Focus on our lives ☼ Luna

Un bruit de pas bancale retentit sur sa gauche : ça fait "pataclop, pataclop", en boucle. Ç'en devient harassant. Achille tourne légèrement la tête en direction du son, intrigué plus qu'autre chose. Ses yeux bleus distingue à peine la forme qui se dessine à la lisière de son champ de vision. Rien d'intéressant. Sans plus de formalité le jeune homme solitaire reporte son attention sur les rides du Regent's Canal. La canne de la vieille frappe le sol pavé du pont à mesure qu'elle avance. Le fracas produit se répercute à la surface de l'eau, troublant le calme tout relatif des lieux. L'attente est longue. Comme d'hab, en définitive. Et puis, pas dit qu'elle vienne. Même si elle a répondu au sms.

"Pataclop, pataclop". La rumeur des passants forme autour d'Achille une sorte de halo, un brouhaha tranquille dont il fait facilement abstraction. Seul le bazar de la badine vient ruiner ses efforts de concentration.


"Pataclop, pataclop." La vieille le dépasse lentement, mais sûrement.


- 't...Mais qu'est-ce que tu branles, sérieux..

Le point de rendez-vous n'est pas banal. Ça rompt un peu les habitudes, et en même temps, y'a ce petit côté bucolique presque niais. Mais bon, quoi de mieux pour être discret qu'un lieu qui ne l'est pas. Ils étaient déjà venus là, avec sa mère... il n'y a plus que le souvenir de cette journée à chérir, maintenant. Ça fait trois semaines. "Déjà".

La première semaine, Achille l'a passée au lit, recroquevillé sur lui-même comme un chaton aveugle de douleur. La seconde semaine n'était qu'une longue succession de jour immobiles, pâlots, et inchangés, qui défilaient devant son banc dans le parc d'à côté. Et puis, la dernière, du grand n'importe quoi. Elle n'aurait pas été fière de lui, sa mère, mais en même temps, elle s'en foutait maintenant, non ? S'il avait été croyant ou s'il avait aimé les séries à la "un jour, une histoire", Achille aurait dit qu'elle était quelque part à le regarder et à veiller sur lui. Mais l'esprit est un mythe. Son corps pourrit juste sous terre, ses yeux et son cerveau ont cessé de fonctionner. Tout ce qu'elle pourrait voir, c'est du néant. En fait, elle a cessé d'exister. Voilà. Du jour au lendemain. Sans prévenir.

En conséquence de quoi le jeune homme ne ressent plus aucun frein moral, plus aucune limite physique. Plus aucun encadrement. Son père fait des aller-retour chez le médecin et passe ses nuits sous somnifères. Quand ils se voient, ils n'arrivaient même pas à échanger un mot. Juste des larmes. Encore une fois. Puis Achille repart.

Et au milieu de tout ça, il y a Luna. Son amie d'enfance, sa "chou". Luna, qui l'a lâchement abandonné pendant deux ans. *Non, pas lâchement.* Il se ment à lui-même. Ce n'était pas juste envers elle de penser ça. Et lui, ça l'amènait seulement à s'enfoncer un peu plus dans la complainte. Luna était partie parce qu'elle avait besoin de se protéger de quelque chose qui n'avait rien à voir avec lui. C'était tout simple. Il était "innocent". Ouai, mais alors ? Pourquoi l'avoir complètement délaissé, sans un mot ? Sans un numéro où la joindre ? Achille était persuadé à cette époque qu'il pouvait la réconforter... ou l'aider. Et si ni l'un ni l'autre n'était possible... *Elle aurait pu au moins donner des nouvelles, MERDE !*

A présent Luna est rentrée. Pour le soutenir, lui. Elle l'avait pris en charge pendant la première semaine de son deuil, comme s'il était un enfant de trois ans incapable de tout. Ce qui n'était pas non plus très loin de la réalité. Puis la deuxième semaine, elle avait essayé d'établir un dialogue. Achille, lui, n'avait pas la force de faire quoi que ce soit pour elle. Pas même de lui répondre. Il ne pouvait rien faire. Ni avant, ni maintenant qu'il se réveillait un peu. C'était égoïste, peut-être. Sûrement. Mais c'était ce dont il avait besoin physiquement et moralement : arrêter de penser aux autres et s'occuper un peu de lui. Et aussi de sa cirrhose en devenir.

