Walking on sunshine >> Mia.

Mia tapa sa dernière ligne de code et vérifia le résultat de sa page de test. Elle soupira d’aise. Parfait. Maintenant, c’était au client de voir si ça lui plaisait. Elle lui envoya un mail rapide et, sa tâche terminée, étira ses bras au-dessus de sa tête. Elle travaillait sur ce projet depuis maintenant deux semaines, elle était contente et fière qu’il soit fini. Bien entendu, elle s’attendait à avoir des modifications à apporter, mais le plus gros était fait. Mia se leva et se dirigea vers sa cuisine où elle se prépara un café. Alors qu’elle le buvait à lentes gorgées, la musique de l’Exorciste s’éleva dans son appartement, annonçant un appel de sa mère. Elle fronça les sourcils en attrapant son portable. Elle hésita quelques secondes, puis connaissant l’insistance dont pouvait faire preuve sa mère, elle prit l’appel. « Allô ? … Salut maman… Oui, ça va, et toi ?... Hum… Hum, hum… Ah… Oh… Oui, oui, je t’écoute. » Mia s’affala sur son canapé en faisait attention de ne pas renverser de café sur elle. « D’accord… Oh, un truc pour un casino en ligne… Je n’ai pas à me plaindre. » Elle serra les dents et posa la question qu’elle ne voulait pas poser, mais qu’elle se devait de poser sous peine d’entendre les réflexions de sa mère. « Et comment va Dustin ? » Pendant quelques minutes, elle sirota son café en écoutant le babillage de sa mère pour qui, à l’écouter, tout allait bien. Allez, il était temps de mettre fin à cette passionnante conversation. « Bon, maman, je sors ce soir, il faut que je me prépare… Euh, un restaurant avec des amis… Ouais, c’est ça… D’accord, à plus. » Elle raccrocha et balança son portable dans les coussins de son canapé. Sa mère ne l’appelait pas souvent, mais à chaque fois, Mia s’empressait d’écourter. Elle n’en éprouvait pas de remords. Ou alors à peine.

April – la mère de Mia – s’était retrouvée enceinte à 17 ans. Quand le père avait appris la bonne nouvelle, il avait pris ses jambes à son cou. Elle ne l’avait jamais revu. Bon débarras, pensait Mia à qui son géniteur ne manquait pas. Par la suite, April avait collectionné les conquêtes et la petite Mia avait vécu son enfance en étant ballottée de logements en logements, le temps que durait les aventures de sa mère. Ça ne durait jamais bien longtemps, April ayant un don de tomber sur des tocards. Quand Mia eut 13 ans, alors qu’elles habitaient depuis quelques mois dans un appartement miteux de la banlieue de Manchester, April rencontra Dustin. April ne tarissait pas déloge sur lui. Il était séduisant, riche, stable, il était tout ce que les autres n’avaient pas été. Mia n’espérait rien de son côté. Elle avait appris à suivre le courant, si ce n’était pas lui, ce serait un autre. Mais dès le début, il sembla que cette fois, ce serait différent. April piaffait d’impatience, mais Dustin ne s’empressait pas de l’inviter à venir habiter chez lui. Sans doute, pensait Mia, ne voulait-il pas s’encombrer d’une mère célibataire qui vivotait de petits boulots en petits boulots. Qu’est-ce qu’il lui fit changer d’avis alors ? Mia ne le sut jamais, mais au bout de six mois de relation (une éternité pour sa mère), Dustin proposa enfin à April et Mia de venir habiter le grand loft qu’il possédait dans le centre de Manchester. Au début, Dustin ne sembla pas faire grand cas de Mia. Elle avait l’impression d’être une plante verte qui était là par la force des choses. Elle vécut donc quelques mois de tranquillité.

Et puis Mia changea. Son corps changea. Les regards des garçons du lycée changèrent aussi et s’attardaient sur sa poitrine qui se développait vite. Elle essayait de cacher ses nouvelles formes sous des vêtements amples, mais les commentaires grivois des autres ne s’arrêtaient pas. Chez Dustin – Mia n’arrivait pas à dire « à la maison » – elle avait remarqué aussi que ce dernier la dévisageait souvent, lui aussi. Elle était mal à l’aise face à ce regard scrutateur. Sa mère tomba de nouveau enceinte et Mia préféra ne pas lui parler de ses doutes. Mais un soir, à six mois de grossesse d’April, alors que Mia prenait sa douche dans sa salle de bains, elle entendit la porte s’ouvrir. Elle hurla, asséna à Dustin un bon coup de pomme de douche sur la tête et sortit sans demander son reste. Mia était sûre que sa mère allait prendre son parti – elle était sa fille, après tout ! Mais Dustin se répandit en explications foireuses et April resta sans rien dire, les mains sur son ventre rebondi. Ce jour-là, Mia perdit toute considération pour sa mère. Elle avait 15 ans.

