so much trouble in the world. (swann)

L'odeur de bière et de tabac suffocante lui était devenue familière, il passait tout l'été à Dublin et la plupart de son temps dans le bar où travaillait son père. Tout simplement, parce qu'il avait l'impression de plus être chez lui que dans l'appartement où se trouvait sa belle-mère et ses morveux. Depuis qu'il avait quatorze ans, selon une tradition irlandaise inventée par son père il avait gagné le droit de boire de la guiness. Si dans un premier temps, il avait trouvé cette bière brune parfaitement dégueulasse, à force d'en boire et de s'en faire payer par les habitués du bar, il avait fini par l'apprécier. Comme tous les jeudis soirs, le bar était fermé au public et seul une poignée d'habitués étaient regroupés autour d'une table pour leur partie de poker hebdomadaire. Swann est pour sa part perché sur un tabouret au bar, un œil sur la partie à laquelle il aimerait bien pouvoir jouer et l'autre sur son livre. Il connaissait toutes les règles du poker, toutes les combinaisons, mais son père refusait de le laisser prendre part à un jeu d'argent, alors qu'il le laissait  boire de l'alcool bien avant l'âge légal. « Faut que j'aille pisser. ». Le regard de Swann se focalise sur l'homme qui vient de se lever et la cacophonie qui s'en suit. « Tu connais les règles Ray. ». Aussitôt le dénommé Ray se tourne dans la direction de Swann et le pointe du doigt. « Le petit peut prendre ma place pour une main. ». Son cœur s'est mis soudainement à s'accélérer à la perspective de pouvoir prendre place à cette table, avec les adultes. Swann cherche du regard son père et il sent que celui-ci a envie de refuser, mais semble se faire influencer par la pression collective. Nerveusement il s'empare des cartes, jaugeant les jetons qui se trouvent devant lui. Personne autour de la table ne se méfiait de lui, ils s'imaginaient tous qu'il allait jouer bien sagement simplement parce qu'il ne jouait pas avec son argent. Sauf qu'il était loin d'être raisonnable quand il s'agissait de jeu, déjà à cet âge là. Sans hésiter, il place l'intégralité des jetons au milieu de la table sous le regard incrédule des autres joueurs. L'adrénaline est à son comble, Swann sent les battements de son cœur dans toutes les parties de son corps, avec enchantement il voit chaque joueur se couchait tour à tour signifiant sa victoire. Avec un brin de nonchalance, il ramasse tous les jetons au milieu de la table pour les ramener devant lui et former une pile parfaite. « Qu'est-ce que j'ai manqué ? ». Cette voix signifie la fin de la partie pour lui et il meurt un peu à l'intérieur à cette réalisation. Si cela ne tenait qu'à lui, il passerait des heures à jouer, sans jamais s'arrêter. « Le gamin vient de te faire gagner un peu plus de cent livres. ». Inconsciemment il bombe le torse, plutôt fier de ce qu'il a réalisé du premier coup. L'homme pour qui il vient de gagner une belle somme d'argent lui donne une tape enjouée dans le dos en riant. « Ça mérite bien que je te paye une autre guiness gamin, allez cul sec. ». Swann ne se fait pas prier pour finir son verre et se rendre tout seul derrière le bar pour se resservir. Malgré tout, il n'arrive pas à être complètement satisfait, il aurait voulu jouer plus longtemps, gagner plus.

