voir parce que je me suis dit que peut-être, tu aimerais reprendre contact avec ton frère."
Astile ouvre grand les yeux, et encourage M. Gremy du regard pour qu'il en dise plus.
"Il m'a contacté hier, il vient de sortir de prison. Je me suis dit que peut-être que si tu me donnais ton numéro de téléphone pour que je lui transmette, je ferais une belle action pour vous deux."

18 ans (tout juste).

Dix-neuf janvier, sept heures du matin, Astile porte son uniforme, plus soigneuement, plus proprement que d'habitude. Elle est à table avec son père et sa mère, ils mangent leur petit-déjeuner. Elle n'a touché à rien.
"Astile ? Tu n'as pas faim ?"
Elle fait non en secouant la tête, puis baisse les yeux pour que ses parents ne voient pas son sourire. Ils l'ignorent mais c'est le plus beau jour de sa vie. L'excitation lui tord le ventre. Ce qu'elle se disait depuis toujours, elle ne l'avait toujours oublié : à dix-huit ans, pas un jour de plus, elle se barrerait. Alors elle tremble de joie, en attendant que ses parents finissent leur petit-déjeuner, qu'il lui souhaitent une bonne journée à l'école, puis qu'ils s'en aillent. Dès que la porte se ferment, Astile court vers sa chambre, attrape le sac dans lequel elle a balancé tout ce qui lui est indispensable, plus de l'argent qu'elle a "emprunté" à leur père. Elle change même pas son uniforme qu'elle avait mis ce matin pour mieux tromper ses parents, maintenant elle s'en fout. L'euphorie qu'elle ressent poussent ses pas vers la station de train, elle y court presque. Un ticket direct pour Londres, départ dans 5 minutes. Le temps de passer un coup de fil à Elliot, pour lui crier dans les oreilles qu'elle arrive, qu'elle a son ticket, que c'est bon, enfin, toute cette attente est terminée. Puis le train entre en gare, elle y monte. Départ imminent, le train commence à avancer. En voyant son reflet dans la fenêtre, avec son uniforme, elle sourit. Maintenant elle l'emmerde cette école à la con, cette école pour petits bourges insupportables et coincés du cul. Maintenant elle est partie pour l'école de la vie.