« Virée à ski qui tourne au drame. »

DECEMBRE. En cette période de l'année, Janis se sentait pousser des ailes. Elle attendait ce mois  en particulier depuis des lustres et se réjouissait déjà des fêtes, de l'achat des cadeaux pour ses frères et sœurs, du moment où ils se retrouveraient tous ensemble pour les ouvrir et prétendre que tout allait bien dans ce monde qui tournait bien rond. Janis avait toujours aimé Noël parce que Noël avait la faculté de rendre les gens heureux. Elle aimait retomber en enfance, s'émerveiller devant les illuminations des villes, se promener dans le froid avec écharpe, pull et bonnet et admirer les décorations des maisons. Si elle avait eu assez d'argent elle aurait sans doute dévalisé les magasins  et aurait saturé son lieu de vie de lumières, guirlandes et autres bougies. Mais ce n'était pas le cas, cela ne l'avait jamais été, et elle vivait avec. Un jour, peut être ! se contentait-elle de rêver. Nous étions donc en décembre, mais la neige n'avait toujours pas pointé le bout de son nez et comment se sentir en hiver et rentrer dans l'esprit de Noël si elle ne voyait pas la terre se couvrir de son épais manteau blanc ? Puisque la neige n'étaient pas arrivée à Londres, alors Janis viendrait à elle.
Se rendre à Snow Centre était un projet qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs semaines et elle avait fait en sorte d'économiser assez pour pouvoir en profiter un maximum. Il ne s'agissait que de la deuxième fois qu'elle allait chausser une paire de skis et elle espérait ne pas se rendre trop ridicule aux yeux de tout le monde. L'avantage sur la neige était que sa vision en noir et blanc ne lui causait pas le moindre problème, puisque la neige était de toute façon blanche et qu'il n'y avait rien d'autre à voir à part ça. Du moins c'était ce qu'elle pensait.

Une fois équipée, il lui fallu quelques minutes pour s'habituer à son nouveau mode de déplacement. Brillante idée qu'elle avait eu d'ouvrir la saison toute seule, les autres Kipling se seraient à n'en pas douter largement moqués d'elle. En réalité elle en riait elle-même mais était tout de même partante pour l'aventure. Finalement elle reprit ses marques et dévala une première fois quelques petits mètres afin d'assurer son équilibre précaire et se mettre en confiance.
Plus tard, elle décida de prendre plus de hauteur et s'élança. Droite, gauche, elle se laissa glisser et constata avec joie qu'elle prenait déjà plus d’assurance. Depuis qu'elle était sur ses skis, Janis n'était pas tombée une seule fois, sacrée performance ! Oui, d'accord, il y avait eu quelques déséquilibres, quelques moulinets de bras mais pas de quoi rougir. Elle se sentait comme une gamine et n'en finissait plus de sourire. Son regard finit enfin par quitter le sol ... mais trop tard. Tout à coup, sans crier gare, elle percuta quelqu'un, ou quelqu'un la percuta. Un homme qui semblait sortir de nulle part. Assise dans la neige elle le regarda avec surprise, sans trop comprendre ce qu'il venait de se passer. « Non mais vous allez pas bien ? Y'a des pistes vertes en bas pour les dangers publics. »  Elle ne put s'empêcher d'éclater de rire. Des pistes vertes, comment ça des pistes vertes ?

« Quelle idée d'écouter de la musique, aussi ! » fit-elle en riant toujours, ayant remarqué les deux écouteurs qui lui pendaient autour du cou. Elle se releva, non sans mal. « Vous allez bien ? Rien de cassé, vos deux jambes sont toujours en place ? Je suis vraiment désolé ! » Et comme pour essayer d'apaiser la situation, elle lui tendit la main pour le saluer. « Janis Kipling, danger des neiges ! Non vraiment, je ne vous ai pas du tout vu venir, pardonnez moi. J'espère ne pas vous avoir fait mal. A vrai dire ce n'est que la deuxième fois que je viens ici, je ne me suis pas encore familiarisée avec les lieux. »

Elle n'était même pas au courant qu'il y avait des pistes pour les niveaux de chacun, et encore moins qu'elles portaient des couleurs. Hors de question néanmoins de lui avouer son handicap. Au grand jamais.

