Piet ○ “Le surréalisme, c'est moi !”

▬ "Every paper that you read says tomorrow is your lucky day. Well, here's your lucky day !"

Un sourire étire les lèvres de Piet, tandis qu'il ferme son journal et le pose sur la table. Il attrape son téléphone portable, appuie sur le petit bouton qui permet de rallumer l'écran où s'affiche l'heure, ainsi que le titre de la chanson en cours. Il est neuf heures moins vingt et la musique de Blur empli le salon, avec le rythme calme et reposant de The Universal. Écouter de la musique en prenant son petit-déjeuner est un des nombreux rituels de Piet. Toutes ses journées sont réglées comme du papier à musique et il déteste se détourner de sa petite routine, même si parfois elle le pèse. C'est une façon de se rassurer, de se dire que tout est toujours sous son contrôle. Chaque matin, Piet se lève, regarde les messages qu'il a reçu, incapable de se déconnecter de son travail, et enfin il se lave puis petit-déjeune. Comme il vit seul, il n'y a personne pour bouleverser ses habitudes quotidiennes et ça lui convient parfaitement ainsi. On reproche souvent à Piet d'être trop solitaire, de ne pas assez songer à sa vie privée. Et alors ? Têtu, le jeune homme n'en fait qu'à sa tête et n'en a que faire de songer à autre chose qu'à son travail, qui se doit d'être toujours parfait. Il a beau avoir une associée pour prendre le relais lorsqu'il est indisponible, il a besoin d'être constamment au courant de ce qui se passe à la galerie d'art et des moindres faits et gestes des artistes qui travaillent avec eux. Tout le temps qu'il consacre à son métier lui a déjà valu de briser sa vie de couple, ce qui n'a pas suffit à le raisonner. Il y a quatre ans, Piet était encore fiancé et il se serait marié s'il n'avait pas été si égoïste, s'il n'avait pas répondu à celle qu'il était censé aimer qu'elle ne passerait pas avant sa carrière. Il lui arrive de regretter les six années passées aux côtés d'Elisa, de songer qu'il a sacrifié sa vie privée pour réussir à obtenir son emploi et sa situation confortable, mais lorsqu'il constate à quel point son travail a porté ses fruits et que les affaires tournent bien, Piet se dit qu'il ne peut pas trop s'en vouloir. Son ex-fiancée, qui était française, est retournée dans son pays natif peu de temps après leur rupture. Il n'a plus reçu de nouvelles de cette femme, d'abord parce qu'il n'a pas assez fait l'effort de la contacter, comme s'il regrettait d'avoir causé l'anéantissement de leur couple, ensuite parce qu'Elisa a définitivement tourné la page et a refait sa vie avec un autre homme. Le temps passe, bouscule l'ordre des choses et Piet se suffit à suivre son petit bonhomme de chemin comme il vient.

▬ "Parisian skies, shadows beneath your eyes."

Un minuscule nuage de vapeur virevolte au-dessus du café encore chaud. Piet adore l'odeur de cette boisson et serait incapable de passer un matin sans l'apprécier. Il se saisit de sa tasse et s'assure que son café a assez refroidi avant d'en boire une gorgée. Un instant plus tard, il prend une tranche de pain sur laquelle il tartine du beurre et de la confiture. C'est un petit-déjeuner tout à fait français, une habitude qu'il a prise après avoir vécu pendant cinq ans à Paris. Quand il avait dix-neuf ans, Piet s'est installé chez une amie de sa mère pour poursuivre des études d'expertise et du commerce de l'art. Il a baigné durant toute son enfance et toute son adolescence dans ce domaine car sa mère était professeur d'histoire de l'art et l'emmenait régulièrement dans des musées ou des galeries. Quand il est devenu adulte, le plus grand rêve de Piet était de se rendre à Paris, cette ville qui fut un nid d'artistes entre les deux guerres. De la capitale française, il n'en garde que des bons souvenirs : l'excitation de découvrir un nouveau pays, d'apprendre une nouvelle langue, de parcourir des rues riches d'histoires et de rencontrer des personnes capables d'influencer en bien sa vie. C'est à Paris que Piet a aussi rencontré Elisa. À cette époque, ils avaient vingt ans tous les deux, se sont fiancés trois ans plus tard puis, à la fin de leurs études en 2011, sont retournés à Londres avec l'intention de se marier. C'aurait été un parcours de vie plutôt classique, mais Piet en rêvait à cette époque. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un lointain désir qu'il ne possède plus. Les gens s'inquiètent souvent du désintérêt que le jeune homme porte à sa vie amoureuse, parfois ils essaient de lui mettre la pression en lui répétant qu'il a atteint la trentaine d'années et qu'il finira par regretter de vivre seul. Piet s'en contrefiche. Il possède des amis, de la famille, et tous sont assez présents pour lui, pour qu'il n'ait pas envie qu'une personne devienne plus importante que toutes les autres. C'est un homme seul et c'est un homme heureux, qui s'ennuie certes parfois. Tandis qu'il avale sa dernière bouchée de pain, Piet pose son regard sur le tableau suspendu au-dessus de sa table à manger. C'est un tableau d'inspiration futuriste, qui représente de façon abstraite un train qui passe et une silhouette étrangement immobile. La première fois que Piet l'a vu, il lui a aussitôt rappelé Les adieux d'Umberto Boccioni. Chaque matin, après son petit-déjeuner, il reste un instant à contempler cette œuvre car ça l'apaise et lui donne l'impression que sa journée sera bonne. C'est un petit rituel auquel il tient beaucoup, une énième façon de se dire que tout va pour le mieux.

▬ "London calling to the faraway towns"

Pendant que Joe Strummer se déchaîne, Piet se redresse de sa chaise puis débarrasse la table en sifflant la mélodie de London Calling. Quand il a terminé, il attrape son téléphone, lit le nouveau message qu'un artiste qu'il va prochainement exposer vient de lui envoyer et prend le temps de lui répondre. Il n'a pas officiellement commencé sa journée de travail que Piet s'y attèle déjà. Il est bientôt neuf heures et quart au moment où il envoie sa réponse, ce qui lui laisse à peine le temps de faire le trajet de Shoreditch jusqu'à la galerie d'art, près de Hyde Park. Le jeune homme sursaute en voyant l'heure, se dirige d'un pas pressé jusqu'à sa salle de bain pour se laver les dents, mettre ses lentilles de contact et s'assurer qu'il est bien coiffé. Il déteste devoir courir pour se rendre au travail, mais puisqu'il perd toujours trop de temps à répondre à ses messages ou à ses appels le matin, il lui arrive régulièrement d'arriver pile à l'heure pour ouvrir la galerie. La ponctualité n'a jamais été le point fort de Piet. Enfiler un manteau et ses chaussures impeccablement cirées, héler un taxi, s'installer au fond de son siège en attendant d'atteindre son point de destination, saluer sa collègue, préparer les expositions à venir... Cette nouvelle journée sera comme toutes les autres, un éternel recommencement. Un mode de vie que certaines personnes pourraient trouver ennuyant, répétitif, mais qui convient parfaitement à Piet. Depuis qu'il est revenu à Londres il y a sept ans, seule la vie professionnelle du jeune homme a évolué. Il a atteint ses objectifs, vit dorénavant de sa passion, entouré de ses proches et notamment de ses parents qui sont toujours à Londres et l'aident dès qu'il en a besoin. Il est persuadé que sa vie est idéale, qu'il ne lui manque rien, que tant que ça ne changera pas tout ira bien. En soit, un semblant de bonheur.