Depuis quelques jours, il avait arrêté de jouer pour elle, parce qu'elle lui avait plus ou moins posé un ultimatum. Même s'il tenait bon, cela n'empêchait pas que c'était la seule chose à laquelle il pensait : au poker. Quand il tentait de fermer les yeux, c'était une infinité de cartes qui apparaissait et il les rouvrait à nouveau. À côté de lui, la femme pour qui il avait fait ce sacrifice dormait paisiblement, alors que lui fixait le plafond. Comment elle pouvait réussir à dormir, alors qu'ils n'avaient pas de quoi payer le loyer, ni réparer sa voiture, cela était un grand mystère pour lui. Il savait qu'il aurait dû se rendre dans la cuisine pour se fumer un joint et tenter d'enfin trouver le sommeil, mais c'était plus fort que lui. Tel un ninja dans un mauvais film d'action, il se faufile jusqu'à la salle de bain sans faire de bruit et enfile les fringues qui lui tombent sous la main, sans se soucier quelles soient propres. Il s'apprête à ressortir quand son regard tombe sur la bague qu'il lui a offert quelques semaines plus tôt et qui lui avait coûté un bras. Avec une mise pareille, il pouvait facilement réussir à gagner le double voir le triple. Sans grands états d'âmes, il glisse la bague dans sa poche, en espérant que la partie ne se termine pas trop tard. Il ne lui faut pas longtemps pour rejoindre le club de jeux où il a ses habitudes, le genre d'endroit où on peut jouer du soir au matin. Les heures défilent sans qu'il ne s'en rende compte et ce n'est qu'une fois qu'il a perdu l'intégralité de ses jetons qu'il se décide à partir. Déjà il pense à quel mensonge il va bien pouvoir inventer pour expliquer la disparition de la bague, jusqu'à ce qu'il trouve un moyen de la récupérer.  Peut-être qu'il lui racontera qu'elle est tombée dans l'évier ou une connerie comme ça. Le soleil est déjà levé et la ville bien animée quand il regagne enfin son appartement, priant intérieurement pour que celle qui partage sa vie ne soit pas encore levée. Dans un premier temps, il se croit tirer d'affaire en constatant que la lumière n'est pas allumée, mais il déchante vite en la trouvant assise sur le canapé du salon. « T'étais où ? ». Swann se gratte la tête, essayant d'afficher une mine parfaitement détendu, comme s'il ne venait pas de passer la nuit à jouer au poker et perdre sa bague par la même occasion. « Tu vas rire, j'étais sortie pour chercher le petit déjeuner, mais j'avais oublié mon portefeuille, donc retour à la case départ, on se contentera de céréales et de café. ». Elle le fixe intensément tout en le laissant parler, ce qui le rend profondément mal à l'aise, il préfère regarder partout que vers elle. « Je t'ai entendu cette nuit. ». La bouche de Swann reste grande ouverte, lui qui s'apprêtait à lui offrir une nouvelle salve de mensonges pour couvrir ses agissements. Le pire, c'est qu'il ne se sentait pas vraiment coupable, même s'il avait perdu, le frisson du jeu lui avait trop manqué. « C'est pas ce que tu crois... ». Le regard noir qu'elle lui adresse le fait taire tout de suite, elle se met debout et il reste planter là, sans défense, attendant la sentence. « Et ma bague elle est où hein ? Avant t'étais peut-être un connard, mais au moins t'étais un connard honnête. ». Les mots lui manquent, il aurait bien une explication à lui fournir, mais il est sûr qu'elle ne serait pas ravie d'entendre que c'est plus fort que lui. Elle se déplace dans le salon et commence à prendre tous ses livres et ses jeux vidéos pour les lancer sur le canapé. « Je te fais cadeau de ta bague aussi, de toute façon je l'ai jamais aimé, elle était bien trop bling bling pour moi. ». Il aurait pu répondre, se battre pour elle, parce qu'il l'aimait vraiment, mais pas autant que le poker.

Le vestiaire sent la transpiration, mais Swann s'en moque. De l'autre côté du vestiaire, il entend son futur adversaire en train de se préparer également, mais il tente de faire abstraction. Au loin, il entend la foule qui s'enflamme pour un autre combat. Semaine après semaine, ils sont de plus en plus nombreux à se retrouver pour en découdre. Certains ne se battent pas et préfère simplement parier sur l'issu du combat, ce que Swann ne peut pas blâmer. Lui d'habitude se contente d'organiser les combats et de récolter l'argent des paris, sauf qu'il avait besoin de se défouler un peu. C'était ce qui était bien dans cette sorte de fight club, n'importe qui pouvait se battre contre n'importe qui. Son adversaire, Swann l'avait choisi avec soin. Il l'avait repéré depuis quelques semaines, toujours en costard cravate, bien coiffé, une mallette d'homme sérieux à la main, probablement un avocat ou un banquier, tout ce que Swann détestait en somme. La porte du vestiaire s'ouvre, laissant apparaître son associé. « C'est à votre tour, les paris marchent du tonnerre, tout le monde a hâte de te voir sur le ring. ». Il n'esquisse même pas un sourire, déjà à fond dans son combat. D'un geste quasi rageur, il enlève son T-shirt et enfile ses gants. Même si les combats étaient dit de boxe, quasiment tous les coups étaient permis. La salle s'enflamme dès qu'ils grimpent sur le ring, il entend son prénom prononcé à plusieurs reprises tout comme celui de son adversaire qui avait déjà combattu quelques fois. Le combat commence et dans un premier temps, Swann n'arrive pas à placer ses coups et il se prend quelques coups en pleine poire, il sent le sang qui dégouline sur son visage, mais pas de quoi le faire flancher pour autant. Seule façon d'arrêter le combat : un KO. Peu à peu, il reprend l'avantage sur le combat, il se montre plus rapide, plus violent. Jusqu'à ce que son adversaire vacille sous ses coups, même s'il est sol et qu'il semble dans les vapes, Swann est comme possédé et il continue de frapper encore et encore au visage jusqu'à ce que des bras viennent l'arracher de sa victime. « Swann arrête tu vas le tuer ! ». Ce n'est qu'une fois sortie du ring qu'il réalise pleinement ce qu'il vient de faire. Quand on l'interroge sur ce qui lui a pris, il ne sait pas quoi répondre, tout ce qu'il sait c'est que pendant quelques secondes, il a perdu complètement la notion de la réalité et qu'il voulait simplement faire mal.