in imo abyssi ◮ Amaoka Lufen

— « C'est amusant, ce n'est pas la première fois qu'on me pose cette question. J'ai un petit rire amusé, et un haussement d'épaules faussement négligent. Cependant il ne faut rien croire - tout est parfaitement calculé en un mensonge séducteur, du sourire au regard.

Je m'installe plus confortablement dans mon siège de cuir. Mes jambes croisées son savamment élégantes, et le rire qui nait sur mes lèvres est un brillant mélange entre un peu d'insolence et un brin de mystère. Le jeune homme face à moi racle sa gorge, maladroitement, et reprend l'interview.

— « Oui, donc, hem. Vous avez des projets ? Il toussote encore, remonte ses lunettes sur son nez. Je vais être sympa et répondre, comme aux autres.  
— « Effectivement. The King's Fool compte partir en tournée d'ici quelques mois, une fois qu'on aura assez répété. C'est fini, les garages miteux. La scène nous tend les bras. Nous rions sans joie avec une complicité factice.
— « Voir de petits groupes comme le vôtre monter et briller, c'est agréable et rafraîchissant. Music' news est très intéressé par vos chansons. Vous êtes le parolier et le compositeur principal du groupe ; d'où vous vient cette inspiration ?

Le temps se distord, et je ne suis plus dans une jolie salle fortement éclairée, en compagnie de ce mec que je ne connais pas et que j'aurai oublié dans quelques heures.

La lumière est pâle. Le matin n'est pas encore levé. Le cigare entre mes lèvres émet des chatoiements rouges. L'odeur, épaisse, est parfumée à la cerise, vaguement âcre. J'aime cette effluve masculine. Mais il y a un parfum de femme - alors je me retourne vers la silhouette à endormie, à peine couverte par un drap.

— « Tu me mates quand je dors, c'est nouveau ça.  Autant pour moi - à moitié endormie.
— « Genre j'ai que ça à faire ? Allez, lève-toi. On dois partir d'ici quinze minutes.
— « Il est trop tôt !

Les grognements de Lin me font rire. Je lui lance un coussin sur la tête, parce que rien ne me paraît plus approprié en cet instant. Nous nous préparons, et rejoignons nos amis dans le hall de l'hôtel.

Une petite tournée dans notre ville natale. Ma basse est ma vie, et je compte bien en faire ma fortune. Nous avons tous des diplômes en poche, rien de bien brillant cependant, mais ce qui nous intéresse, ce qui nous fait vibrer, c'est de jouer. Dans des bars, ou dans de vieux garages miteux - et le public qu'on rassemble vibre de cette émotion que sait si bien chanter Lin. C'est ce qui m'a plu chez elle. Alors, quand elle me dit, avec son sourire malicieux, qu'elle est ma muse, je ne peux pas répondre à ça. Parce que, d'un certain côté, c'est vrai. Comment ne pas appeler une femme qui est une mélodie faite chair, une muse ?

Mais la vie réserve des surprises.

— « Tu déconnes, Ama. Dis-moi que tu déconnes.  Elle me décoche un regard. Sévère, furieux. Démoniaque dans sa haine. Je frémis.
— « Ils nous ont proposé un label, merde. Je pouvais pas refuser.
— « C'est à LONDRES. Elle crie, et les larmes qui roulent de ses yeux ne sont pas des perles de tristesse. C'est la flamme de la colère qui anime ce petit bout de femme. Elle me gifle, une fois, puis deux, pour la forme.
— « Je te déteste. Avec mon père qui est malade, je ne peux pas bouger. Tu le sais, tu le savais, et toi, tu-
— « C'était une opportunité. Je l'ai prise.

La dispute continue, jusqu'à ce qu'elle claque la porte. Trois jours plus tard, mes amis et moi-même nous envolons pour Londres, laissant derrière nous notre province chinoise natale. Nous avons toujours rêvé de l'Angleterre - ma mère étant anglaise, elle nous a souvent raconté des choses sur sa ville natale, Sheffield. Nous avons été bercé par l'ambiance anglaise qui régnait chez moi. Lin reste - elle ne nous dit pas au revoir, ne nous contacte plus. Comme si elle était morte. J'aurais presque espéré qu'elle nous rejoigne, mais c'était en vain - j'avais détruit le semblant d'amour qu'il y avait entre nous.

J'espère juste que sa jolie voix continue de vibrer, même si ce n'est pas pour moi.

— « La vie de tout les jours, mes amis, mes sorties, les émotions dis-je en sortant la répartie la plus clichée du monde à cette question légitime.

L'homme m'observe puis hausse les épaules. Il note sur son calepin. Puis reprend, avec des questions techniques. J'y répond, avec un flegme automatique. Cette interview ne m'intéresse plus. Nous sommes arrivés à Londres peu après notre majorité. Nous avions, globalement, vingt à vingt-deux ans. Mais ces années n'ont pas effacé la douleur d'avoir abandonné mon amie. Je me pose si souvent des questions à son sujet. Je préfèrerais l'oublier. C'est ce que j'essaye de faire - quand je bois, quand je joue, quand je chante à sa place. J'ai pris sa voix, pour la faire mienne. Mais je ne serai jamais aussi doué qu'elle.

— « Hé bien, merci beaucoup, monsieur Lufen.
— « Ce fut un plaisir.
— « Nous vous retrouverons dans les bars de - et il énumère les quatre bars, cinq scènes de taille moyenne et trois salles où nous jouerons. Je secoue la tête. Puis le studio s'anime - l'interview est finie.

Je me lève et rejoins Quin et Long-Dang. Ils me sourient, m'offrent un café trop fort que j'engloutis d'une gorgée. Ce soir encore, nous sortirons parmi les occidentaux ; encore une fois, nous serons éblouis, par les lumières de la ville, les femmes, ce début de renommée. Il faut profiter de sa jeunesse, disait mon père.

— « Londres est à nous.

J'ai un sourire carnassier, revêt ma veste de cuir, pose sur mon nez mes lunettes de soleil puis nous sortons dans cette lumière de l'après-midi finissant. Le vent frais joue sur mon visage, et emporte avec lui les derniers vestiges de ma mélancolie. Pas de temps pour ça. De temps pour rien ni personne - hormis ma musique.