(gabrielle) all good things come to an end.

Marseille, 1996
Les cheveux au vent, les jambes nues sous sa petite robe à fleurs, elle courait plus vite que jamais. Cette sensation de liberté, elle l’avait chaque jour passé ici, ailleurs, avec eux. Dans un éclat de rire enfantin, Gabrielle glissa sur le sol et tomba à la renverse. Ça ne faisait même pas mal, non, c’était juste amusant. Sans qu’elle n’ai le temps de demander quoi que ce soit, Malia vint lui tendre la main et l’aida à se relever, hilare elle aussi. Elle la connaissait depuis toujours Malia, sa cousine, sa meilleure amie. Tout comme la sienne, la famille de Malia faisait partie d’un cirque et voyageait au rythme des représentations. Toutes les deux n’avaient jamais connu une vie fixe, mais elles s’en fichaient. Pour deux petites filles comme elles, voyager et s’amuser c’était tout ce qui comptait. Comme si la chute n’avait jamais eu lieu, elles se remirent à courir, à danser, à rire. Quelques caravanes plus loin, le grand frère de Gabrielle jouait de la musique, inspirant une danse joyeuse aux deux enfants. Ici tout le monde se connaissait, faisant partie d’une même et grande famille. « Gaby, Charlie, on passe à table ! » cria son deuxième grand frère. Jonah était le plus grand de la fratrie, mais aussi le modèle de la jeune fille. Il était beau, grand, fort et maitrisait l’art de l’équilibre à la perfection. Gabrielle l’avait toujours admiré, espérant un jour être aussi aimée du public qu’il ne l’était. Sans se faire prier plus longtemps, elle quitta Malia et s’élança dans les bras de Jonah qui la rattrapa sans grande difficulté. Alors que tout le monde était assis autour de la table, Gabrielle, toujours collée à son grand frère, prit la parole. « Maman, quand est-ce que je pourrais avoir mon numéro à moi ? » Dans un rictus général, la famille la regarda, attendrie. Pour n’importe quelle personne normale, cinq ans paraissait être un trop jeune âge pour commencer quelque numéro physique que ce soit, mais pour eux c’était différent. C’était dans leur nature, leur culture. « Et bien maintenant que tu en parles, je pensais justement à t’entrainer pour que tu me rejoignes dans mon numéro ma puce. » répondit son père entre deux bouchées. « C’est vrai ? C’est vrai ? » Le sourire aux lèvres, elle sauta de joie. « Il va falloir qu’on travaille beaucoup, tu le sais ça ? » Toujours aussi excitée, elle tourna sur elle-même, répondant à son père par la même occasion. « Je ferai tout ce que tu me demandes pour être forte comme vous ! »

Bucharest, 2004
« Allez Gaby, fais un effort on vient juste de commencer. » A bout de souffle, Gabrielle prit sur elle et écouta les ordres de son père. Comme tous les jours. Comme tous les jours, elle se devait de s’entrainer en sa compagnie, alternant entre les exercices purement physiques et les répétitions de numéro. Le rythme que lui imposait son père était dur, épuisant et la rendait de plus en plus faible. Son corps frêle, bien que musclé, ne supportait pas aussi bien l’entrainement que le reste de la famille. Il lui arrivait bien souvent de ressentir le besoin de tout abandonner, ou du moins de demander à son père d’être plus laxiste, mais jamais elle n’avait jamais osé s’imposer. Sa famille vivait de son art, ce numéro qu’elle partageait depuis quelques années maintenant avec son père n’était pas une partie de plaisir, c’était son gagne pain. Cracheur de feu de mérite depuis ses jeunes années, son père lui avait fait confiance pour l’introduire dans ses numéros et Gabrielle s’en sentait encore honorée. Jamais elle ne pourrait se permettre de le décevoir. Debout, en équilibre sur les épaules de son père, prête à accomplir sa position, la jeune adolescente sentit ses muscles flancher. Le cœur battant, elle ne parvint pas à retrouver son équilibre et tomba de son perchoir, se brûlant la main en passant à travers le cerceau de flammes de son père. « Gabrielle, est-ce que ça va ? » Recroquevillée sur le sol, la tête chancelante, elle eut le temps de voir des gens se précipiter vers elle. La voix de son père était éloignée, faible, incompréhensible. Elle ne se réveilla qu’une heure plus tard, allongée sous une grosse couverture dans l’espace qui lui servait de chambre dans la caravane des enfants. Le médecin du cirque se trouvait dans la pièce, entouré de ses parents, tous les trois parlaient. « J’ai bien peur que l’état de sa main ne s’arrange pas. La brûlure semble avoir touché sa terminaison nerveuse malheureusement. » Dans un sanglot, sa mère l’interrogea. « Mais elle pourra quand même continuer le cirque ? » La poitrine serrée, Gabrielle se fit aussi discrète que possible, écoutant attentivement la réponse du médecin. « Oui bien sûr, mais il faudra adapter son numéro. Gabrielle a une nature fragile, elle ne pourra jamais suivre les même entrainements que vous. Vous devez la ménager un peu. » Bien qu’attristés, les parents le remercièrent et le guidèrent jusqu’à la porte. Lorsqu’ils revinrent près du lit de leur fille, les larmes perlaient au coin de ses yeux. « Je suis désolée de ne pas être la hauteur de notre famille. » Aussitôt, sa mère l’enlaça, mélangeant ses larmes aux siennes. « Mon bébé, tu es notre fille, ne racontes pas de bêtises. »