Le jeune homme n'avait certainement pas envie de rire. Janis oui. Fortement même, mais elle dû se contenir pour ne pas envenimer la situation. Elle ne le connaissait pas et devait rester prudente, même si, tout entourés de monde qu'ils étaient, elle savait qu'elle ne risquait pas grand chose. Janis rétracta donc la main qu'elle lui avait gentiment tendue en guise de signe de paix qu'il n'avait même pas pris la peine de serrer. L'inconnu n'était soit pas aimable de nature, soit il passait une mauvaise journée, et dans les deux cas la jeune femme n'y pouvait rien. Janis pouvait sourire et démontrer tous ses talents d'humoriste qu'il conserverait à coup sûr cette même attitude négative. Elle ne releva pas sa première phrase mais ne put s'empêcher de répondre à la seconde. « Ah oui je la vois. Naturellement vous n'avez jamais été débutant, vous êtes même né avec des skis aux pieds je parie. D'ailleurs je me demande ce que vous faites ici, ne seriez-vous pas mieux sur une piste olympique ? » Ce n'était pas dans ses habitudes d'être désagréable à l'égard de quelqu'un, même s'il s'agissait d'un parfait inconnu, mais celui-ci semblait bien trop arrogant pour qu'elle le laisse s'en tirer ainsi. Il n'y avait pas mort d'homme après tout et ce n'était pas uniquement de sa faute à elle. De sa main gantée elle enleva les derniers flocons de neige qui restaient sur ses bras et le regarda fixement, en silence, pendant quelques secondes, comme si elle se demandait à quelle sauce elle pourrait bien le manger.

Puis elle retrouva sa bonne humeur et lança d'un ton enjoué : « Allons allons ce n'est quand même pas si terrible, vous n'avez jamais eu ce type d'accident ? C'est pourtant fréquent sur les pistes, je vous l'assure ! Vous n'avez donc rien de cassé, pas de quoi se plaindre monsieur, vraiment ! Je vous paie un verre ? ». Elle ne s'attendait pas à une réponse positive de sa part, sa demande n'était même pas sérieuse. Janis n'avait rien à faire avec quelqu'un comme lui mais son éternelle curiosité la poussait à se demander s'il était vraiment comme ça tout le temps avec tout le monde. Comment pouvait-on s'énerver pour si peu ? C'était un mystère pour elle, elle qui voyait presque toujours le bon coté des choses. « Encore une fois je suis désolée d'avoir interrompu votre descente, je suis sûre que les autres seront bien plus couronnées de succès que celle-ci. Heureusement que personne ne nous regardait, n'est-ce pas ? Il ne faudrait pas qu'on pense que vous ne regardiez pas où vous alliez. » Peut être se fichait-elle un peu de lui finalement, c'est vrai, mais que méritait-il d'autre ? Il fallait l'avouer, Janis s'amusait un peu de sa réaction qui était si disproportionnée face à la situation et prenait un certain plaisir à le taquiner. Il n'y avait rien de méchant chez elle mais ne sachant pas comment il allait réagir, elle préféra ne rien ajouter de plus et attendit sa réaction. Elle savait bien que cette conversation ne les mènerait nulle part et finit même par se demander pourquoi elle restait là à lui parler alors que le but premier de sa venue ici était de passer du bon temps loin de toute onde négative. Une fois de plus elle se félicita de ne pas avoir convié l'un de ses frères qui n'aurait pas hésité une seule seconde à prendre sa défense, ce qui n'aurait fait qu'empirer une situation déjà mal engagée.

