Comme toutes les histoires celle-ci commence avec un homme, une femme, et suite au miracle de la reproduction, un gamin.
Le gamin en question n'a que des souvenirs flous de cette période-là. Sa mère, par exemple, ne lui apparaît plus que comme un spectre, terriblement pâle, de plus en plus maigre au fil des jours. Elle était malade, on ne l'avait jamais vraiment dit à Wayne, mais il n'était pas dupe de ses disparitions à l'hôpital, la fatigue, l'angoisse latente.
Un beau jour, - il avait quoi, six ans, sept ? - elle n'était pas revenue. Wayne et son père étaient allés dans un endroit sinistre où ils avaient retrouvés la grand-mère du garçon et quelques inconnus, tout le monde, Wayne compris, était habillé en noir, et puis voilà, c'était fini.
Après ça, ce fut juste Wayne et son père. Enfin, la plupart du temps, juste Wayne tout seul. Son père était bien trop occupé, la journée, à gagner leur vie à tous les deux, et le soir, à oublier son épuisement au bar. Ils déménagèrent plusieurs fois dans des appartements de plus en plus petits, dans des rues de plus en plus sales. Wayne s'acclimatait toujours facilement, et puis, c'était marrant, on pouvait entendre absolument tout ce que faisaient les voisins à travers les murs trop fins. A la fin du mois, quand Wayne fouillait les placards de la cuisine, il ne trouvait plus guère qu'un vieux paquet de céréales molles. Et puis quelques jours plus tard, son père revenait avec des sacs Walmart, plein de choses à manger, des fois même du chocolat, et ils oubliaient alors toutes les difficultés du mois précédent.
Le meilleur jour de la semaine, c'était le dimanche. De bon matin, Wayne, son père et le fusil de ce dernier allaient au champ de tir. C'était un lieu fascinant, odeur de poudre et claquements des tirs. Wayne avait tiré son premier coup de feu à un âge où le recul l'avait fait tomber par-terre. Il n'avait jamais arrêté ensuite.
« Tu as de meilleurs yeux que moi, tu feras un sacré bon tireur » prophétisait le père.
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Wayne avait toujours été un gamin turbulent et bagarreur. L'école avait convoqué son père de multiples fois, ce qui mettait ce dernier en rage parce que, « franchement, ils pourraient pas foutre la paix aux gens qui bossent ? J'vais prendre un jour de congé pour aller les écouter râler p'têtre ?! »
Néanmoins, sa première expulsion ne fut qu'à l'âge de treize ans – ce n'était pourtant pas faute d'avoir usé les nerfs et la patience de tous ses profs précédents. Livré à lui-même, il traînait dans les rues de ce qui, à l'époque, était l'une des villes les plus dangereuses des États-Unis. Il y fit des mauvaises rencontres. Il goûta à la sensation la plus terrible, haïssable, d'entre toutes : la faiblesse. Il ne faisait pas le poids. Il ne pouvait que se soumettre. Et c'était hors de question.
Wayne était faible mais Wayne était têtu. Sur un terrain vague entre deux immeubles il apprit à se battre avec des jeunes qui traînaient là toute la journée. Il se faisait casser la figure à chaque fois. Il s'obstinait. Il commença à courir, à faire des pompes, des abdos, des tractions, des séries de plus en plus longues, il voulait s'endurcir à tout prix. Et un jour, il gagna son premier combat.
A seize ans, en ayant enfin terminé avec l'école – où il ne faisait de toute façon qu'acte de présence, et encore, assez épisodiquement –, Wayne ne prit même pas la peine de chercher un boulot. Toute sa vie, il avait vu son père lutter pour quelques dollars, rentrer exsangue d'un travail honnête qui l'épuisait et leur permettait à peine de vivre. En traînant dans la rue, Wayne avait découvert d'autres possibilités. Au fond, dans la vie, il suffisait de se servir. Il piquait à manger dans les supermarchés, les porte-feuilles dans le métro, les radios dans les voitures. Il s'était trouvé un camarade plus âgé, Henry, qui était un vrai génie pour dépiauter bagnoles et vélo et en récupérer toutes les pièces revendables. A eux deux, ils montèrent un petit commerce de pièces détachées en tout genre qui marchait plutôt bien. Et lorsqu'il voulait arrondir ses fins de mois, Wayne se rendait dans les caves où s'organisaient des combats clandestins, et pariait sur sa tête.