Lisbonne, 2011
Enfoncée dans sa chaise, le visage fatigué, Gabrielle jouait avec sa cuillère, tournant inlassablement cette dernière dans sa tasse. « Je pense que le lait est bien mélangé au café tu sais. » Perdue dans ses pensées, la jeune femme revint à la réalité au son de la voix de Charlie. L’air un peu ailleurs, elle remarqua que celui-ci semblait l’observer avec une certaine insistance. Désolée d’avoir sans doute louper ce qu’il lui racontait, elle s’excusa et se redressa sur sa chaise. « T’es sûre que ça va ? Tu n’as pas touché à ton croissant au chocolat, c’est ton préféré. » Ses yeux noisettes se posèrent alors sur la viennoiserie en question. Son frère la connaissait par cœur, ces croissants étaient son péché mignon à chacune de leurs visites au Portugal, et pourtant, aujourd’hui l’envie n’était pas là. « Charlie, il y a quelque chose que je dois te dire. » Pour le moins intrigué par l’attitude étrangère de sa petite sœur, le jeune homme s’affubla d’un air sérieux et posa ses deux mains sur la table, toute ouïe. « Je vais vivre à Londres. » L’espace d’un instant, la bouche de Charlie resta entre-ouverte, sans qu’aucun mot ne puisse en sortir. « Qu’est ce que tu racontes ? » Avalant difficilement sa salive, Gabrielle se lança, les mains moites et légèrement tremblantes. « Je ne me suis jamais vraiment sentie à ma place avec vous, ici. Enfin je vous aime tous, j’ai adoré tous ces voyages, mais le cirque ce n’est pas fait pour moi. Grand-mère Daliah vit à Londres. Elle tient une herboristerie, on y est allés un jour, souviens-toi. Et bien, elle m’a dit que je pourrais travailler là bas avec elle et comme ça elle aura plus de temps pour se consacrer à ses rendez-vous de voyance. J’ai toujours aimé ça, écouter grand-mère me parler de ces remèdes naturels, tout ça. La nature peut offrir tellement, c'est vraiment fascinant. Et puis elle va m’héberger au dessus de la boutique le temps que je trouve mon propre appartement alors il ne pourra rien m’arriver. » Un long silence s’installa, tandis que le stress montait. « Et bien, tu as déjà tout planifié on dirait. A t’entendre, rien ne pourra te faire changer d’avis… » En guise de réponse, la jeune femme bougea sa tête, confirmant les paroles prononcées par son frère. Dans un sourire chaleureux, il lui attrapa la main. « Gaby, tout ce qu’on veut c’est ton bonheur. Je connais les parents, même s’ils t’en voudront forcément au début, ils t’aiment quand même. Alors voles de tes propres ailes petite colombe. » Les yeux humides par l’émotion, Gabrielle posa à son tour sa main sur celle de Charlie, resserrant son emprise tandis que les sentiments la submergeaient.