ELIJAH ◇ take these broken wings and learn to fly

« Elijah Winchester? », le jeune homme lève le regard vers la femme ayant prononcé son prénom d’une éloquence impressionnante. « Je t’en prie » formule-t-elle, désignant l’une des deux chaises noires placés stratégiquement au centre de son bureau aux allures aristocrates. « Je peux te servir un verre d’eau? » « Non, merci » rétorque aussitôt Elijah, paroles entremêlées à un soupir ennuyé. Son regard se scrute le bureau de la dame et il s’arrête sur une bouteille de forme carré, en crystal sans aucun doute. « Mais je prendrais bien un peu de Brandy! », ajoute-t-il d’un ton mi-amusé, mi-sérieux, ce qui provoqua un rire chez la hôte. Prenant place sur ladite chaise noire, Elijah glisse une jambe par dessus l’autre et observe son interlocutrice, qui fait de même. « Cela fait très longtemps que tu n’es pas venu me voir… » « Je suis très occupé », il croise les bras,  ce qui attire l’attention de la dame. « Est-ce vraiment parce que tu n’as pas le temps de venir? » « C’est uniquement pour ça, oui. J’ai un travail très demandant, je travaille parfois jusqu’aux petites heures du matin, même le week-end. Vous pouvez donc imaginer que j’ai un horaire plutôt chargé et venir… Ici … N’est pas une de mes priorités » « Je comprends… » prononce-t-elle doucement, un fin sourire étirant ses lèvres. Elle attend… Il sait qu’elle attend… Elle attendra.

« Parle-moi un peu de ce travail », paroles prononcées plutôt comme un ordre plutôt qu’une demande. La dame prend son calepin et tourne la partie supérieure de son Mont-Blanc. Son crayon glisse sur la feuille de son calepin, laissant entrevoir une écriture soignée, mais pas moins ancienne. Lettres attachées aux courbes fines et aux lignes raffinées. Elijah remarque ces détails inutiles. En même temps, tout en ce moment peut avoir le rôle d’échappatoire. « Je suis journaliste pour le London Times ». Le regard d’Elijah se baisse sur ce calepin derechef. De nouveaux mots tracés, formant une phrase à l’écriture digne d’un artiste. Entre vous et moi, il aimerait avoir une écriture aussi soignée… La sienne se fait très souvent erronée pour l’écriture d’un gamin. « Et comment tu te sens dans ce nouveau travail? Ça doit être un nouveau défi pour toi… » elle s’arrête significativement. Un  nouveau défi pour toi depuis que tu as subit ton overdose? Depuis que tu t’es abandonné à un cocktail Molotov de stupéfiants, tous plus nocifs les uns que les autres, qui t’ont mené à deux semaines à l’hôpital et des visites quotidiennes chez une psychologue qui pense tout savoir de toi, mais qui, au final, n’a tout simplement aucune idée? Depuis que ta famille croit dur comme fer que tu as tenté le suicide, défiant ainsi la volonté d’un Dieu auquel tu ne crois pas, mais pour qui ta famille voue une croyance sans faille? Impassible, Elijah la fusille néanmoins du regard. « Je rédige des articles qui se font publiés dans un journal réputé mondialement. Comment croyez-vous que je me sens? »

