Jade + You are not alone

Il fait sombre. Dans cette maison, dans cette pièce où sont entassés les enfants. Vous êtes combien ? 15 ? Peut-être même 20. Tu ne te rappelles pas avoir vu autre chose que ça depuis ta naissance. Tu as toujours vécu dans la crasse, dans la merde : les déjections à même le sol que tu mets dans un coin quand ça devient trop important. Tu n’as jamais changé d’affaire, à part quand le maître entrait dans la pièce et te choisissait pour sortir et aller avec lui. La lumière du jour ? Tu la devinais à travers les fenêtres que tu inventais. Parce que oui, il n’y avait qu’une espèce de tuyau qui renouvelait l’air. Tu as appris à marcher seule, dans cette pièce, grâce à Adam : cette dame de 17 ans que tu admirais et qui t’a aussi appris à parler. Tu te souviens encore de ces paroles « Plus tu sais de choses Jade, plus tu serviras, et moins tu auras de risque de mourir » Alors tu as appris : à lire, puis à écrire, avec une craie qu’elle avait ramené de son séjour chez le maître. Au début, ça te paraissait bizarre qu’elle disparaisse comme ça, des heures durant. Mais tu n’as jamais eu la foi de lui demander.

Il y avait John : John, c’était un mec stupide, qui ne savait pas parlé. Il tapait sur le mur, en hurlant quand ça le prenait. Tu n’as jamais vraiment parlé avec John. Tu l’aidais surtout à manger, car il ne savait pas se servir de ses membres : tu t’es même demandé comment il faisait pour ramper sur le sol tellement il était malheureux. Il est mort. Quelques semaines après sa venue. Un jour quelqu’un est arrivé, l’a trainé, et lui a tiré dessus au milieu de tout le monde : tu as du attendre quelques jours avant qu’on ne revienne chercher le corps. Tout le monde se plaignait de l’odeur, même toi, mais tu restais silencieuse. Ensuite, il y a eu Sara. Sara, jolie Sara : petite blonde aux yeux bleus. Tu voyais l’océan, tu imaginais la mer à travers ces pupilles. Elle était malheureuse Sara. Tu avais beau la supplier d’arrêter de pleurer, de lui dire qu’il viendrait la tuer si elle ne se taisait pas … Elle ne t’a pas écouté. Elle s’est fait descendre aussi, devant toi. Mais le corps est resté un peu plus longtemps. Alors tu l’as déplacé dans un coin de la pièce, et tu as recommencé à vivre. Ou du moins à survivre.

Les années passaient, tu comprenais que tu devais survivre, tu devais être la meilleure, la plus belle, pour ne pas te faire tuer. Il y a eu Gilles, Laurent, Jonas, Lily, Mathilde, Jeanne, Léo, Cassandra, et d’autres encore, que tu ne connaissais pas. Tu les as prévenus, tu leur as dit de se taire, de ne pas hurler, ou se plaindre. Mais personne ne t’écoutais. Alors ils sont tous morts devant toi. Un jour, Adam est partie, mais n’est plus jamais revenue : tu as supposé qu’elle vivait désormais. Mais au fond de toi, tu savais qu’elle était morte. Tu étais juste incapable de te l’avouer. Et puis, lorsque tu dormais, tu as entendu la porte s’ouvrir : pourtant, autour de toi, tout était calme, et doux. Tu ne sais pas vraiment pourquoi elle s’est ouverte. Et alors, le bourreau est venu vers toi, et t’a demandé de te lever. Tu l’as alors suivi : tu avais 15 ans, probablement, et plus de morts dans la tête que d’années à ton compteur. Tu as vu la lumière du jour lorsque tu marchais. Tu as vu la ville, les gens autour de toi. Personne ne faisait attention à toi : tu as fini par croire que c’était normal.

Et une grande pièce s’est offerte à toi. Un vieux monsieur s’est approché, le bourreau t’a jeté par terre en criant à genoux. Tu as baissé la tête, et tu as attendu. Tu as entendu quelques paroles, des choses comme « elle me plait » « je la veux » « elle remplacera l’autre » et puis il s’est abaissé vers toi, et t’as repoussé en arrière. « Douche d’abord » Et alors, tu as pris la première douche de ta vie. Tu t’es lavé les cheveux, le corps. Ton corps maigre mais beau malgré tout. On t’a enlevé tes vêtements, tu étais nue. Et il t’a demandé de t’approcher. Relevant la tête, croisant son regard, tu as juste eu le temps de voir ses yeux avant de sentir quelque chose derrière toi. Tu osais à peine respirer, à peine vivre. Tu ne savais pas vraiment quoi faire. « Baisse-toi » Alors tu t’es baissé. Tu lui as obéis. Et là, tu as entendu la pire phrase de ta vie : « Test-la avant moi »

