I may be crazy, don't mind me | Sasha A. Wells

« Et toi Sasha ? Comment vis-tu cette situation ? »

La jeune fille était concentrée, les yeux rivés sur la tache de café sur le tapis crème qu’on avait essayé de dissimuler à l’aide d'un pot orné par une espèce de fougère mal en point, et ce depuis le début de la séance.
Elle releva la tête. Son regard se posa sur sa mère assise à côté d'elle sur le canapé. Elle lui adressa un sourire bienveillant, puis se tourna vers le fauteuil situé en face d'elles.
La personne qui s'y tenait était un vieil homme d'une soixantaine d'années qui en paraissait bien quatre-vingts. Sa barbe grisonnante était ternie par le jaune, sans doute fumait-il.

« Oh, moi, vous savez.. Je le vis bien.  Vous devriez plutôt vous concentrer sur ma mère. C’est elle qui a un problème avec ça. »

« Tu sais Sasha, on est là pour parler tous les trois. Ta maman ne vit pas forcément bien le fait que ton père vous ait laissé, mais je pense que toi non plus, je me trompe ? »

Eh voilà. Toujours la même rengaine : « comment vas-tu ? », « es-tu triste ? », « confies-toi si tu en as besoin », « tu ne veux pas aller voir un psy comme ta mère ? » Encore une fois on demandait à Sasha de parler, d’exprimer ses sentiments. Le problème c’est qu’elle ne ressentait rien.
Oui, son père est parti avec une fille qui a à peine 2 ans de plus que sa propre fille ; oui, il a pris ses affaires et est monté dans un avion en direction de sa terre natale : l’Amérique. Et oui, il a laissé sa femme et son enfant sans le moindre regret. Mais est-ce que cela atteignait la blondinette ? La réponse était toujours la même : non.
Enfin, peut-être que ça l’atteignait un peu au fond, mais elle n’avait pas le temps de s’occuper de ses sentiments refoulés. Sa mère était sous antidépresseurs depuis le fameux départ et elle ne faisait plus aucune activité depuis, elle était en arrêt maladie et n’avait toujours pas reprit le boulot. Sasha avait même dû trouver un travail pour l’aider au mieux. Pour payer les médicaments et la nourriture, la jeune fille s’était trouvé un travail de barmaid dans un bar typique de Londres : « The Camel Pub ». A côté de ça, elle faisait des études de journalisme à l’Université de Kent.

Elle tenta de rassurer les personnes présentes dans la pièce.

« A quoi cela servirait que je me morfonde ? Je vais bien je vous assure. »

« Ma chérie, c’est gentil de m’avoir accompagné à ma séance, mais j’ai demandé à ce que tu viennes pour que toi aussi tu puisses t’exprimer. »

Sasha regarda sa mère. Il s’agissait d’une grande femme aux cheveux blonds tenus en bataille dans un chignon. Elle était belle, on ne pouvait pas le nier. Mais elle était maigre. Si maigre. Depuis que son mari l’avait quitté elle avait perdu près de 10 kg. Elle n’avait plus que la peau sur les os, et elle refusait de manger. Sasha tentait vainement de lui faire la morale mais elle n’en fait toujours qu’à sa tête. Sa robe rouge qui lui allait si bien à l’époque était bien trop lâche désormais. On pouvait voir malgré la maigreur et le teint pâle la beauté et le caractère trempée de la dame. Elle venait d’une lignée de nobles, et cela se voyait à sa façon de se tenir : le dos droit, les jambes en tailleur, et la bouche pincée.

Sa fille, quant à elle, était affalée dans le canapé. Elle jeta un coup d’œil rapide au psy qui la fixait par-dessus ses lunettes, souffla puis se redressa.

« Bien ! Vous voulez savoir comment je me sens ? Je suis.. »

Elle marqua une pause en baissant les yeux puis continua :

« Fatiguée. Oui, c’est cela. Fatiguée. J’ai l’impression que mon corps entier pèse plus lourd chaque jour et que mon esprit est obligé de le trimballer comme un boulet.»

La femme en robe rouge se tourna vers l’homme qui continuait de fixer Sasha.

« C’est ce que je vous disais la dernière fois Monsieur Bellington. Elle ne va pas bien. »

Cette remarque agaça la jeune fille qui se leva brusquement et remis une mèche indisciplinée en la coinçant derrière son oreille.

« Je vais bien. Je suis fatiguée car je dois travailler jusqu’à 2 voire 3 heures du matin et qu’en ce moment j’ai de nombreux examens. Maintenant vous m’excuserez, mais mon service commence dans ½ heure. »

Elle prit son sac, ouvrit la porte, puis se tourna une dernière fois pour sourire à sa mère.

« On se voit à la maison, bonne séance mam’s. »

Elle salua d’un coup de tête Monsieur Bellington, puis claqua la porte derrière elle.
En réalité, elle en avait marre d’entendre parler de son père. Cela faisait déjà 6 mois qu’il avait tracé sa route. 6 mois. Comme le temps passait vite.