Je suis pas une petite chose fragile. Je veux pas l'être, j'ai jamais voulu. Je refuse de me laisser faire, de m'écraser, devant qui que ce soit, juste parce que je suis jeune, parce que j'ai deux chromosomes X, parce que je suis toute fine ou parce que je suis étrangère. Je me suis déjà pris la tête avec des clients pour des conneries, pour un léger manque de respect, un plan de drague foireux, une remarque à la con, légèrement misogyne ou xénophobe. J'ai failli me faire virer, une fois. La seule fois où j'ai fermé ma gueule d'ailleurs, parce que j'en ai besoin de ce taff, hors de question que je sois plus capable de payer ma part de loyer. Et ça a beau pas être le taff dont tout le monde rêve, moi, il me convient, et je l'aime bien. J'aime surtout bien certains de mes collègues, avec qui je me tape la plupart des closes, surtout. Comme d'habitude, je suis avec Betty et Marlon pour terminer la soirée, et y a plus grand monde dans le resto. Comme d'habitude, on affirme tous les deux à Betty qu'elle peut y aller, qu'on va finir de ranger pour qu'elle aille retrouver son petit bout. Et franchement, quand ces deux types débarquent, je suis putain de contente qu'elle se soit barrée.
C'est chez moi que tout le monde peut porter une arme - même à l'école. Ici, j'avais encore jamais vu ça, et ça me choque. Du coup je réagis pas tout de suite quand ils rentrent et Marlon est en cuisine quand le premier gars me menace pour prendre la caisse. Moi, y a pas grand monde qui m'attend. Ivana sera sans doute triste s'il m'arrive quelque chose, mais je suis pas déterminante dans sa vie. Betty, elle est maman, y a une vie qui dépend de la sienne et je pense qu'à ça en fait. Heureusement qu'elle est plus là. C'est ce qui passe en boucle dans ma tête. Ca et "putain Marlon, reste en cuisine, déclenche l'alarme et planque-toi".
Ce genre de cas de figure, on en parle quasiment pas. On se dit toujours que ça n'arrive qu'aux autres. Que c'est des exceptions. Mais c'est pas vrai. Je crois que tous les trois, on en a parlé qu'une fois, comme ça, de façon hypothétique. Et très sérieusement, j'ai sorti que moi je cognerais, et que Marlon aurait qu'à rester caché et appeler les flics. Je suis pas sûre qu'il m'ait trop prise au sérieux, mais j'espère qu'à cet instant, il s'en rappelle. Parce que je sais pas comment je réagirais s'ils lui tiraient dessus.
Mais pour ce qui me concerne, je suis manifestement vachement moins regardante, parce que quand ils me réclament la thune dans ma caisse - enfin celle de Betty que je suis en train de compter - je les dévisage la tête haute, le regard noir. Hors de question de leur montrer que je flippe.
« Vous vous êtes plantés de pays les mecs, les séries américaines, c'est de l'autre côté de l'océan. »
Mon accent les renseigne très certainement sur mon origine, mais ma réaction leur plaît pas beaucoup. L'un des deux passe derrière le comptoir et m'attrape sans ménagement pour me ramener côté salle, face à son pote. qui attend juste que je sois loin de la caisse pour aller se servir. Je supporte pas ses mains sur moi, je supporte pas qu'il soit si près. Et il a beau avoir un flingue dans une main, l'autre gars est occupé, et je tente ma chance... ou plus exactement, j'arrête de supporter tout ça. Je pète un peu mon câble surtout, ce type est trop près. Et je me retrouve à cogner dans le tas. En priant très fort pour que Marlon ait sonné l'alarme, donc. Mais s'il est pas revenu voir ce qu'il s'est passé, je pense que c'est effectivement le cas. Heureusement, d'ailleurs, parce que même si je cogne ce type, ils sont deux, avec des armes à feu, et j'ai beau être plutôt douée pour me défendre, j'ai pas le dessus, et je me prends de sévères coups dans la tronche, jusqu'à être un peu sonnée pour le compte. Y en a un qui a dû se venger un peu de la gamine qui lui en a foutu une, et Marlon a voulu se montrer, mais les flics sont arrivés et... heureusement. Parce que je crois que j'aurais mal fini sous les coups du gars, quand même plus fort que moi, même s'il porte les marques de mes coups, et probable que Marlon aurait fini par se faire tirer dessus...
Je me suis retrouvée prostrée au sol, incapable de me relever seule. Dieu que je déteste ce sentiment d'impuissance ! Les types ont été arrêtés, on a été emmenés au poste de police, Marlon et moi, et à l'hôpital, je sais plus trop dans quel ordre. J'ai des bleus sur la gueule, mais je vais relativement bien - physiquement parlant tout du moins - ils ont pas utilisé leur arme autrement que comme matraque et le flic les a désarmés suffisamment rapidement. Dans ma tête, c'est Bagdad, en revanche, et si les bleus sur ma gueule vont rester un moment, je crois que le pire, c'est cette sensation horrible de n'avoir rien pu faire qui va me rester. Ca réveille de mauvais souvenirs, en ajoutent d'autres au passage. Et je sais pas si j'arriverai un jour à oublier ça. Pas avant un moment en tout cas...