Un jour, Wayne repéra un 4x4 un peu trop neuf dans une rue du quartier. Personne à l'horizon, il lui fallut trois minutes pour s'introduire à l'intérieur et faire démarrer l'engin. Il rejoignit Henry à la décharge où ils se cachaient pour ce qu'ils appelaient leurs « travaux de mécanique ». Après un petit moment passé à admirer le véhicule, et se moquer du propriétaire inconscient qui l'avait laissé sans surveillance dans ce quartier, ils ouvrirent le coffre et trouvèrent cinq mallettes identiques. Wayne en ouvrit une. En voyant la kalachnikov qui s'y trouvait, il eut deux certitudes : 1, ils s'étaient attaqués à beaucoup trop fort pour eux ; 2, il n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Tout en sachant que c'était une idée un peu risquée, voire franchement stupide, Wayne avait pris une des armes, l'avait chargée, et avait tiré quelques rafales. Ça manquait un peu de précision mais bordel, qu'est-ce que c'était bon. Avec ce truc dans les mains, il se sentait puissant.
Wayne et Henry ne pouvaient se permettre de se mettre à dos ce qui semblait être un des plus gros caïds de la zone. Après délibérations, Wayne remonta dans le 4x4 et le ramena où il l'avait trouvé, espérant ne pas tomber sur son propriétaire. Espoir vain.
« Alors on a fait une petite balade ? »
En descendant de voiture, Wayne tomba nez à nez avec un grand type à l'air mauvais, qui avait dû jaillir d'une maison proche en entendant le moteur.
« J-je... vérifiais que tout marchait bien. »
Sans attendre son reste, Wayne avait piqué le sprint de sa vie.
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Deux mois plus tard, Wayne croisa à nouveau l'homme au 4x4. Il était au champ de tir, comme chaque semaine, concentré sur sa cible. Une fois sa cartouche vidée, une voix à son oreille le fit sursauter :
« Tu n'as pas manqué un coup. Impressionnant. »
Comme si de rien n'était, Wayne sortit un nouvelle cartouche de sa ceinture et entreprit de charger son fusil. D'une main ferme, l'homme interrompit le mouvement.
« Ne t'avise même pas de tourner ton canon vers moi. ...J'ai une proposition à te faire. »
Il s'appelait Phineas. Il faisait partie de l'un des deux gangs qui avaient fait la une des journaux le mois précédent en s'entre-tuant en plein Queens. Il était le seul survivant des siens, et il avait des projets.
« Ça sera bien plus lucratif que ton misérable trafic de miettes de voitures, crois-moi. »
Wayne s'était demandé combien de temps ce type l'avait espionné. Il émanait de ce Phineas une autorité naturelle, une assurance à toute épreuve, qui donnait envie de le suivre. Et puis, Wayne était d'accord : il était temps pour lui de passer aux choses sérieuses.
Phineas avait déjà recruté deux vieilles connaissances. Avec Wayne et Henry, intégré grâce à ses compétences en mécanique, ils devinrent au fil des mois une véritable équipe – un véritable gang. Ils commencèrent avec peu, en braquant les seven-eleven et les stations-services. Ces petits magasins n'étaient pas assez sécurisés, et le caissier, souvent seul, paniquait facilement et ouvrait la caisse, sans se rendre compte que le pistolet pointé sur lui n'était même pas en état de tirer. Puis, ils réussirent à se procurer de meilleures armes et rehaussèrent leurs ambitions. Les bijouteries – mais revendre les bijoux n'était pas toujours évident –, et surtout les banques.
Le Patron – Wayne et ses comparses avaient pris l'habitude d'appeler Phineas ainsi – était toujours à l'affût de nouvelles recrues. Il avait du flair pour détecter les bons éléments. Néanmoins, lorsqu'il ramena dans leur QG un certain Andrew, Wayne eut de sérieux doutes. C'était juste un gamin, qui n'avait probablement jamais dévié du droit chemin et était bâti comme une allumette. Et Phineas qui voulait que Wayne le forme... Ben il y avait du boulot en perspective !