Des années, des décennies. A subir le bourreau par derrière, et le vieux monsieur par devant. Mais toujours digne, toujours souriante. Tu faisais tout ce qu’il te demandait : tantôt toi, tantôt eux. Tu leurs disais ce qu’ils voulaient entendre, parce que tu ne voulais pas mourir. Même si tu savais qu’à chaque fois que tu allais dans cette pièce, tu mourrais un peu plus. Tu rentrais alors de nouveau dans ce puit à merde, et tu aidais les autres. Certains survivaient, d’autres non. Peu t’importais : tu devais survivre toi. Parce que tu sentais que la libération était presque là. Et un jour, lorsque tu dormais, Aména dans tes bras, ta nouvelle protégée, tu as entendu des cris, des tirs. Tu as fait en sorte de tous les protégés « Derrière le corps, tous, aller ! Plus vite ! » Tu t’es excusé auprès de James, celui qu’on avait fusillé quelques heures avant, mais il allait servir de bouclier pour tout le monde. Alors tout le monde s’est caché derrière James, et toi, haletante, derrière la porte qui s’est ouverte d’un coup. « Police ! » Et la lumière est de nouveau entrée dans ta vie.

La plupart, même tous les enfants ont été rendus à leurs parents. Et toi, personne ne t’a réclamé. Fille de personne, tu ne vas nulle part. On t’a juste foutu dans cet hospice parce que tu es devenue malade : au début, tu frappais tout le monde, tu hurlais, on t’enfermait dans la salle d’isolement où tu trouvais le réconfort nécessaire. Recroquevillée sur toi-même, tu te balançais, de haut en bas, comme si ça te rassurait. Et puis on te forçait à prendre toutes ces pilules. Parce que sans ça, tu finissais en sang : oui, après t’être tant battu, tu ne voulais plus vivre. Tu fixais le vide. Tu étais là, sans être là. Parfois tu dessinais tes cauchemars : tu disais des mots à la volée pour qu’on voie que tu t’améliorais. Mais rien n’allait quand tu ne prenais plus ces médicaments. Et puis alors, est venu J. J. J. Son nom résonnait dans ta tête comme une douce chanson trop longtemps écouté. Il était à côté de toi dans la salle principale, et puis tu as commencé à lui parler. Pourquoi à lui ? Tu ne sais pas. Ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son air traumatisé et son sourire te rendait bien finalement.

Peut-être que quelqu’un te comprenait ? Plus les jours passaient, plus tu parlais. Plus tu souriais. Plus tu riais avec lui. Tu as fait d’innombrables efforts pour lui plaire. Tu as parlé avec ton psy. Cette personne qui te dit qu’elle te comprend alors que non, non elle ne peut pas te comprendre parce que de toute façon elle, elle gagne sa vie, elle a une belle famille, une belle vie, et que toi t’es dans la merde jusqu’au cou parce que tu t’étouffe. Et même si elle t’insupportait, tu faisais des efforts. Des efforts parce que tu es tombée amoureuse de lui. Tu es tellement tombée amoureuse de lui que tu as passé tes nuits dans sa chambre : discrètement, vous découvriez les plaisirs charnels de vos corps unis, la nuit. Et le jour, le plaisir de sa voix qui s’élève dans les airs. Tu n’avais rien à dire, tu n’avais rien vécu, mais lui : il avait mille et une histoire à te raconter. Est-ce que c’est pour ça que vous vous êtes mariés ? Tu ne sais pas. Mais tu sais que tu l’aimes, même si tu ne lui as jamais dit. Tu as peut-être peur de ne pas pouvoir justement. Mais en tout cas, vous étiez là, deux fous à l’asile, mariés, pour le meilleur alors que vous aviez touché le pire.

Et est venu le moment de partir. Il t’a promis des lettres que tu attendais avec impatience. Tu devais bientôt sortir aussi : mais la police ne te lâchait pas. Tu devais cracher tous les noms de morts, de ces gens abattus de sang-froid. Vous vous promettiez une belle vie à Londres, avec des sourires et des éclats de rire. Et sans même le prévenir, tu es sortie. Et te voilà en route vers ta nouvelle vie. Tu as peur ? Oui, c’est un fait. Mais qui sait, peut-être que tu sauras enfin à quoi ça ressemble, ce truc qu’on appelle le bonheur.