Elle était désolée qu'il réagisse si mal. Janis n'avait pas de mauvaises intentions, bien sûr elle riait de lui parce que la situation lui était particulièrement comique mais elle n'avait jamais souhaité le blesser. Elle préféra donc se taire, ce n'était pas son genre de mettre de l'huile sur le feu. Elle avait toujours fait au mieux pour éviter les confrontations et généralement, elle se taisait, ignorait les insultes et s'en allait la première. Personne n'avait le droit de la juger ainsi. Mais celui-ci ne manquait quand même pas de culot, d'ailleurs Janis trouva ses répliques bien basses, si basses qu'elle préféra les oublier dans la foulée. Elle, meilleure qu'elle ne l'était ? Il ne s'était certainement pas regardé. Alors elle se contenta simplement de sourire tout en sachant pertinemment que ce sourire était ce qui l'énervait probablement le plus.
Janis le suivi des yeux lorsqu'il la quitta et dévala la piste. Il valait mieux pour lui comme pour elle qu'elle s'en aille, oublie cette altercation et qu'elle reprenne sa vie ordinaire. Pourtant, au fond d'elle, elle se sentait un peu mal de le laisser partir de la sorte. Elle avait toujours voulu apporter de la couleur aux gens, les rendre heureux et ce qu'il venait de se produire était tout le contraire. Bien sûr qu'elle ne pouvait pas plaire à tout le monde, heureusement d'ailleurs, mais tout de même. Sans réfléchir elle se laissa à nouveau glisser vers le bas de la piste.

Elle savait qu'elle était en train de faire une erreur, que ce n'était pas bien, qu'elle devait le laisser tranquille, qu'il n'était strictement rien pour elle et que l'accident était sans aucun intérêt. Elle aurait dû laisser couler, rentrer chez elle et ne pas laisser cet événement ni cet inconnu ternir sa journée. Pourtant ses jambes faisaient tout le contraire. Au lieu d'écouter sa raison, elle se dirigea tant bien que mal dans sa direction à lui plutôt que vers celle de la sortie. La petite voix dans sa tête lui disait d'arrêter et que cela n'en valait pas la peine, mais depuis quand l'écoutait-elle ? Elle en avait toujours fait à sa tête et la raison avait rarement le fin mot de l'histoire.
Janis le chercha des yeux et, presque par miracle, l'aperçu monter dans un œuf. Celui-ci n'allait pas tarder à s'envoler et elle se hâta autant qu'elle le pouvait d'aller vers lui et réussit à entrer dedans in-extremis. Il ne l'avait pas vue. Elle s'accorda cette fois quelques secondes pour réfléchir, prit une grande respiration et s'approcha de lui. « Avant que tu ne t'énerves encore plus ...» Elle avait placé ses deux mains devant elle, comme pour se protéger de lui. Il n'allait tout de même pas la frapper, non ? Sans s'en rendre compte elle avait adopter le tutoiement, mais cela était sans importance. « Je voulais juste ... Non attends. » Elle prit place à coté de lui. « Gâcher ta journée n'était pas dans mes intentions, tu sais. Je suis tombée sur toi comme j'aurais pu tomber sur quelque d'autre. » Elle le fixa droit dans les yeux pendant quelques secondes et reprit une autre inspiration. « En fait tu veux que je te dise, je pense que t'es vraiment quelqu'un d'arrogant et en réalité, je ne veux rien avoir à faire avec toi. Si tu veux mépriser tout le monde, c'est ton problème, d'habitude je suis optimiste et persuadée qu'il y a du bon dans chaque être humain sur cette terre mais je ne suis pas sûre que ce soit le cas avec toi. Tant pis, on ne sera pas amis, je m'en fiche royalement. Seulement je refuse d'être rabaissée par quelqu'un comme toi et je ne partirai pas avant d'avoir reçu tes excuses. Je ne suis pas la seule en tort dans cette histoire, tu ne regardais pas où tu allais, donc, je mérite des excuses. » Comme la plupart des enfants Janis avait eu quelques soucis de confiance et d'estime de soi et elle savait qu'elle ne s'en débarrasserai jamais vraiment, bien que la situation avait évolué depuis. Elle se sentait en droit de recevoir des excuses, même si cela pouvait paraître enfantin. Elle en avait assez de se plier aux bonnes volontés des autres sans jamais répliquer de peur de les froisser encore plus, elle valait mieux que ça. Il voulait qu'elle le laisse tranquille, oui, Janis allait le faire, mais pas avant qu'il ne prononce cette petite phrase et ce avec le plus de sincérité possible.