Puisqu'il le fallait, Wayne prit Andrew sous son aile et ne lui épargna rien. Réveil surprise à quatre heures pour un entraînement digne d'un commando ; combat à mains nues ; au couteau ; cours de tir... Le petit nouveau apprenait vite et encaissait bien. Il était même attachant. Wayne enquilla les culs-secs avec lui, l'emmena aux putes, se paya bien sa tête les jours de gueule de bois mais lui fila une aspirine (avant de l'envoyer faire cent pompes, fallait pas déconner quand même).
Après quelques mois, Andrew avait une tout autre allure et Wayne se surprenait à le regarder avec un peu de fierté. Le petit nouveau était prêt pour l'épreuve du feu, son premier braquage de banque.
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Wayne et le Patron avaient tout prévu. Ils avaient fait les repérages, réfléchi à l'heure optimale, prévu où poster la camionnette. Henry conduirait et les attendrait au volant, Andrew garderait les otages, les autres s'occuperaient des coffres. Dix minutes suffiraient pour ouvrir et vider ces derniers. Trois minutes pour entrer et neutraliser les otages. Avec les embouteillages, les flics mettraient vingt minutes à arriver.
« Ça passe. Tranquille. »
De fait, ça avait bien commencé. La simple vue des fusils d'assaut avait fait paniquer tous les clients et employés, les rendant parfaitement obéissants aux ordres beuglés par Wayne. Tandis que tout le monde était sagement allongé par-terre sous la surveillance d'Andrew, le gang s'était fait ouvrir le coffre par une employée tremblante et, heureusement pour elle, coopérative.
Wayne regarda sa montre. Sept minutes.
Sans échanger un mot, les quatre hommes transvasèrent le contenu du coffre dans leurs sacs. Efficaces. Soudain, le cri d'Andrew leur parvint depuis le hall.
« Les mecs ! Putain ! »
Dix minutes. Wayne rejoignit Andrew en trombe. Merde,
merde ! Un fourgon venait de se garer devant la banque et commençait à répandre un nombre alarmant de CRS. Wayne réfléchit à toute vitesse. La porte de derrière. Vite. Avec de la chance le bâtiment n'était pas encore encerclé... Gagner du temps.
Semer la panique.
Sans hésiter, Wayne tira des rafales dans le sol, puis dans le verre de la porte qui explosa sous l'impact.
« DEGAGEZ ! »
Les otages ne se le firent pas dire deux fois. Maintenant c'était le chaos total, un court sursis pour les fuyards. Wayne se tourna vers Andrew, il n'y avait pas de temps à perd...
Il entendit la balle au moment où Andrew s'écroula.
Quelques secondes de flottement. Andrew qui criait son nom. Putain, connards de flics, ils l'avaient eu au genou. Le porter ? Ça ralentirait leur fuite. Ça devait être possible quand même. Le genou, bordel, c'était grave, Drew ne pourrait plus marcher si on ne l'emmenait pas direct à l'hosto. Sauf que se pointer à l'hosto c'était prendre un aller simple pour la prison.
Donc c'était réglé. Wayne tourna les talons et avec les autres, prit la fuite en courant.
C'était la moins mauvaise des solutions.
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La moins mauvaise des solutions, oui, Wayne en était convaincu. Mais pourquoi ce putain de subconscient jouait à lui envoyer en rêve cette image, toujours, du dernier regard d'Andrew ? Le dernier regard d'Andrew avant que lui-même, Wayne, son mentor, ne lui tourne le dos et l'abandonne.
Je l'ai pas abandonné, putain, j'ai fait ce qu'il y avait de mieux pour tout le monde !« Va nous falloir une nouvelle recrue, déclara le Patron. J'ai peut-être déjà quelqu'un, d'ailleurs. »
Exaspéré sans raison par ce ton désinvolte, Wayne s'entendit rétorquer :
« Ouais. Et un nouvel armurier aussi, parce que moi je me tire.
- Quoi ? »
Phineas était soudain d'un sérieux inquiétant.
« T'es sourd ? J'me tire. J'arrête. Je récupère ma thune et je me taille. »
Le Patron était un homme charmant, si ce n'était une certaine aversion pour la défection de ses acolytes.