La spécialiste dépose délicatement son Mont-Blanc sur son calepin et entrelace ses doigts ensemble en observant son client d’un regard plutôt perplexe. « Ça te fait incroyablement chier. » Un sourire étire le coin des lèvres du jeune homme alors qu’il soutient le regard de son interlocutrice. « Tu as un esprit créatif… Rester enfermé dans un bureau pendant douze heures à rédiger des articles qui n’ont aucun lien avec ta passion, tes rêves, tes buts… C’est l’équivalent d’une prison pour toi. Je me trompe? », le sourire aux lèvres du jeune homme se dissipe, mais il soutient néanmoins le regard de la psychologue. « Je n’ai pas le droit de révéler ce que je vais te révéler… Mais tes parents m’ont contactés la semaine dernière. Ils m’ont apportés tes croquis. Tes créations. Tu es doué, Elijah. Ton style mêle Yves Saint-Laurent à Balmain, tout en donnant un goût d’Alexander McQueen. Tu es doué. », impassible et surtout silencieux, Elijah se demande sincèrement où elle veut en venir. Bien sûr, il se sent trahi par ses parents… La seule raison qui aurait poussé ses vieux à divulguer ses créations (à sa psychologue qui plus est!) est parce qu’ils sont inquiets. Leur fils prodigue passionné de mode! Impossible! Ils veulent qu’irradier sa passion. Ils veulent son bien, en lui procurant un mal excessif. Sa jambe bouge frénétiquement, il sent ses intérieurs bouillir de rage alors que son visage demeure de marbre. « Mais tu préfères ne pas mettre en œuvre tes créations. » Un soupir émane des lèvres d’Elijah, il hausse les épaules avec nonchalance tout en prononçant « En même temps, quand tes parents rêvent de te voir devenir chirurgien, mais tu optes pour le journalisme… Quand ils te ramassent à la petite cuillère après une overdose qui, selon-eux, est le résultat d’un suicide raté… Quand ils découvrent que tu désires être non seulement chroniqueur mode, mais un designer et suivre les pas des grands maîtres… Il ne manquerait plus qu’ils découvrent que je suis homosexuel pour qu’ils fassent une réelle syncope. » « Est-ce que tu sens que tu crée en eux une certaine déception? » Un rire est soufflé d’entre ses lèvres. « Difficile d’en croire le contraire avec leurs regards. » « Tu dis que tu sens la déception à travers leurs regards… Comment te sens-tu par rapport à cela? » Un silence s’installe. Épais. Lourd. Le regard imperturbable d’Elijah ne dévie de celui de son interlocutrice. « Je ne sens rien. »

« Comment te sens-tu par rapport à tes envies de stupéfiants? », elle reprend son Mont-Blanc avec une telle délicatesse qu’on croirait qu’elle manipule un bijou appartenant à la Reine. « Ça fluctue… Parfois, je passe des journées entières sans y penser… » « Et d’autres fois? » « L’envie me ronge, me pousse à composer Son numéro avant de raccrocher maladroitement. J’ai parfois tellement envie d’y replonger, que j’en oublie presque la raison. Vous savez ce moment avant de réaliser que vous êtes entrain de vous noyer? Un moment d’incompréhension, mais aussi c’est le moment avant que la panique n’embarque. Et quand elle embarque, c’est là que vous vous noyez. Vous essayez de hurler pour de l’aide, mais vous n’y parvenez pas… Vos bras s’agitent dans tous les sens alors que l’océan vous engloutie peu à peu… Mais vous résistez. Du moins, vous essayez.  Vous vous accrochez du mieux que vous pouvez, avec tout ce que vous avez. Votre corps se met en mode survie. Vous ne vous rendez pas compte à quel point vous luttez, à quel point vous voulez rester en vie et vous jurez, vous négociez avec le bon Dieu que si vous sortez de cet océan, ce serait la dernière fois que vous y mettrez les pieds. Sortir avant que l’eau vous surpasse. Avant que vous ne devenez qu’un détritus parmi tant d’autres au fond de l’océan. Et avant que ce ne soit trop tard, on vous sauve. Votre bouée de sauvetage arrive pile au bon moment. Vous sentez l’air emplir vos poumons, comme si c’était la toute première fois. Vous voyez les couleurs différemment, plus éclatantes, vibrantes. Vous entendez avec plus de clarté, vous goûtez avec plus d’appétit, vous touchez avec plus d’envie… Et alors que vous vous jurez de ne plus jamais y remettre les pieds, cet océan vous est et vous sera toujours l’endroit le plus désiré. », un moment de silence s’installe entre eux. Un silence qui se brise par la voix de la spécialiste. « Parles-tu encore de la drogue, ou de celui qui t’y a poussé? » Elijah scelle son regard à celui de la dame avant de se pincer les lèvres. Silence significatif, déviation du regard impératif. Il en a assez dit. Il en a trop dit.

« Tu repenses souvent à Lui? », Elijah baisse les yeux. Aborder Son sujet demeure difficile. Il a toujours été doué pour échapper à cette conversation et, ce, peu importe la source! Mais, des fois, le manque se fait sentir… Et la vulnérabilité du journaliste le pousse à des conversations qu’il préfère taire. « Tu peux tout me dire, Elijah. Tu es dans un lieu professionnel et, surtout, confidentiel », il considère les paroles de son interlocutrice, évitant néanmoins son regard et demeurant tout aussi silencieux. « Vous voulez savoir si je repense à l'homme qui m'a fait valser avec la mort? », il brise le silence en dardant son regard sur la spécialiste. « Notre heure est terminée docteur… », formule Elijah avant de se lever et boutonner son veston. « Il nous reste encore quinze minutes, pourtant… » « Mes parents vous paient l’heure… Et je n'ai plus rien à ajouter. »