D'autant plus que pendant ces deux années sans donner signe de vie, Luna n'a pas compté sur Achille. Elle n'a même pas essayé de le joindre ou de saisir sa main tendue. De toute façon, elle ne l'a jamais laissé entrer dans son monde en décadence. Pas même lorsqu'il était encore en pleine possession de ses moyens... Alors maintenant, quoi ? Quoi au juste ? Pourquoi était-elle restée ? Pourquoi n'avait-elle pas encore mis les voiles, comme une volute de fumée âcre soufflée par la brise ?

Achille ne comprend même pas pourquoi elle est revenue, en fait. Après tout, ce qu'elle a fui est toujours à Londres. Quoi que ce soit ou qui que ce soit. Quant à la raison... le jeune homme avait déjà sa petite idée sur la question à l'époque. Mais Cayden ne valait pas la peine qu'on disparaisse pendant deux ans. Avec Cayden, il suffisait d'avouer les choses, de prendre un pain physique ou émotionnel, puis tout rentrait dans l'ordre. Alors c'était peut-être ça, au fond. Luna était partie pour éviter la discussion, le conflit, et la mise à nue de son petit cœur tout mou. Sauf que sans discussion, le malaise persiste. Les sentiments stagnent et sont voués à un oubli particulier. Ils sont prêts à resurgir à la moindre occasion, même bien des années plus tard, s'il le faut.


Achille fait de son mieux pour ne pas péter un câble. Luna a toujours du retard, mais là quand même... Surtout que le pont n'est pas si loin. Il a même fait le chemin depuis chez elle pour s'en assurer. Un petit sourire pincé déforme le coin de ses lèvres. En fait, en deux ans, elle n'a même pas réussi à apprendre la ponctualité alors qu'est-ce que ce doit être côtés sentiments. A cette pensée, le jeune homme se renfrogne. Oui, clairement, il était mal placé pour parler de gestion de soi en ce moment.

A presque un mois de deuil, ses yeux sont secs la plupart du temps, mais ses nerfs sont complètement à vif. Achille se rend bien compte de son irritabilité émotionnelle et des risques qu'il prend parfois pour rien, surtout depuis quelques jours -comme d'aller pisser dans le canal en pleine nuit complètement ivre. Il a besoin d'extérioriser ses sentiments, de hurler sa haine de la vie. Crier à l'injustice. Mais il y a comme un nœud dense et complexe au creux de son estomac. Un blocage si intense qu'il reste juste là, à trépigner, sans que rien ne sorte. Clairement, ça allait finir par péter, c'était juste une question de temps.

Une douleur sourdant de ses paumes tire Achille de ses pensées macabres. Ses poings sont crispés à la rambarde métallique, les jointures blanchies par la force inconsciente qu'il a mis dans le geste. Ses ongles un peu trop longs se sont enfoncés dans les chairs. Retenant un grognement, l'étranger se retourne en massant ses poignets endoloris. Pas de quoi en faire un cinéma. Tout va bien. Tout va toujours pour le mieux. Et tout continuera d'aller bien.

- Tout le monde il est beau, touuut le monde il est gentil ♫

La chanson française de Jean Yann lui redonne le sourire pendant un bon moment. Un sourire qui se fige dès lors qu'il perçoit le pas rapide tant espéré, et qu'il connait si bien. Achille hésite un instant sur l'expression à afficher. Il opte finalement pour une grimace mi-figue mi-raisin et dirige son visage pâle vers la source du vacarme.

- Luna. Je ne t'attendais pas si tôt.

Sa montre old school affiche 4.48 PM. La patience est d'or. On dirait qu'il lui reste encore la dose malgré tout ça. Il n'a pas conscience qu'au-dessus de sa bouche rieuse perce un regard douloureux et las.