April prit alors la décision qui allait changer la vie de Mia. Plutôt que de dire ses quatre vérités à Dustin et de prendre ses cliques et ses claques, elle décida d’exiler sa propre fille. Quelques jours plus tard, Mia prenait le train direction Londres. Bea, la tante de sa mère, l’hébergerait. Mia n’avait jamais rencontré sa grand-tante. Elle avait entendu sa mère et sa grand-mère en parler quelques fois et se souvenait des termes « bizarre » et « foldingue » pour la désigner. Elle apprit vite pourquoi Bea était restée en marge de sa famille. Bea vivait depuis près de 30 ans avec Blanche, sa compagne. Les deux femmes prirent tout de suite Mia sous leur aile. Mia, qui était alors une adolescente timide et effacée, s’affirma et reprit du poil de la bête. Des années plus tard, elle remerciait sa mère pour l’avoir envoyée à Londres. C’était la meilleure chose qui pouvait lui arriver.

Bea avait alors 65 ans et était depuis peu retraitée du Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth, où elle avait travaillé 40 ans au service informatique. Une femme informaticienne n’avait pas été bien vue dans les années 60. Alors une femme informaticienne et lesbienne ! Bea n’avait jamais caché ses préférences et lorsqu’elle rencontra Blanche, qui était assistante du Secrétaire d’État, quelques années plus tard, elles durent faire face aux intimidations et autres calomnies. Mais depuis trente ans, elles vivaient une belle histoire et Mia ne se lassait jamais de les entendre se remémorer leurs débuts.

B&B, comme les appelait Mia, la traînèrent au théâtre, à l’opéra, dans les musées, lui firent découvrir les ordinateurs et Internet, la poussèrent à sortir de sa coquille. Sans elles, Mia se demandait parfois ce qu’elle serait devenue. Elle qui avait toujours eu peur de devenir comme sa mère, un nouveau monde s’offrait à elle. Toujours protégée par B&B, elle entra à l’Université. Ayant obtenu son diplôme, elle entama un tour d’Europe, sac sur le dos, pendant un an. Quand elle revint à Londres, elle constata que Bea était très fatiguée et apprit que celle-ci souffrait d’un cancer du sein. Mia la vit se battre de toutes ses forces, mais alors que la jeune femme venait de fêter ses 26 ans, Bea mourut entourée des « deux femmes de sa vie », comme elle disait. À l’occasion de l’enterrement, elle revit sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis des années. Mia recevait des nouvelles de temps en temps, mais ça en restait là. April n’avait pas changé et ne comprenait pas pourquoi la jeune femme avait tant de chagrin. Le lendemain, elle repartit pour Manchester, et deux ans après, Mia ne l’avait toujours pas revue.

Mia posa sa tasse de café sur le plan de travail de la cuisine de son petit appartement de l’East London. Elle travaillait comme webmaster depuis maintenant quatre ans – Bea ne lui avait pas donné que de l’affection, elle lui avait aussi appris à aimer à bidouiller les ordinateurs et à passer des heures devant un écran. Mia sourit tristement en repensant à sa grand-tante. Elle lui manquait. Heureusement, elle voyait souvent Blanche et les deux femmes ne manquaient jamais de se remémorer les bons souvenirs que leur avait laissé Bea.

Et si elle sortait tout de même ce soir ? Mia avait inventé cette histoire de resto avec des amis pour se débarrasser de sa mère, mais si cela se transformait en réalité ? Sa décision prise, elle attrapa son téléphone et envoya quelques messages. Une heure plus tard, elle partait en direction d’un pub du centre de Londres. Cela faisait maintenant quelques semaines qu’elle était célibataire, suite à une rupture difficile après avoir vécu un an avec un type qui finalement n’en valait pas la peine. Mais Mia était prête à se remettre en selle. Le regard des hommes sur elle n’avait pas changé, trop souvent appuyé sur une certaine partie de son anatomie. Elle ne se privait pas pour envoyer balader les goujats. Parfois, elle rencontrait un homme un peu au-dessus du lot. Mais jusqu’à maintenant, cela n’avait pas duré. Elle rêvait d’une longue histoire d’amour à la B&B. Et des enfants. Un jour, peut-être. En attendant, elle avait l’espoir, espoir qu’elle pensait avoir perdu des années plus tôt.

Alors oui, elle pouvait le dire : merci maman de m’avoir éjectée de ta vie. De fait, tu as sauvé la mienne.