« Si tu franchis cette porte t'es un homme mort. Je te fais rejoindre ton chouchou en taule direct ! Ou je te fais descendre. »
Wayne le regarda dans les yeux sans ciller, et tranquillement, passa la porte du QG.
Bien qu'il ait joué les bravaches, Wayne n'avait aucun doute sur la capacité du Patron à l'envoyer à l'ombre, d'une tombe ou d'une cellule. En quelques jours, il organisa son départ. Mettre un océan entre lui et ses anciens collègues lui paraissait opportun.
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C'est ainsi qu'à 27 ans, Wayne atterrit à Liverpool. La première chose qu'il vit en sortant de l'aéroport fut une sculpture de sous-marin jaune, qui suscita sa circonspection – comme le feraient les mœurs anglaises dans les mois à venir.
Pendant un temps, Wayne travailla sur les docks. Les mouettes lui cassaient les oreilles et avaient une fâcheuse tendance à chier partout. Ensuite, il se fit embaucher comme videur dans une boîte de nuit. Son air patibulaire lui valait un certain succès dans ce métier. Il passait la nuit à prendre l'air imposant et à jauger les nouveaux arrivants du regard, pour déterminer s'ils allaient foutre la merde une fois à l'intérieur. Le plus marrant était quand même lorsque des rixes éclataient, qu'il fallait se mettre au milieu et virer tout le monde. Taper dans le tas, et escorter jusqu'à la sortie des petits mecs bourrés et belliqueux qui l'insultaient avec leur ridicule accent du nord, c'était plutôt plaisant.
Quelques années plus tard, Wayne menait une vie tout à fait satisfaisante. Il avait passé un diplôme d'instructeur de tir, avait enseigné quelques années dans divers clubs de Liverpool, puis avait appris qu'un ami d'ami partait à la retraite et revendait sa salle de tir pour une bouchée de pain. Bon, c'était à Londres, mais après tout, rien ne retenait Wayne à Liverpool.
Après quelques mois de galère, le club de tir de Wayne avait commencé à marcher. Ses élèves appréciaient la discipline stricte et les exigences élevées du patron des lieux, qui savait les faire progresser. Mais les affaires devinrent vraiment florissantes après une année, quand Wayne surprit un de ses élèves avec une mallette contenant ce qu'il identifia aussitôt comme des percuteurs de kalachnikov. Il avait bien remarqué qu'il y avait des échanges de mallettes dans le vestiaire ces derniers temps, mais il ne s'attendait pas à ça. D'abord, il s'énerva – putain, pour une fois qu'il essayait d'avoir une activité honnête ! –, mais le type qui trafiquait les percuteurs, ayant senti que Wayne était un connaisseur, le convainquit de faire affaire avec lui. Il appartenait à un réseau qui récupérait des kalachnikovs neutralisées, auxquelles on avait enlevé des pièces clé comme le percuteur, et dont la possession était par conséquent tolérée, et qui usinait les pièces interdites à la vente. Il était plus difficile de trouver un armurier capable de remettre les armes en état de marche. C'était dans les compétences de Wayne, c'était de l'argent facile et pour lui, presque un jeu ; il aimait toujours autant manipuler les fusils d'assaut.
Parfois Wayne repensait à ses camarades de gang. Il savait qu'Andrew était sorti de prison, il savait même où il habitait en Floride, apparemment revenu à des occupations légales.
Récemment, Wayne a appris que son ancien élève était arrivé à Londres moins d'un an après lui. Tu parles d'une coïncidence. Un bout de papier avec son adresse traîne chez Wayne, quelque part au fond d'un tiroir. Wayne a payé pour cette info mais n'a rien fait pour approcher Andrew – pourquoi il voudrait aller voir Andrew, d'abord, hein ?
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Cela fait maintenant presque trois ans que Wayne a ouvert sa salle de tir. Les affaires marchent plus que bien, les élèves sont satisfaits, y compris les flics qui viennent peaufiner leur visée sans se douter que, dans l'arrière-salle, transitent régulièrement des armes de catégorie A fraîchement remilitarisées par leur instructeur...