C'est un jeudi soir, la maison Vance sent le chocolat, plongée dans le noir. La nuit tombe mais Victoria n'a allumé aucune lumière. Il suspend son manteau dans l'entrée. Dans la cuisine, il y a des cookies posés en évidence sur une assiette. Ils sont froids. Il en attrape un et mord dedans, plus par habitude que par réelle envie. Il allume quelques lampes dans le salon et le couloir. Il monte les escaliers en mâchant. Il dit :
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Viky ? La porte de leur chambre est entrouverte. Il la repousse doucement contre le mur et ça grince légèrement. Il se dit qu'il devrait graisser un peu les gonds ; c'est un son irritant. Il fait sombre. Il distingue la silhouette de sa femme, étendue toute habillée sur l'édredon. Il y a des papiers éparpillés sur le sol. Il pense qu'elle s'est endormie en faisant du rangement dans ses classeurs. Il s'avance pour la secouer doucement. Il marche sur une enveloppe qui se colle à sa semelle. Il la retire d'un geste agacé et plisse les yeux pour déchiffrer dans le noir ce qui y est inscrit.
Un courant désagréable lui parcourt l'épine dorsale.
Il écrase l'interrupteur du plat de sa main et la lumière jaillit dans le plafonnier avec un petit 'clic' qui résonne dans le silence. Sur le sol, toutes les lettres sont jetées en éventail. Toutes lues, toutes froissées. Une centaine de missives, avec les dates, avec les mots d'amour, avec les baisers et les manques, avec les espoirs et les attentes. Des morceaux d'oxygène, sa chaleur, qu'il avait enfoui dans des monceaux de vêtements, entre les pages de ses livres.
Il y a le pull en cashmere aussi, le gant en cuir, le briquet en argent gravé, un bouton de manchette en ivoire sculpté, le petit livre corné avec le nom inscrit sur la couverture en encre jaune, lettres rondes et faute d'orthographe "cette ouvrage à part tient à Julian Belton". Et là, dans la lueur large et blanche du plafond, tout son amour si bien enfoui, si bien entouré de secrets, si chaud et réconfortant dans les recoins sombres : fouillé, retourné, jeté en tout sens, exhibé. Son amour d'homosexuel devenu vulgaire et hideux à même le sol de sa chambre conjugale.
Sur la table de chevet côté Viky, entre la crème pour les mains, son poudrier et le romans qu'elle n'a pas encore fini, la grande boîte de Marchand de Sable est vide. Charlie se l'était fait prescrire par un ami à la clinique, la nouvelle formule un peu surdosée à utiliser avec beaucoup de prudence et de parcimonie.
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King's College hospital a une odeur de maladie et de chagrin, un haut le cœur de médicaments. Charlie est à côté d'elle quand elle se réveille. Elle ouvre les yeux, encore groggy, hébétée par sa présence dans ce lit d'hôpital. Elle le regarde et se met à pleurer. Elle se roule en boule sous les draps en coton blanc, elle gémit comme un animal blessé, elle suffoque et refuse qu'il la touche. Elle dit : "comment t'as pu ?
Comment t'as pu ?". Il n'a pas de réponse. Sa gorge le brûle. Ce vieux monstre d'amour qu'elle avait un jour planté dans son ventre laisse échapper de longs sanglots qui écorchent ses entrailles.
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Il passe des heures à côté d'elle, à lui serrer la main, à recevoir son expression brisée, le cœur repentant, les artères en réceptacle de sa douleur à elle. Elle pleure beaucoup. Elle est livide et choquée. Elle ne comprend pas. Elle ne parle que pour lui dire de partir. Pour lui assurer qu'elle ne veut pas de sa pitié. Pour cracher sur son expression coupable. Pour murmurer qu'elle aurait préféré y rester, qu'il n'aurait pas dû se donner la peine de l'amener aux urgences. Et ça revient, comme une litanie d'impuissance circulaire.
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Je comprends pas. Comment t'as pu ? Je comprend pas... Circulaire et impuissante litanie.
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Comment t'as pu ? Je comprends pas... Comment t'as pu ?_________________
Ils essayent de s'expliquer. Ce n'est pas évident. Ses yeux fuient comme des nuages plein d'eau. Il lui dit je suis tellement désolé, je ne voulais pas te faire de la peine. Elle réplique c'est trop tard, tu m'as cassée. Et ses yeux fuient encore, imbibent des dizaines de mouchoirs comme des flocons humides autours d'elle. Il dit qu'elle avait l'air de l'accepter, elle l'avait expliqué elle-même. Elle réplique qu'elle n'aurait jamais imaginé...
Elle reprend son souffle, et dit qu'elle pouvait aisément le supporter en pensant que ce n'était qu'une aventure, du sexe de la quarantaine en crise. Elle imaginait une petit infirmière arriviste, jeune, souriante, des yeux languides et un petit bouton de nacre qu'il n'était pas nécessaire d'ouvrir sur son chemisier. Mais c'est un homme, et je ne peux pas rivaliser avec un homme. Et ça dure depuis notre mariage ou même avant, pas vrai Charlie ? C'est une putain d'histoire d'amour, celle de ta vie, la vraie, hein, Charlie ? Je suis une potiche pour toi, n'est-ce pas, Charlie ? Tout ce que tu voulais faire avec moi, c'était jouer au papa et à la maman. J'étais ton satellite quand lui était ton vrai soleil et tes étoiles. Ça fait des années que tu me cocufies dans ton cœur comme la dernière des crétines.
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J'espérais vraiment crever tu sais, t'emmerder de toute ma mort, te rendre incapable de te regarder en face pour le reste de ta vie. Tu me rend malade. Je me sens tellement conne. J'ai donné tout mon amour à un pédé. Je veux divorcer. Les jolies choses
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